Marées noires : les épaves, ces « bombes à retardement »

L’ancre tribord de l’Amoco Cadiz trône sur la jetée du port de Portsall, au nord-ouest de la Bretagne. Sa taille est imposante. Il faut bien cela pour arrêter un tanker de 334 mètres de long. Mais ses vingt tonnes n’ont pu empêcher une des pires marées noires de l’histoire.

Le dernier voyage de l’Amoco Cadiz allait s’achever en mars 1978, sur une des plus belles côtes de Bretagne. Parti cinq semaines plus tôt d’Arabie saoudite, le navire essuie une grosse tempête lorsqu’il dépasse Ouessant et s’apprête à pénétrer dans la Manche. À neuf milles de la côte, la barre ne fonctionne plus. Le bateau devient ingouvernable. Le capitaine, l’armateur et l’assureur perdent de nombreuses heures au téléphone à négocier, chacun se renvoyant la balle de la responsabilité. Après une journée à dériver, le capitaine fait mouiller les ancres, espérant ralentir la dérive vers la côte. Rien n’y fait. À 21 heures, le bateau touche les hauts fonds au large de Portsall. Dans la nuit, les marins sont évacués par hélicoptère. La catastrophe commence.

Le lendemain, les habitants de Portsall sont réveillés par l’odeur. Plus de 300 kilomètres de côte sont souillés par 227 000 tonnes de brut. Le plan Polmar – pour pollution maritime –, élaboré après la marée noire du Torrey Canyon en 1967, est immédiatement déclenché. Toute la Bretagne s’est précipitée pour nettoyer les plages. Mais l’impréparation de l’administration, l’improvisation des services de l’État et la disproportion des moyens mis en œuvre par rapport à la catastrophe sautent aux yeux. Les Bretons constatent qu’aucune leçon n’a été tirée du drame du Torrey Canyon. Le cinéaste René Vautier en tirera un film, Marée noire, colère rouge1.

Les avocats de l’Amoco livrent une montagne de papiers, espérant que les Bretons se noient dans la paperasse

Les maires de la côte des Abers, la partie du Finistère la plus touchée, allaient prendre les choses en main et porter l’affaire devant le tribunal de Chicago. Une procédure longue de quatorze ans et qui débouchera en 1992 sur la condamnation de l’armateur. Aux États-Unis, l’instruction n’est pas menée par un magistrat mais par les avocats eux-mêmes, le juge n’ayant qu’une position d’arbitre. Chaque partie est chargée de procurer à l’autre les éléments qui lui paraissent utiles. Les avocats de l’Amoco fournissent un entrepôt de documents, une montagne de papiers, en espérant que les Bretons se noient dans la paperasse. Mauvais plan. Ils tinrent bon. Au milieu des cartons, il y avait « la » preuve : un message interne de la société qui affréta le bateau prouvant que celle-ci connaissait le problème de gouvernail. Un dysfonctionnement négligé depuis trois ans et pour lequel on avait choisi de ne rien faire. Le prix du pétrole avait quadruplé cinq ans plus tôt et s’apprêtait de nouveau à tripler dans quelques mois. Le fret maritime avait aligné ses tarifs. Il y avait trop d’argent à se faire et trop de manque à gagner à immobiliser le bateau.

À Brest, le Cedre (Centre de documentation, de recherche et d’expérimentation sur les pollutions accidentelles des eaux) fait partie de ces structures nées du naufrage de l’Amoco et qui, à défaut d’empêcher les catastrophes, visent à mieux les gérer. Créé en 1978, l’organisme participe à l’élaboration de règles, la prévention des risques, l’expertise de dépollution et jusqu’au processus d’indemnisation. Les ingénieurs du centre débarquent parfois à l’autre bout du monde au gré des marées noires et autres pollutions accidentelles.

« Il y a autant de solutions que de pétroles différents »

Nicolas Tamic, directeur du Cedre

Ils analysent le type de pétrole et préconisent les solutions pour le récupérer et empêcher qu’il ne se répande. Souvent, il s’agit d’un boudin flottant déployé autour d’une nappe pour empêcher qu’elle ne se disperse. Parfois, d’un produit dispersant.

En 1967, quand le Torrey Canyon s’échoue, la Grande-Bretagne tente d’enflammer le pétrole en envoyant des bombardiers. Visiblement, ce n’était pas la bonne technique. La manœuvre ne fit qu’étendre un peu plus la nappe. « Il y a autant de solutions que de pétroles différents » précise Nicolas Tamic, directeur du Cedre.

Dans le grand bassin situé à l’extérieur du centre, les employés du Cedre s’entraînent et forment des équipes étrangères à la gestion des marées noires : « Cet après-midi, nous allons déverser du pétrole dans le bassin. L’exercice va être de le contenir et de le pomper. » Les équipes ont besoin de faire régulièrement ce genre d’exercice pour tester les différents pétroles et les différentes méthodes pour les contenir et les ramasser : « C’est très important car tous les pétroles ne réagissent pas de la même manière. »

Quand un accident survient, la priorité est d’envoyer des échantillons d’hydrocarbures pour analyse. Lors du naufrage du Grande America en 2019, Total a immédiatement envoyé un échantillon du réservoir du tanker à Brest : « Deux bidons de pétrole sont arrivés en taxi depuis Hambourg, moins de 24 heures après le naufrage. On a pu étudier le pétrole et apporter notre expertise sur le déploiement à prévoir. »

Occasionnellement, les autorités sollicitent également son expertise sur la base de photos aériennes prises par avion ou satellite. « “D’où vient cette nappe?” peut nous demander le préfet », glisse Nicolas Tamic. Les associations ou même les particuliers peuvent envoyer des échantillons ou signaler une pollution, pour solliciter son expertise. Charge aux ingénieurs de trouver ensuite les coupables. Cette surveillance a permis de diminuer les pollutions accidentelles, pas de les éradiquer.

Tanio ou la catastrophe sans fin

Parfois le coupable refait surface alors que l’on pensait l’affaire close. En novembre 2019 le Cross Corsen, qui assure la surveillance en mer, est alerté d’une éventuelle pollution pétrolière. Des oiseaux mazoutés ont été retrouvés dans le nord du Finistère, à la frontière avec les Côtes-d’Armor. Le préfet déploie alors les grands moyens. Une surveillance aérienne, nautique, terrestre et satellitaire est déployée pour trouver l’origine de la nappe. Peu après, une quarantaine d’oiseaux présentant des traces d’hydrocarbures sont récupérés par la LPO (Ligue pour la protection des oiseaux) sur des plages. Des plumes noircies d’or noir sont envoyées au Cedre pour être analysées.

« Les données satellitaires ne donnaient toujours rien. Personne ne comprenait d’où pouvait venir la pollution », explique Nicolas Tamic. Mais le centre archive tous les pétroles qu’il récupère dans une « oléothèque ». Quand une pollution se déclenche, l’échantillon est passé dans une machine (chromatographie gazeuse et spectre de masse) permettant de l’identifier, « comme l’ADN en quelque sorte », souligne Nicolas Tamic. « En le passant à la machine, nous avons pu le rapprocher d’un pétrole que nous avions déjà prélevé : celui du Tanio. Ça voulait dire que l’épave fuyait. »

Le Tanio a chaviré en 1980 à quelques milles de l’île de Batz, au large de Roscoff dans le nord Finistère. Le pétrolier parti d’Allemagne devait rallier l’Italie quand le navire fut brisé en deux. L’arrière du bateau flottait encore et un remorqueur put le déplacer jusqu’au port du Havre. Mais l’autre moitié a coulé, laissant s’échapper 12 500 tonnes de brut, formant une nappe de 3,5 km de long qui se dirigea vers la côte. Comme à chaque marée noire, celle du Tanio a donné lieu à un imbroglio judiciaire. Chaque partie, affréteur, armateur, propriétaire, assureur se renvoie la balle, pensant être protégée par la complexité du droit maritime et le pavillon malgache de complaisance.

Pendant qu’à terre on cherche des responsables, en mer une équipe de plongeurs réalise une prouesse : envoyer un caisson à côté de l’épave, par 87 mètres de fond. Un caisson dans lequel deux plongeurs vécurent deux semaines. Ne pouvant travailler qu’à raison d’une heure toutes les six heures, ils ont pu identifier et colmater les fuites.

Mais après quarante ans, ce travail montre ses limites. La Marine nationale débarque un sous-marin téléguidé, grâce auquel elle détecte effectivement deux fuites sur des vannes, qui sont ensuite colmatées. En décembre 2020, des plaques d’hydrocarbures analysées indiquent que le Tanio fuit de nouveau. Des engins de pêche auraient endommagé l’épave, créant de nouvelles fissures. Bis repetita : le sous-marin bouche les trous.

5 400 épaves dans les eaux de la France métropolitaine

Des épaves gisent dans tous les océans de la planète. Des navires militaires chargés parfois d’armement et dont le réservoir n’a pas été vidé, des bateaux de pêche ou de transport. Le Shom (Service hydrographique et océanographique de la marine) met au jour une carte des épaves. On en recense 5 400 dans les eaux de la France métropolitaine. Il y a des bateaux à vapeur du début du siècle comme des trois-mâts du XVIIIe siècle. « On a toute une flotte de navires de la Seconde Guerre mondiale qui gisent au fond et qui contiennent encore du carburant. Un jour ou l’autre, l’eau de mer va corroder le réservoir et ils vont fuir. Les hydrocarbures referont surface, c’est une véritable bombe à retardement » explique Nicolas Tamic. Comme une catastrophe sans fin.

Antoine Costa

Illustration : Gally

1 Documentaire de René Vautier, sorti en 1978, traitant du naufrage de l’Amoco Cadiz en évoquant les informations mensongères et les conséquences écologiques désastreuses qui ont suscité la colère de la population bretonne et de ses élus.