Une sécurité sociale pour « changer de modèle d’alimentation »

Le projet de Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) est en marche avec de premières expérimentations en cours, notamment à Montpellier. Plus qu’une utopie, la SSA offre un regard neuf sur le modèle alimentaire qui avance avec la volonté de changer les rapports de force entre industrie agroalimentaire et agroécologie.

En 1945, dans un pays ruiné sortant du chaos de la Seconde Guerre mondiale, est né le projet du régime général de Sécurité sociale d’Ambroise Croizat. Un accès aux soins pour tous qui a doté la France du meilleur système de santé au monde – largement démantelé depuis. En 2023, dans un pays tiraillé par les crises sociales, écologiques et les tensions identitaires, un autre projet ambitieux voit le jour : une Sécurité sociale pour changer, cette fois, de modèle d’alimentation.

Une carte Vitale qui permet de payer pour 150 euros de denrées suivant l’idéal d’une alimentation saine pour tous, tel est le rêve de la Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) défendu par Ingénieurs sans frontières et le réseau Civam (Centre d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural). Ce projet un peu fou est parti d’un constat : « L’ennemi n’est pas l’agro-industrie. » Venant de l’agronome Mathieu Dalmais, à l’origine de cette Sécurité sociale de l’alimentation, cela peut surprendre. Pourtant, cette phrase résume parfaitement l’idée générale de la SSA. Le modèle agro-industriel de produire toujours plus et moins cher, quitte à détériorer les terres, l’eau et le vivant en général, « ne répond en quelque sorte qu’à une commande du toujours moins cher ». L’industrialisation de l’alimentation promettait une alimentation accessible à tous. C’est un échec : « Il faut donc changer la politique de l’alimentation. Ce n’est pas le consommateur, dans ses choix, qui va changer la donne. C’est tout un système qu’il faut changer. »

Donner des moyens à l’alimentation

En janvier 2016, Mathieu Dalmais est missionné par la Confédération paysanne pour travailler sur la question de l’alimentation. Agronome de formation, il met au point avec des élus de la Conf’ les grandes lignes de ce qui deviendra le projet de Sécurité sociale de l’alimentation. Il se fonde sur une première idée forte : « Augmenter la part du PIB dédiée à l’alimentation pour soutenir d’autres modèles, pour une nourriture de qualité. » Cette vision novatrice est d’abord portée par Emmanuel Aze de la Confédération paysanne. « L’alimentation est utilisée comme variable d’ajustement », rappelle Mathieu Dalmais. « Au contraire, Emmanuel Aze propose de donner plus de moyens à l’alimentation, afin que la compression des coûts de production ne soit pas le seul horizon envisagé. »

L’État subventionne la surproduction

Deuxième constat important : l’aide alimentaire est mise au service de l’agro-industrie. « Pour maximiser ses marges, l’agro-industrie est obligée de surproduire. Une surproduction subventionnée puisque l’État la rachète à 60 % du coût de revient. C’est un prix minimum garanti au gaspillage. » Pour écouler cette surproduction de l’agro-industrie, l’aide alimentaire devient indispensable et fait partie intégrante de ce système, comme l’ont dévoilé Dominique Paturel et le réseau des Civam, qui promeut une agriculture plus économe, autonome et solidaire. « L’aide alimentaire est un pilier de l’agro-industrie puisqu’elle donne une légitimité éthique et économique à la surproduction », ajoute Mathieu Dalmais.

Sortir de l’aide alimentaire

La Sécurité sociale de l’alimentation a donc pour objectif de sortir de l’aide alimentaire. L’indispensable présence de cette aide révèle « l’absurdité et la triple faillite de notre système agricole, malade d’un bout à l’autre de la chaîne. Mondialisé et industriel, celui-ci participe au désastre écologique en cours tandis que nombre d’agriculteurs français sombrent dans la pauvreté malgré un lourd labeur », révèle, dans La France qui a faim1, Bénédicte Bonzi, docteure en anthropologie sociale, chercheuse associée au Laios (Laboratoire d’anthropologie des institutions et des organisations sociales). Cette dernière a étudié la violence du système alimentaire à travers les impacts des politiques d’aide et de don. « Elle met en avant les violences alimentaires, le fait que les pauvres sont utilisés comme des poubelles pour surproduire en permanence », détaille Mathieu Dalmais. « L’aide alimentaire au service de l’agro-industrie est à l’opposé du droit à l’alimentation. Elle isole. Il faut viser une sortie de cette aide avec le droit à l’alimentation. »

Un système inspiré de la Sécu d’Ambroise Croizat

La Sécurité sociale de l’alimentation est un projet concret : une carte d’assurance alimentation, avec un budget à hauteur de 150 euros par mois et par personne, fléchés sur certains produits. La SSA suit les trois piliers de la Sécurité sociale de la santé imaginée par Ambroise Croizat en 1945 : « Universalité pour ne pas se sentir assisté, orientation démocratique de la production par le système de caisses et des cotisations selon ses moyens. »

La SSA se traduit par une carte permettant de manger et de produire mieux : « L’objectif est l’accès à une alimentation choisie et de qualité. Que le bio ne soit plus réservé à nourrir les plus conscientisés avec des moyens. » Un modèle qui obligera les agriculteurs à suivre les souhaits des habitants : « Nous avons la conviction que nous voulons bien manger, sans antibiotiques, pesticides ou perturbateurs endocriniens. Les pesticides sont un outil de survie économique pour l’agro-industrie. Si demain on met en place la SSA, cela va ouvrir des marchés pour les producteurs avec une hausse du bio, des relocalisations, etc. » Mathieu Dalmais voit dans ce projet un outil de transition agricole : « Pour l’instant on dénombre moins de 400 000 paysans. Il en faudrait un million si on veut généraliser l’agroécologie. »

« Être prêt, pour traduire cette utopie dans le réel »

Mathieu Dalmais, agronome

Mettre une économie au service du besoin et assurer un droit « est ce qu’on a fait avec la Sécurité sociale sur la santé. On se fonde sur un modèle qui fonctionne et qui a été mis en place en 1945, dans un pays ruiné », rappelle Mathieu Dalmais. Ambroise Croizat, ministre du Travail de novembre 1945 à mai 1947, a réussi en moins de deux ans à mettre en place le régime général de la Sécurité sociale français2. Une utopie devenue réalité : « Cela a été possible parce que ce sujet a été réfléchi, travaillé en amont. Il est pertinent de réfléchir à l’alimentation. Le jour où une occasion se présentera, il faudra être prêt, pour traduire cette utopie dans le réel. Le monde ne changera pas devant une accumulation d’idées critiques. Avec la SSA, l’objectif est de proposer un projet pour alimenter la volonté du changement. »

La SSA en expérimentation à Montpellier

Le confinement lors de la crise covid a mis en lumière les limites d’une aide alimentaire dépassée pour plus de 5,5 millions de bénéficiaires réguliers : « Le projet de SSA est alors médiatisé dans les réseaux et connaît une vraie explosion en mai 2020. La Confédération paysanne se met à porter le projet. Cela a apporté une légitimité. » Le train est lancé et l’application de la SSA est en marche : « Un tas de programmes locaux souhaitent expérimenter une Sécurité sociale de l’alimentation. » La plus avancée est celle de Montpellier. « Les règles ont été établies à partir d’octobre 2022, par le comité citoyen qui réunit 47 personnes. Après un an de mise en place, le projet a été officiellement lancé au mois de janvier. Le projet réunit 300 expérimentateurs ayant accès à 100 euros par mois, utilisables dans les commerces conventionnés. Les personnes cotisent de 1 à 150 euros selon leurs moyens. Le budget de la caisse tourne avec les cotisations et l’apport de fonds publics (ville, métropole et région) et privés (Fondation de France et de Carasso) », raconte Paul Rouveyrol, membre du comité citoyen de la caisse alimentaire commune de Montpellier.

L’expérimentation va se poursuivre jusqu’en janvier 2024. Un comité scientifique permettra d’apporter un retour d’expérience étayé. Mais les premiers signaux sont positifs : « On a une belle dynamique. Des adhérents nous disent “ je n’avais jamais acheté de légumes bio parce que je n’avais pas les moyens” ou “par rapport aux produits premiers prix, c’est vraiment différent au goût mais c’est cher… Je ne l’aurais jamais acheté sans ça”… » Bref, l’aventure fonctionne et pourrait se poursuivre au-delà de la phase d’expérimentation.

L’histoire a tendance à balbutier. En 1945, c’est dans un pays sorti du chaos que la Sécurité sociale avait pu voir le jour. Et si cette fois on n’attendait pas le pire avant de se lancer vers « les jours heureux »?

Clément Goutelle

Illustration : Lewko

1 Bénédicte Bonzi, La France qui a faim, Seuil, 10/03/2023

2 Pour aller plus loin, voir le film La Sociale, 2016, de Gilles Perret.

200 MILLIARDS D’EUROS POUR CHANGER DE SYSTÈME D’ALIMENTATION
La Sécurité sociale de l’alimentation s’inspire de sa grande sœur sur la santé. Un parallèle entre alimentation et santé est d’autant plus judicieux que les coûts sont comparables : « Le budget annuel de la santé est d’environ 280 milliards d’euros alors que, pour sortir de l’aide alimentaire, il est évalué à 120 milliards et à 200 milliards pour une mise en place complète du projet. Un sacré argument est que 20 ans après la mise en place de la Sécu, l’espérance de vie avait grimpé de 30 ans. » La baisse de l’usage de pesticides pourrait réduire les frais de santé, de traitement des eaux... « Oui, mais ça va augmenter les frais de retraites de quelques années », sourit Mathieu Dalmais.