Transport d’animaux : voyage au bout de l’enfer

C’est une face de l’élevage assez méconnue. Pourtant, chaque année des millions de bœufs, porcs, moutons, chèvres et plus d’un milliard de poulets transitent entre les pays européens. Pour répondre aux différentes habitudes de consommation, mais surtout pour réaliser des économies et bénéficier de marges plus importantes. Un véritable « dumping social » au détriment du bien-être des animaux. La Commission européenne doit revoir la réglementation sur le transport des animaux vivants d’ici la fin d’année, mais les résistances sont vives.

Il n’est pas rare de croiser sur les autoroutes de grands camions, tout en hauteur, divisés en petits compartiments. On peut parfois apercevoir un museau qui dépasse. Mais le plus souvent, le soleil ne perce pas à travers les parois métalliques. Des chargements de vaches, de moutons, de porcs, de chevaux, etc. Leur destination : quelques dizaines de kilomètres pour les plus chanceux, pour les autres des milliers de kilomètres à travers l’Europe et même au-delà.

Chaque année, plus d’un milliard de poulets et des dizaines de millions de mammifères sont transportés quelle que soit la température, par grand froid ou en temps de canicule, dans des espaces qui ne permettent souvent pas aux bêtes de trouver un peu de repos. Mais pourquoi transporte-t-on autant d’animaux ? Essentiellement pour des questions économiques de rentabilité et pour augmenter les marges. « Aujourd’hui, on voit des trucs dingues : des porcs bretons vont se faire abattre en Pologne et reviennent en carcasses. Tout ça coûte moins cher que l’abattage en France », prend pour exemple Frédéric Freund, directeur de l’Oaba (Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs), ONG qui milite pour une plus grande protection des animaux. Des veaux français partent en Italie ou en Espagne pour être engraissés. Des moutons prennent la direction de la Grèce, car on en mange davantage dans ce pays.

« Les cas de maltraitance ne sont pas marginaux »

Les temps de transport se comptent en jours. Bovins, ovins et caprins peuvent être transportés 29 heures sans être déchargés, 24 heures pour les chevaux et les porcs. Après un jour de repos, ils peuvent reprendre la route pour un nouveau cycle.

Les jeunes animaux sont également concernés, y compris ceux qui ne sont pas sevrés. 19 heures de transport pour ceux-là avant de fouler de nouveau la terre ferme. Des conditions dénoncées par un grand nombre d’ONG européennes de protection animale. « Les cas de maltraitance ne sont pas marginaux. Parfois, le système pour abreuver les animaux ne marche pas. Les températures peuvent dépasser les 30 degrés à l’intérieur des camions », dénonce Marie Waniowski, chargée de mission Campagnes et Plaidoyer pour l’association Welfarm.

Les sources de stress sont immenses. Dans les aires de chargement et déchargement des animaux, les conditions ne sont pas meilleures et la cadence est infernale. Pour aller plus vite, des aiguillons électriques sont utilisés pour presser le pas. « Ça mène à des comportements brutaux. Normalement, un vétérinaire doit être présent, mais c’est impossible de contrôler tous les animaux », poursuit-elle. Les plus affaiblis n’iront pas au bout du voyage. Sur les bateaux, les cadavres sont passés par-dessus bord.

À l’heure de la prise en compte progressive du bien-être animal, c’est un pan de l’élevage européen qui fait tache même s’il est tenu loin du regard des consommateurs. Depuis des mois, la Commission européenne s’est mise en branle pour revoir une réglementation régulièrement bafouée qui date d’il y a presque 20 ans. Dans ce règlement il est pourtant stipulé que « nul ne transporte ou ne fait transporter des animaux dans des conditions telles qu’ils risquent d’être blessés ou de subir des souffrances inutiles ».

Pour améliorer les conditions de transport, l’EFSA, l’Autorité européenne de sécurité des aliments, a rendu un premier rapport. L’entité scientifique préconise de limiter le nombre et le temps des trajets, de mieux informer le consommateur, de privilégier le transport de carcasses et viandes plutôt que d’animaux vivants ou encore d’attribuer une valeur monétaire à la souffrance animale et de l’intégrer dans le coût du transport et le prix de la viande. Des préconisations jugées proches de celles des ONG qui militent pour le bien-être animal.

La filière freine la nouvelle réglementation

L’animal, une marchandise comme les autres sur le marché européen ? « C’est pire que les autres marchandises, pour Marie Waniowski. La moyenne d’âge des bateaux est de 41 ans, contre 12 ans habituellement pour les marchandises. Ce sont des bateaux réformés. Ils n’ont pas les équipements nécessaires. Des naufrages sont à déplorer régulièrement. »

En 2019, le cargo Queen Hind a chaviré au large de la Roumanie avec, à son bord, 14 000 moutons, mettant en lumière les conditions de transport d’animaux vivants. Avec les conclusions de l’EFSA appuyée par la Cour des comptes européenne, les ONG ont bon espoir que le nouveau règlement ira dans leur sens. « Mais en face, il y a du lourd », reconnaît Frédéric Freund, de l’Oaba. « Les professionnels l’ont mauvaise. Ils veulent limiter cette réglementation. » Une limitation des trajets aurait de grandes conséquences et les coûts pourraient s’envoler avec la remise en question du système. Avec cet argumentaire, la filière de la viande peut compter sur un soutien politique de poids en la personne du président de la République lui-même.

En mai dernier, Emmanuel Macron en appelait à une « pause » dans la réglementation environnementale européenne sur l’industrie, incluant aussi la stratégie européenne agricole « De la ferme à la table ». « Macron a ressorti les éléments de langage de la filière, qu’il fallait arrêter de charger la mule, qu’il y avait un problème de compétitivité, qu’il y avait trop de réglementation, que les éleveurs étaient à bout », peste Frédéric Freund.

Avec sa « pause », Macron à rebours d’autres pays

Parmi les chefs d’État européens, les propos d’Emmanuel Macron ont surpris et sont à rebours d’autres pays. En 2022, de nombreux États comme l’Allemagne, la Belgique et d’autres pays du Nord se sont prononcés pour une révision du règlement en interdisant notamment le transport d’animaux vivants vers des pays tiers, ceux hors Union européenne. Ils font face à la France, au Portugal, à l’Espagne ou encore à la Lituanie qui s’opposent à toute interdiction et défendent les pratiques en cours.

Le débat sur le nouveau règlement fait rage au sein de l’Union européenne. Et il devrait encore durer des mois. Malgré quelques signes en faveur du bien-être animal, les ONG se montrent méfiantes. Par le passé, des politiques ambitieuses ont aussi été mises en avant par l’EFSA, notamment sur la densité des poulets dans les élevages, avant son amendement par la Commission européenne. Pour maintenir la pression sur les politiques, les ONG ont récemment appelé le ministre de l’Agriculture Marc Fesneau à « élever ses ambitions », lui enjoignant de ne pas freiner la révision prochaine du règlement européen. En janvier dernier, le ministre avait au contraire souligné qu’une interdiction des exportations d’animaux « entraînerait un bouleversement de la chaîne de production ».

Si la Commission européenne doit fournir des premiers éléments dès la fin 2023, le nouveau cadre sur le transport d’animaux ne devrait pas être mis en place avant des années. En attendant, dans les camions ou sur les bateaux, des milliers d’animaux continuent de mourir à l’abri des regards.

Jérémy Pain

Illustration : Régis Gonzalez