La voiture électrique pour « déplacer le problème » ?

Le 27 mars dernier, l’Union européenne a validé l’entrée en vigueur du texte de loi interdisant la vente de véhicules thermique neufs à l’horizon 2035, encourageant la transition vers la voiture électrique. Le recours à cette technologie, censée résoudre le défi du changement climatique, fait le bonheur des industriels du secteur, qui trouvent ainsi de nouveaux débouchés. Elle ne répond pourtant que partiellement aux enjeux liés à notre mobilité, qui mériterait d’être repensée en profondeur.

« La part de l’automobile dans les émissions de gaz à effet de serre est d’environ 15 % dans le pays. » Cette réalité incontestable est mise en avant par Aurélien Bigo, chercheur et auteur de la thèse « Les transports face au défi de la transition énergétique ». Dans ce contexte, afin de lutter contre le dérèglement climatique, la voiture électrique semble la solution rêvée. L’équation n’est pourtant pas si simple.

Ces dernières années, de nombreux travaux sont venus documenter les impacts sur l’environnement de ces véhicules, réputés « plus propres ». Outre la production de l’électricité, source d’émission de gaz à effet de serre, l’usage de batteries au lithium nécessite l’extraction de métaux et parfois la mise en service de mines spécifiques1.

« Aujourd’hui, on n’a pas de remise en cause des usages »

Au-delà même de ces interrogations, changer la source d’énergie des moteurs « ne résoudrait que partiellement
certains des défis liés au recours massif à l’automobile : le changement climatique, la pollution de l’air et la pollution sonore
», selon Aurélien Bigo. D’autres enjeux, de taille, ne doivent pour autant pas être oubliés : « Aujourd’hui, on n’a pas de remise en cause des usages. La seule question qui se pose est celle de l’impact climatique, mais il est nécessaire d’évoquer les autres problématiques comme la dépendance aux ressources. Si on change pour la voiture électrique, on consommera beaucoup moins de pétrole, mais en devenant dépendants du lithium et d’autres métaux, on déplace certains problèmes. Par ailleurs, la place de la voiture dans notre mobilité entraîne des conséquences en termes de santé publique – en dehors de la questions de la pollution, 95 % de la population française est à risque en raison d’une sédentarité ou d’une inactivité physique trop prononcée –, mais aussi d’accidentalité routière ou d’occupation de l’espace public. »

René Dumont, premier candidat écologiste à la présidentielle en France – en 1974 –, déclarait déjà à ce titre2 : « L’espace urbain étant limité, on ne peut pas vouloir à la fois rouler plus vite en voiture et améliorer les conditions de déplacement des autobus, des piétons, des cyclistes… et des automobilistes eux-mêmes, puisque toute incitation à rouler attire plus de voitures. […] Toute solution passe par la limitation de la place de l’automobile. »

La voiture à l’origine de la désertification des centres-villes

Autant dire que cette voix dissonante n’a pas été entendue. Au fil des années, le recours à l’automobile a été de plus en plus régulier. « Nous avons accéléré notre mobilité avec des moyens de transport plus rapides, mais nous n’en avons pas profité pour passer moins de temps à nous déplacer. On se déplace toujours en moyenne une heure par jour et par personne. Mais au lieu de faire de l’ordre de 4 kilomètres par jour en moyenne, tous déplacements confondus, comme cela était le cas lorsque l’on utilisait massivement la marche, on a plutôt tendance à faire 40 kilomètres. Cet accès à une vitesse plus importante pour une grande partie de la population a été à l’origine de changements majeurs de modes de vie et d’aménagement du territoire », explique Aurélien Bigo.

Un aménagement du territoire pensé par et pour la voiture, ainsi que l’énonce Olivier Razemon, journaliste indépendant et auteur, spécialisé dans les questions de transport et d’urbanisme : « Il faut parler d’un “système voiture”. À partir du moment où on fonde l’ensemble de la société sur des déplacements avec un objet lourd, encombrant et puissant, ça entraîne de facto des conséquences sur des territoires qui n’étaient pas initialement conçus pour ce moyen de transport. L’hypermarché périphérique n’aurait par exemple pas eu de sens sans la voiture. » Au rang des conséquences indirectes, figure par exemple la désertification des centres-villes des villes moyennes, comme notre interlocuteur l’a décrit dans un de ses ouvrages3 : « On est en train de payer 50 ans d’étalement urbain, pendant lesquels on a construit la ville en dehors de la ville. Pour redynamiser, il faut pouvoir revenir à pied dans le centre. »

Plus que se tourner vers une « voiture propre », il s’agirait donc, selon lui, d’interroger nos usages : « Il n’est pas question d’éradiquer la voiture, mais de savoir si on continue à fonder la société là-dessus ou non, afin d’en avoir un usage le plus rationnel possible. Collectivement, on a tout à y gagner. On a cru à la solution unique ; or il n’y a pas de solution unique. Il s’agit de limiter la voiture aux trajets qui la nécessitent strictement. Car, contrairement à ce que vantent les publicités, ça n’a rien de jouissif de passer beaucoup de temps dans son véhicule. »

Jp Peyrache

Illustration : Thiriet

1 « Auvergne, Alsace, Bretagne : des mines de lithium au nom de… l’écologie », La Brèche n° 1, janvier-février 2023

2 Comment je suis devenu écologiste (textes de René Dumont présentés par Charles Rémy), Les petits matins, 2014

3 Olivier Razemon, Comment la France a tué ses villes, Rue de l’échiquier, 2016

La voiture change la ville ou « le grand scandale des tramways américains »
En France, le parc automobile s’est principalement développé pendant la période des « Trente Glorieuses ». Un essor rendu possible par « l’accès à une source d’énergie abondante et bon marché – le pétrole –, mais également par l’augmentation du niveau de vie. La France a aussi connu des politiques publiques favorables au développement de la voiture, en raison de la présence sur le territoire d’industriels de l’automobile », comme l’explique Aurélien Bigo.
Aux États-Unis, le développement de l’automobile a également été favorisé par le démantèlement de très efficaces lignes de tramway citadines, dans une cinquantaine de villes dont New York, Philadelphie, Chicago ou encore Los Angeles. Connu sous le nom de « grand scandale des tramways américains », ce plan a été orchestré entre les années 1930 et 1950, par un cartel composé notamment de General Motors (automobiles), Standard Oil (pétrole) et Firestone (pneus), entreprises qui avaient tout à gagner du recours massif à la voiture.