Sahra Halgan, la voix du combat du Somaliland

A chacun de ses concerts, Sahra Halgan tient un drapeau qui pourrait rappeler celui de l’Iran, sauf qu’une étoile noire trône en son cœur. Ce drapeau est celui de la République du Somaliland, la patrie de Sahra. Un pays indépendant depuis 1991 mais non reconnu par la communauté internationale. Elle se bat pour porter la voix de son pays et veille à sauvegarder la culture somalilandaise : « Chaque concert est un peu une goutte d’eau. »

La lumière du projecteur réchauffe son visage. Le micro dans une main, le drapeau du Somaliland serré dans l’autre, Sahra Halgan chante et milite à la fois. Son public ne comprend pas forcément les paroles. Peu importe. Elle se bat pour la reconnaissance de son pays. En chanson, Sahra Halgan se veut ambassadrice culturelle du Somaliland. Si vous n’avez jamais entendu parler de cette nation indépendante et en paix depuis 1991, c’est d’abord parce qu’elle n’a jamais été reconnue par le comité international.

Le drapeau que tient Sahra résume assez bien son pays. Il est un peu taché parce qu’il a déjà beaucoup voyagé. Il est composé de trois bandes horizontales des couleurs panarabes, soit verte, blanche et rouge. Au centre du drapeau, dans la bande blanche, une étoile noire à cinq branches représente les cinq régions peuplées par les Somalis : Djibouti, Kenya du Nord-est, l’Ogaden, la Somalie et le Somaliland. Dans la bande verte est inscrit la chahada (la profession de foi de l’islam) en lettres blanches, comme sur le drapeau de l’Arabie Saoudite. « Le Somaliland est un pays 100% musulman, mais c’est surtout un pays en paix », confie Sahra Halgan.

Sahra la combattante

« Quand l’être humain décide de faire, tout est possible, mais c’est plus simple de détruire que de construire. » C’est une des premières phrases que glisse Sahra, en préparant un mauvais café soluble dans son minuscule studio qui fait office de salle de répétition à Lyon. Elle est de retour seulement quelques jours en France et prépare son prochain voyage. Avec son groupe Sahra Halgan Trio, elle reprend la route, ou plutôt l’avion, dès le lendemain pour une tournée en Chine.

« Je suis née à Mogadiscio (capitale de la Somalie, ndlr). » Enfin, ça, c’est pour la version officielle. Sahra Halgan est en fait née à Hargeisa, la capitale du Somaliland, en 1969, « mais il faut toujours dire Mogadiscio car c’est le seul endroit où tu peux avoir un passeport ».

Elle est née dans un pays, la République démocratique Somalie, réunissant le protectorat britannique (aujourd’hui Somaliland) et la Somalie italienne. Elle est surtout née l’année du coup d’État de Siad Barré qui a imposé une dictature militaire pas immédiatement perçue comme telle. Il a instauré la Deuxième République, décrétant l’égalité des citoyens et la gratuité des soins et de l’éducation. Mais si, sur le papier, tout cela est très beau, il faut toujours se méfier d’un militaire arborant une magnifique moustache en brosse à dents que n’aurait pas renié Adolf Hitler. Son règne vire rapidement au culte de la personnalité, au grand dam des citoyens et de Sahra : « Les cinq premières années ça a très bien marché. Après, ça a été horrible. C’était le cercle vicieux. Il tuait les intellectuels qui étaient contre lui pour faire comprendre que c’était lui qui commandait. »

« Elle chante et elle soigne ! »

En bon dictateur, Siad Barré a de plus en plus d’ennemis.La résistance s’organise et la guerre finie par éclater entre le SNM (Somali national mouvement) et le dictateur Siad Barré, le 27 mai 1988. Le conflit fut particulièrement sanglant. En 1988, le gouvernement de Siad Barré bombarde la ville de Hargeisa au point de la détruire à 90 % tout en faisant des milliers de morts. Alors peu à peu, Sahra s’est improvisée infirmière : « Quand il faut soigner les gens tu n’as pas besoin de diplôme pour le faire. Je n’étais pas infirmière mais je suis malheureusement devenue spécialiste. J’ai soigné les blessés de guerre à Salaxley. On coupait des morceaux de tissus pour faire des pansements. On n’avait pas de médicament, on n’avait rien. Alors le soir on chantait. » Soigner n’était pas sa seule manière de résister. Elle a pris son courage à deux mains et est allée chanter dans une radio clandestine nommée Radio Halgan soit Radio combattante. C’est de là qu’elle tient son surnom et accessoirement son nom de scène: « Je chantais en direct à la radio des choses comme “Réveillez-vous ! Défendez-vous ! N’aillez pas peur ! Tant qu’à mourir, autant mourir dignement”. J’allais dans les camps de réfugiés pour chanter “défendez-vous, ne restez pas dans des camps”. Les gens m’écoutaient et on repartait avec des camions plein de gens prêts à se battre. J’ai chanté pour donner du courage. Les chants, parfois, c’est des armes très très lourdes. Quand tu chantes tu peux trouver 200 ou 400 hommes qui se battent pour vous. »

Je faisais des rêves où la terre était en feu et au lieu que la pluie ne vienne calmer les flammes, du sang tombait du ciel et venait attiser les flammes.

Accompagnée d’un joueur de oud, Sahra est ainsi devenue une icône, la voix de la résistance au Somaliland. Du courage, pourtant, il en fallait d’autant plus pour chanter dans ce pays musulman : « Une fille qui chante c’était très mal vu. Je n’avais pas le droit. Mais ma mère a fini par accepter. Elle a dit “tant qu’elle ne fume pas, elle a le droit de chanter. Elle chante et elle soigne !”»

« On commençait à s’entre-tuer »

Le 18 mai 1991, le Somaliland prend son indépendance. « A la base, ce n’était pas le but de se séparer. Notre rêve était de réunir les cinq Somalies pour former une grande Somalie (NDLR : La Grande Somalie était l’idée du regroupement des territoires habités par les peuples qualifiés de somalis de la Corne de l’Afrique, comprenant : le Djibouti, la région de l’Ogaden en Éthiopie et la province nord-est du Kenya). Je suis sûre que ça aurait pu marcher. Mais une fois Siad Barré écarté le SNM a fait comme si on n’existait pas. Alors, on a pris notre indépendance. »

Une période qui reste en travers la gorge de Sahra : « Après la guerre, ça a éclaté entre nous. L’avion qui devait nous protéger nous bombardait. Et personne n’est venu à notre secours. Quand j’ai vu qu’ensemble on commençait à s’entre-tuer… J’étais dégoûtée et ça devenait risqué. Pourquoi faire autant de morts si à la fin c’est ça ? » Sahra décide alors de fuir son pays.

Destination Angleterre, atterrissage France

Alors qu’elle voulait rejoindre l’Angleterre en 1992, elle obtient le statut de réfugiée politique en France, à Lyon : « J’ai écouté les conseils des policiers français qui me disaient qu’il valait mieux rester et je me suis installée en France. J’ai attendu mes papiers exactement 2 mois et 27 jours. »

A ce moment-là, elle ne chantait plus. « Mon souci c’était de vivre et après d’aller chercher mes enfants. Je ne pensais pas au Somaliland. » Elle parviendra tout de même à réunir sa famille à la fin de l’année 1994 : « J’ai réussi à faire venir mes trois enfants. Quatre autres sont nés ici. »

Le Somaliland étant un ancien protectorat britannique, Sahra ne parlait pas un mot de français : « J’avais 22 ans quand je suis arrivée. Je ne parlais pas français. Dans un centre social, à côté de là où j’habitais, on coupait des bouts de tissu pour s’exprimer. J’ai commencé à comprendre la langue au bout d’un an. » Elle s’intègre peu à peu mais les traumatismes de la guerre sont encore bien présents : « Je faisais des rêves où la terre était en feu et au lieu que la pluie ne vienne calmer les flammes, du sang tombait du ciel et venait attiser les flammes. Il m’a fallu du temps pour arrêter de faire ce cauchemar. Ça m’a pris des années pour me soigner. Je n’arrivais pas à regarder des films de guerre. Il fallait d’abord que je me soigne. »

Les années ont fini par panser les plaies et l’envie de chanter est de nouveau réapparue à la fin des années 1990 : « J’ai commencé à chanter dans le quartier où je vivais, à La Duchère, à Lyon. L’idée c’était de chanter, c’est tout. Je voulais simplement montrer qu’il existait d’autres chansons dans le monde. »

Ménages la semaine, concerts aux quatre coins du monde le week-end

La semaine, Sahra la combattante enchaîne avec des ménages – « je commençais à 4h30 et rentrais à 15h30 » – avant de reprendre sa casquette d’icône de la résistance du Somaliland le week-end. « La diaspora somalilandaise ne l’avait pas oubliée et continuait de l’inviter partout dans le monde », explique Maël Saletes, le guitariste du Sahra Halgan trio. Dispersée à travers le monde, la communauté somalilandaise a ainsi permis à Sahra de parcourir la planète entière, ou presque : « J’ai été invité aux Etats-Unis, en Australie et dans toute l’Europe. J’avais par exemple pris 10 jours de congés sans solde pour chanter au Canada. »

En 2010, c’est le Centre des musiques traditionnelles de Rhône-Alpes (CMTRA) qui lui propose de faire un album accompagné de musiciens. C’est à ce moment-là qu’elle a embrassé sa mission d’ambassadrice culturelle du Somaliland : « A partir du moment où j’ai trouvé des musiciens, j’ai chanté pour défendre le Somaliland. » Mais encore une fois, tout ne se passera pas comme prévu. « Ça a permis d’amener Sahra dans de beaux festivals mais musicalement et humainement ça ne collait pas. Elle a même penser arrêter la musique un moment », rappelle Maël. C’est sur cette déception que le trio s’est formé, en 2011. Avec Aymeric Krol et Maël Salètes, Sahra Halgan retrouve alors le plaisir de jouer et de chanter. « Avec le trio c’est simple, c’est agréable. On arrive avec nos idées. On joue. Si ça marche, ça marche et sinon on passe à autre chose », se réjouit Sahra.

2013, le retour au Somaliland

« Ma mère, qui vit en Angleterre, était venue me voir à Lyon. Elle est restée deux mois avec moi. Quand elle a découvert mes horaires et mes enfants qui rentraient en disant “qu’est-ce qu’on mange ? Oh non pas encore ça !” en posant les pieds sous la table, elle n’a pas supporté. Elle a mis toutes mes affaires dans des caisses et m’a dit de rentrer au pays. Dans le même temps, la directrice du collège où se trouvait à ma fille lui a dit qu’elle n’avait rien à faire ici. Alors qu’elle est née en France, elle m’a dit “et si on rentrait au pays ?” »

Je ne comprends pas pourquoi la communauté internationale ne veut pas reconnaître le Somaliland. Si au moins on avait des arguments, on pourrait apporter des réponses.

Tout est alors allé très vite : « Ma mère était en colère. Elle a tout mis dans de grands bacs. Au bout de deux mois, tout était dans un container. On a tout démonté et tout envoyé au Somaliland. Au travail, je leur ai dit “je démissionne ! Je quitte ce pays !” Et le 24 juillet 2013, on est parti ! En France, on n’avait pas besoin de moi alors qu’au Somaliland je pouvais être utile. »

Ce choix du retour au Somaliland n’avait pourtant rien d’évident : « J’ai cinq frères et trois sœurs. Je suis la seule à être rentrée au pays et ma mère vit en Angleterre. C’était mon devoir de retourner faire quelque chose. Être un symbole de la résistance est un poids et une chance à la fois. Partout tu es la bienvenue mais il faut constamment surveiller ce que tu dis.  »

« A Hargeisa, il y a tout mais ce n’est pas assez »

En arrivant à Hargeisa, Sahra Halgan découvre tout le chemin parcouru par son pays : « Ça a évolué. 26 ans en arrière, il n’y avait rien. Les gens n’ont pas attendu la communauté internationale pour se structurer. » La ville, détruite à 90% en 1988, a même dépassé la barre des 1,5 million d’habitants ces dernières années: « Beaucoup d’Éthiopiens viennent pour travailler. Il y a une monnaie, le shilling somalilandais, mais on paie tout en dollars. On achète tout avec le téléphone portable. » Le pays va organiser ses sixièmes élections présidentielles, avec un peu de retard (parce que quand même, faut pas déconner) : « Quatre millions de personnes ont voté aux dernières élections. On est un pays démocratique qui n’intéresse pas la communauté internationale. Il y a tout mais ce n’est pas assez. »

La non-reconnaissance de son pays s’explique par un emplacement stratégique du Somaliland et un contexte géopolitique complexe. Au Somaliland tout n’est certainement pas parfait, mais contrairement à son voisin du Sud, le pays est parvenu à éloigner la menace du groupe terroriste somalien Al-Shabab et c’est déjà beaucoup : « Au Somaliland il y a 70% de jeunes. Pourquoi ils partent ? Ils ne meurent pas de faim. Ils partent parce qu’après les études il n’y rien. Pour ça le Somaliland a besoin d’être reconnu comme un pays à part entière. On a réclamé notre indépendance. Je ne comprends pas pourquoi la communauté internationale ne veut pas reconnaître le Somaliland. C’est notre droit en tant que peuple. Ils nous ont demandé de faire une démocratie. Nous avons déjà fait cinq élections présidentielles. Si au moins on avait des arguments, on pourrait apporter des réponses. Le Somaliland est un pays qui pourrait être riche. On a la Mer rouge. Il y a beaucoup de richesses mais tant que l’on n’est pas reconnu, il y a plein de barrières que l’on ne peut pas passer. Le monde est injuste. On est une république et on a notre dignité. Ça ne nous empêche pas de vivre et en paix. C’est le plus important. »

« Mon doctorat c’est le chant alors laissez-moi tranquille ! »

« La liberté d’expression est inscrite dans la Constitution (texte adopté par le Parlement du Somaliland le 30 avril 2000 et approuvé par référendum, le 31 mai 2001, ndlr). On a connu la guerre. On veut que les gens parlent, mais pas avec les armes. » De retour au Somaliland, Sahra a voulu apporter sa pierre à la culture somalilandaise. Elle a créé un lieu, le seul dans le pays, où il est possible de venir chanter, danser, jouer… « J’ai ouvert un centre culturel en 2015 où l’on peut chanter tout le temps. Des intégristes sont venus me voir mais je leur ai dit qu’il n’y avait rien de mal à chanter “mon doctorat c’est le chant alors laissez-moi tranquille !” » Ce lieu de fête unique au Somaliland, faisant à la fois restaurant et salle de concert, peut tout de même accueillir jusqu’à 250 personnes : « On veut que les gens de chez nous cultivent la culture somalilandaise. Comme tout a été détruit, tout vient de l’extérieur. On tient à proposer une nourriture locale. Tout reconstruire ça prend du temps. C’est plus facile de détruire que de construire. »

« On a même chanté à l’ONU »

Depuis 2013, le Sahra Halgan Trio parcourt le monde. Et ironie de l’histoire, « on a même chanté à l’ONU ». Ce jour-là, elle a pu faire passer son message devant une assemblée qui ne l’écoutait pas vraiment. « On était là plus pour l’animation qu’autre chose ! », regrette Maël. Peu importe les conditions. Que ce soit un lieu autogéré minuscule ou une grande salle d’une capitale d’Europe, d’Amérique ou d’Asie, Sahra chante pour faire connaître et reconnaître son pays : « Je ne me sépare jamais de mon drapeau. Je chante drapeau à la main parce que chaque concert est un peu une goutte d’eau.Chaque jour où j’apprends l’existence du Somaliland à deux, trois personnes, même pas quatre, c’est une réussite. Au moins, j’ai gagné quelque chose.  »

Quand je me lève et que je vois les jeunes aller tranquillement à l’école, je me dis que je n’ai pas perdu mon temps pour rien.

On pourrait croire qu’elle se bat contre des moulins à vent, mais au quotidien elle récolte les fruits de son combat : « Je suis toujours optimiste. Je suis contente de ce que je fais. Quand je me lève et que je vois les jeunes aller tranquillement à l’école, je me dis que je n’ai pas perdu mon temps pour rien. » Et elle a même ouvert la voie : « Avant ça ne se faisait pas, maintenant beaucoup de femmes chantent. »

Et elle ne désespère pas de voir un jour la communauté internationale reconnaître enfin le Somaliland : « Et là on fera la fête des années et des années ! »

Clément Goutelle

Sahra Halgan Trio : un groupe drapeau à la main
Sahra Halgan trio a sorti son premier album en 2015. « Bizarrement le groupe est plus actif depuis que Sahra est retournée au Somaliland », constate Maël Saletes, le guitariste du groupe. Après deux tournées européennes en 2015, le Sahra Halgan trio est parti à la découverte de la Chine et du Japon en 2016 : « On fait environ deux tournées par an. »
C'est une tournée en Angleterre et en Scandinavie, en mars 2015, qui a particulièrement marqué Maël : « C'est là qu'on a pris la mesure de ce que représentait Sahra. La diaspora somalilandaise venait en nombre et connaissait les chansons. A la fin des concerts, plein de gens venaient nous parler et nous expliquaient que les chansons de Sahra les accompagnaient. Je me souviens, au Danemark, on a joué dans une salle d'environ 300 personnes. Les deux tiers étaient Somalilandais. »
Sahra Halgan, de son côté retient surtout, si son message à pu être entendu : « Au Japon, c'était bien, j'ai pu parler à des journalistes pour faire connaître le Somaliland. »
C.G.
Sahra Halgan Trio, Faransiskiyo Somaliland (retour au Somaliland)
Pour aller plus loin pour comprendre Sahra et son combat, le plus simple est d'écouter ses chansons. Faransiskiyo Somaliland est le premier album de Sahra Halgan Trio. Cet album enregistré en France comprend onze titres. « Il y a des chansons que je chantais pendant la guerre, d'autres que je chantais bien avant et d'autres que j'ai chanté après », explique Sahra à propose de ce disque. Dans le Sahra Halgan Trio elle est accompagné d'Aymeric Krol (percussion) et de Maël Salètes (guitare). Ce disque est accompagné d'un DVD bien ficelé, d'une trentaine de minutes, qui permet de découvrir le Somaliland, son histoire et le combat de Sahra Halgan.
C.G.

Plus d’infos : www.sahra-halgan.com