Venise n’est pas encore sortie de l’auberge

Voyage au cœur de la résistance vénitienne qui s’oppose à la disparition de la vie civique et résidentielle du centre-ville. Touchés par des problèmes de toute sorte : hautes eaux, grands navires, tourisme, humidité, loyers hors de prix et manque de travail, la vie n’est pas un long fleuve tranquille pour les résidents vénitiens, mais plutôt un océan en tempête. Alors, face au silence des institutions, coupables de trop favoriser les grands investisseurs, les Vénitiens s’organisent et reprennent l’usufruit de facto des logements sociaux. Comment ? En défonçant la porte !

En 1422, à son apogée, la sérénissime comptait 199  000 habitants. À la chute de la république en 1797, il ne restait que 141 000 résidents, chiffre qui reste plus ou moins stable jusqu’en 1960 (145 000 habitants exactement). Ensuite, c’est la chute libre : 111 550 en 1970, 95 222 en 1980, 78 165 en 1990, 66 386 en 2000. Aujourd’hui, Venise est passée en-dessous de la barre des 55 000 habitants, un chiffre symbolique qui éveille la résistance et la révolte des derniers résidents. La pharmacie historique Morelli, située en Campo San Bortolo, a installé dans sa vitrine un compte à rebours électronique des habitants du centre-ville. Chaque jour la moyenne est de trois Vénitiens qui abandonnent la lagune pour aller s’installer en terre ferme. La ville s’est progressivement dépeuplée et à ce rythme, elle deviendra bientôt une ville fantôme. On assiste à la fermeture des commerces de proximité : les bouchers, les boulangers, les cordonniers mettent la clé sous la porte. Dans les quartiers populaires, on voit de moins en moins de gens qui se promènent ou d’enfants qui jouent au ballon. Les volets fermés augmentent sans cesse. Et pourtant, ce n’est pas l’espace qui manque.

Face à la crise du logement les Vénitiens font bon ménage

À Venise, je suis hébergé par Gaia et Marco, deux jeunes chômeurs qui vivent dans une maison occupée, au troisième étage d’un bâtiment dans le quartier de Cannaregio, à quelques centaines de mètres du touristique ghetto. La maison a été occupée pour la première fois en 2002, sur l’initiative du collectif ASC (Assemblea Sociale per la Casa, Assemblée Sociale pour la Maison), un des groupes les plus actifs en ville sur la question de la résidence. Depuis ce temps, elle a été habitée par plusieurs locataires. Gaia y est entrée en 2007, Marco il y a un an seulement. La maison est officiellement tenue par l’ATER : l’institution italienne qui s’occupe de la gestion des logements sociaux et de leur distribution aux ayants droit. Mais comment fait-on pour occuper une maison ? C’est assez simple : on demande à un voisin d’ouvrir la porte du bâtiment, on monte les escaliers, on défonce la porte de l’appartement vide, on s’y installe à plusieurs, on résiste au premier assaut de la police et ensuite on attend que le facteur livre l’avis d’expulsion tous les six mois. « La seule chose qui semble leur tenir à cœur est de faire respecter la légalité, surtout quand on approche des élections municipales, m’explique Gaia avec ironie. Pendant la campagne électorale les avis d’expulsion nous arrivent tous les mois, après cela ils nous oublient à nouveau. D’ailleurs, nous payons les factures et dernièrement nous avons rénové à nos frais le système électrique de la maison. Si ce n’était pas fait par les occupants, plusieurs maisons seraient désormais inhabitables. »

En ville, cette situation n’est pas une exception, m’explique Gaia alors que nous nous installons dans la cuisine et que la cafetière à l’italienne commence à siffler : « Dans l’appartement d’en face, vivait une personne âgée. Celle-ci a gardé pendant des années les bâches en plastique qui recouvraient les meubles et le canapé. La maison avait besoin d’une importante rénovation, mais l’ATER n’a jamais entrepris les travaux. Finalement, en 2007, M. D’Ambrosio est mort et l’appartement est resté vide. Personne n’a jamais repassé le seuil. » Dans la ville aux loyers les plus chers d’Europe, où trouver un lit pour la semaine du carnaval est impossible sans sortir le chéquier, il y a donc des résidences inhabitées depuis près d’une décennie. « Dans le bâtiment en face, il y a deux appartements vides. Seulement dans notre rue, il doit y en avoir au moins une douzaine. Parfois, les gens épuisés par des emplois précaires et des loyers exorbitants occupent les appartements. Faire un compte rendu exact de la situation est difficile : il y a plusieurs associations, toutes informelles, qui aident les Vénitiens dans l’occupation des appartements et souvent les familles préfèrent rester discrètes et garder le silence sur leur situation. L’ASC gère près de cinquante appartements, mais les seuls qui peuvent avoir une vision globale sont l’ATER et la police locale, et ils ne diffusent pas les données au public. »

Les personnes âgées meurent seules et les jeunes migrent vers le continent. C’est la tendance irréversible des dernières décennies. Les hivers sont froids à Venise. L’humidité pénètre dans les murs, sous les draps, les vêtements moisissent dans les placards. Les loyers moyens sont plus élevés que le salaire minimum. Les vaporettos sont constamment combles de touristes et il est désormais impossible de trouver un restaurant avec des prix « normaux ». Plus qu’une vie, celle des Vénitiens est une routine de résistance et de combat.

Les loyers moyens sont plus élevés que le salaire minimum. Plus qu’une vie, celle des Vénitiens est une routine de résistance et de combat.

Avec Gaia comme guide, je suis les activités de l’ASC. Ils distribuent des flyers pour annoncer la réunion qui aura lieu la semaine prochaine, sur le thème de la maison. Plusieurs associations citoyennes, de différentes couleurs politiques, ont décidé de participer pour trouver une solution commune. Venise comptera bientôt moins de 50 000 habitants, ce n’est plus le temps des débats et des diatribes politiques : face à l’avancée de la ville-musée, il faut lutter tous ensemble. À côté du flot ininterrompu de touristes allant vers la Piazza San Marco, se forme un noyau d’insurgés vénitiens. Une dame à la retraite s’éveille : « L’ATER voudrait me faire déménager vers une maison beaucoup plus petite. Un studio tellement minuscule qu’il me paraît être une niche funéraire. Mais le loyer, quant à lui, ne changera pas. Cela, bien évidemment, sans aucun remboursement pour tous les travaux d’aménagement que j’ai payés avec mes économies. » Un jeune travailleur participe aussi à la discussion : « Avec un salaire de 1200 euros ce n’est pas facile de joindre les deux bouts à la fin du mois, grogne-t-il. Depuis que mon fils est né, moi et ma femme avons du choisir entre déménager ailleurs ou occuper une maison en lido. Je suis né dans cette ville et je prétends que le futur de mon fils est ici. » Sur ce point bien précis, tous les résidents semblent être d’accord. Ce qui fait défaut est la volonté politique de faire changer les choses. L’intérêt des institutions est davantage tourné vers les gains engendrés par l’industrie du tourisme.

Les casettes ont une âme subversive

Les casettes, c’est le surnom d’un quartier populaire historique sur l’île de la Giudecca. Quand je descends du vaporetto, je retrouve Pasquale, un jeune immigré sicilien, en quête de travail depuis quelques années à Venise. « La Giudecca est l’île où l’industrie lourde vénitienne a vu le jour au début du siècle dernier, raconte-t-il, alors que je perds tout repère dans le dédale des ruelles étroites. La première délocalisation ici a été vers Porto Marghera, mais la Giudecca est avant tout un quartier ouvrier. Les casettes s’appellent ainsi, car ce sont de très petites maisons, d’une ou deux pièces au plus. Elles ont été conçues pour les ouvriers de la Giudecca, construites pendant le fascisme, qui a interrompu les travaux lors de la seconde Guerre mondiale. Ce fut la première occupation illégale du quartier, faite par les pauvres et les réfugiés vénitiens qui, lors de cette période tragique, se retrouvaient sans abri. »

La maison où vit Pasquale était dans un pire état quand il a défoncé la porte : « Cet appartement a été inhabité pendant plus de dix ans et la mousse avait recouvert les meubles, le lit et les murs. J’ai tout gratté avec une spatule. Le jardin à l’extérieur était couvert d’un bosquet d’arbrisseaux. Lorsque les ouvriers de l’ATER ont fermé la maison, ils ne se sont même pas donné la peine de fermer les rubines de gaz qui sont restées ouvertes toutes ces années. Il aurait suffi d’une petite fuite pour tout faire sauter. » Pasquale m’amène saluer quelques-unes des familles qui vivent dans des maisons occupées. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce ne sont pas que de jeunes étudiants ou des hippies qui percent les entrées des baraques, mais surtout des travailleurs de tout âge ou des familles avec des enfants. C’est le cas de Marika, Marco et la petite Caterina, leur fille de 12 ans. Ils travaillent tous les deux au marché aux poissons du centre-ville. Avec ce qu’ils gagnent, ils n’ont pas les moyens de se payer un loyer en centre-ville. Mais avec deux salaires dans le foyer, ils dépassent les critères d’attribution des logements sociaux de l’ATER. « Ils sont le bon exemple de la classe moyenne appauvrie par la crise économique, conclut Pasquale. Selon les statistiques et pour les administrations, c’est une famille aisée, mais en réalité dans une ville comme Venise, ils luttent pour survivre. »

Au fil des ans, les casettes sont aussi devenues la scène de quelques légendes urbaines, comme celle du gentleman cambrioleur, Vicenzo Pipino, le Vénitien connu pour « voler aux riches et donner aux pauvres ». Il vit aujourd’hui encore dans une maison populaire des casettes. Pipino a plusieurs fois payé pour ses crimes, mais n’a jamais trahi ses idéaux : « Voler aux riches n’est pas un crime. Avec tout le butin que j’ai eu dans mes mains, j’aurais pu être un millionnaire. Mais je vis ici dans un immeuble partagé, a-t-il déclaré récemment à un journal local. Escalader les édifices a toujours été ma spécialité. Je me souviens d’une fois où une dame âgée, qui exhibait une fourrure exorbitante, cria dédaigneusement contre un SDF qui faisait la manche d’aller se chercher un travail plutôt que de demander l’aumône. Je l’ai suivie. J’ai repéré sa maison et, pendant un mois, j’ai pris note de ses habitudes. Enfin, quand j’ai été prêt, j’ai vidé son appartement. »

La précarité avance sur les pilotis

À Venise, au problème du logement s’ajoute celui du travail  : l’offre est précaire et presque toujours provisoire. En outre, la récente loi sur l’emploi de Matteo Renzi, le Jobs Act, a augmenté à huit les mois de travail nécessaires pour avoir droit au chômage et beaucoup risquent maintenant de perdre leurs allocations. Le nouveau maire de Venise, Luigi Brugnano, élu grâce aux votes des habitants du « continent », encourage des politiques libérales, qui donnent plus de libertés aux grands hôtels, aux installations touristiques et qui facilitent encore l’accès des grands navires de croisière dans le bassin de San Marco.

À Venise, au problème du logement s’ajoute celui du travail : l’offre est précaire et presque toujours provisoire.

Les conséquences de ces politiques libérales, comme cela est souvent le cas, tombent sur les épaules des plus faibles. « Huit appartements dans le quartier de Cannaregio, rénovés par l’ATER avec des financements publics pour pouvoir héberger les travailleurs saisonniers qui viennent de l’extérieur, ont été donnés en gestion à l’association des hôteliers italiens. Cependant, les appartements n’ont jamais servi à personne et c’est peut-être mieux comme ça. Les employeurs ont un pouvoir total sur les travailleurs non qualifiés et ceux qui se plaignent des conditions de travail risquent de perdre en même temps l’emploi et le logement. Qui parle trop risque de se retrouver sous un pont », explique Gaia. La croissante précarité des emplois menace de dégénérer en guerre entre riches et pauvres. Si cela est le cas dans toute Europe, c’est à Venise que le conflit est le plus flagrant.

Sous les cendres du phénix vénitien

Les Vénitiens désireux de rester sur l’île se défendent également à travers la culture, en profitant des grands événements et des institutions déjà présentes dans la ville, avec par exemple la Biennale d’Art. Marco est un des travailleurs de la Rebiennale, une association de jeunes créatifs et architectes vénitiens qui recyclent le matériel des grandes expositions artistiques à Venise. Je parle avec lui au laboratoire occupé Morion, le seul squat du centre-ville de Venise : « La Biennale démantèle les expositions et tout termine à la déchetterie. C’est du gâchis. Beaucoup d’équipements pourraient avoir une deuxième vie. Une folie, si l’on considère que la Biennale occupe les milliers de mètres carrés d’espace de l’arsenal. Les fondateurs du projet Rebiennale ont obtenu la permission de retirer et récupérer les structures qui ont servi pour certains pavillons. L’année dernière, nous avons eu la chance d’obtenir le pavillon allemand, un des plus grands. Avec tout le bois que nous avons récupéré nous avons pu restaurer plusieurs appartements de l’ASC. Tout l’aménagement intérieur du Sale Docks, par exemple, a été lui aussi construit avec ces mêmes planches en bois. »

Le Sale Docks est un espace indépendant, dédié aux arts visuels, qui fait partie du réseau de l’ASC et du laboratoire occupé Morion. « Le bâtiment du sel était l’un des plus importants durant l’époque de la sérénissime. Les épices importées d’Asie étaients stockées ici. Un autre grand espace qui, sans l’initiative citoyenne vénitienne, serait loué à des prix exorbitants pour des événements privés. Aujourd’hui, au Sale Docks nous organisons des expositions, des débats publics et des soirées culturelles », détaille Marco Baravalle, un des activistes les plus connus de la ville.

Mon voyage dans la Venise des résidents et des espaces occupés se termine à la « maison du gardien » de la Cà Bembo, un des départements de l’université de Venise. Ce jardin d’environ 2 000 mètres carrés a été libéré des ronces et mis à disposition de la population et des étudiants. On y trouve également deux salles de classe et une salle de répétition, ouvertes à tous. Si Venise n’est pas encore sortie de l’auberge, l’espoir demeure que les efforts de la vie citoyenne ne se terminent pas par un coup d’épée dans l’eau de la lagune.

Samuel Bregolin

Illustrations par Stefania Arcieri

Le mouvement No Grandi Navi

À Venise, tous les plus âgés connurent la “Acqua Granda”, les plus hautes eaux du siècle, qui ont submergé la ville et obligé à mettre en sécurité la population sur le continent. En cause, les gros navires qui, à cette époque, commençaient à traverser le canal de la Giudecca. Pour le plaisir de quelques milliers de touristes, on risque de causer de sérieux problèmes à la ville, à son patrimoine artistique et de remplir d'eau les bottes des Vénitiens.
Comment cela se passe-t-il ? Les plus gros navires qui traversent le centre-ville de Venise ont une longueur de 333 mètres, font 38 mètres de large pour 67 mètres de hauteur. Dans le centre-ville de Venise les plus hauts bâtiments comptent trois ou quatre étages, et font en moyenne pas plus de 20 mètres de hauteur, soit moins de la moitié des plus imposants bateaux.
De plus, avec leur quille majestueuse les gros navires bougent les sédiments au fond du canal de la Giudecca, qui se remplit progressivement. La pollution créée par un gros navire est comparable à celle de 14 000 voitures en 24 heures et les vagues de retour abîment les quais de la ville.
Le naufrage du Costa Concordia près de l’ile de Giglio le 13 janvier 2012 avait marqué les esprits. Cet incident qui a fait le tour du globe a entraîné une réforme électorale sur le trafic maritime touristique en Italie qui, entre autres, interdit l’accès de gros navires dans le bassin de San Marco.
Hélas, la mise en exécution de lois n’est pas le point fort des institutions italiennes, comme à Venise où elles ont trop peur de faire quoi que ce soit contre le tourisme international. En réaction, les citoyens se sont organisés en créant le mouvement “No Grandi Navi”. Il regroupe plusieurs associations citoyennes, des organisations non gouvernementales et de simples résidents du centre-ville fatigués de voir l’effondrement de leur île bien aimée.
Le mouvement “No Grandi Navi” organise tous les ans au début et vers la fin de l’été, deux grandes manifestations qui remplissent les quais du bassin de San Marco. Des centaines de petits bateaux occupent alors le canal de la Giudecca, essayant d'empêcher, ou au moins de retarder, le passage des gros navires.
S.B.