Chlordécone : Le crime d’un État « ni responsable ni coupable »
L’histoire du chlordécone dans les Antilles françaises commence en 1972 avec une première autorisation de mise sur le marché provisoire accordée par le ministre de l’Agriculture de l’époque : Jacques Chirac. Quelques années après que cette molécule, synthétisée par deux chimistes américains, a été utilisée dans les bananeraies en Amérique centrale, la France souhaite trouver une solution pour éradiquer le charançon, un petit coléoptère qui détruit les récoltes de bananes. D’autant que les précédents produits phytosanitaires employés dans les bananeraies, comme le lindane, ont été interdits en raison de leur toxicité.
Dès cette époque, les pouvoirs publics savent que le chlordécone est très toxique. Mais en 1976, l’autorisation d’utilisation du chlordécone, commercialisé aux Antilles sous différentes appellations commerciales, sera renouvelée, alors que l’autorisation initiale de 1972 ne l’était que pour un an… Pourtant, en 1975, un grave accident s’est produit dans une usine de Hopewell (Virginie) qui produit la molécule, entraînant de graves troubles pour les salariés qui y ont été exposés et une gigantesque pollution de la James River.
C’est après les deux cyclones David et Allen, qui frappent les Antilles en 1979 et 1980, que l’utilisation du chlordécone sera élargie dans les bananeraies en Martinique et Guadeloupe. Cette fois, il ne s’agit plus d’autorisation de mise sur le marché provisoire, mais d’homologation du produit, accordée en 1981 sous la pression des producteurs de bananes. Lors des auditions de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur le chlordécone, un haut fonctionnaire du ministère de l’Agriculture a reconnu qu’un certain nombre de documents concernant cette affaire avaient « disparu » !
Il faudra attendre 1989 pour que le comité des toxiques revienne sur l’homologation. « La Commission des toxiques revient sur l’autorisation du Curlone1 dès 1989 à l’occasion du réexamen d’un ensemble de dossiers. Elle demande l’interdiction d’emploi de cet insecticide le 7 septembre 1989. La Commission des produits antiparasitaires à usage agricole entérine cette décision le 21 décembre 1989. Le Comité d’homologation retire l’autorisation de vente en février 1990 », explique une note de l’Inra (Institut national de la recherche agronomique) de 2020.
L’histoire ne s’arrête pas là. Il y a des stocks à écouler. « La vente doit cesser un an après la notification de ce retrait, l’utilisation deux ans après la notification du retrait. Étant donné que dans ce cas le ministre a accordé une dérogation d’un an, l’utilisation a pu se poursuivre jusqu’en 1993 », souligne Pierre-Benoît Joly, chercheur à l’Inra.
Entre 1981 et 1993, six ministres de l’Agriculture se sont succédé. Le portefeuille du ministre de l’Outre-mer a été attribué à quatre personnalités de premier plan, comme Gaston Deferre, Pierre Joxe ou Bernard Pons. Certes, Édith Cresson et Henri Nallet portent une responsabilité particulière, la première ayant signé l’homologation du poison, et le second en l’ayant prolongé de trois ans dans les Antilles alors que son utilisation a été interdite en France métropolitaine dès 1990.
Il faudra attendre 1998 pour que les analyses d’eau, obligatoires pour les réseaux d’eau potable, intègrent la recherche du chlordécone dans les échantillons. Dès l’année suivante, les résultats sont positifs au chlordécone, ce qui va déclencher les premières enquêtes épidémiologiques coordonnées par le docteur Luc Multigner, épidémiologiste à l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale).
En 2018, la synthèse des études menées par l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) et Santé publique France montre que 90 % des adultes en Guadeloupe et en Martinique sont contaminés par le chlordécone. Les taux de cancers de la prostate sont quasiment le double aux Antilles par rapport à la métropole : 163,6 cas pour 100 000 habitants en Guadeloupe, 161,1 cas pour 100 000 habitants en Martinique, 98 cas pour 100 000 habitants en métropole.
L’an dernier, l’Inserm rendait publiques les conclusions provisoires d’une étude, qui établit que les bébés exposés au chlordécone dans le sein de leur mère accusent une baisse de 10 à 20 % de leur QI. Pourtant, en janvier 2023, la justice sonne le glas des poursuites, plus de 15 ans après les premières plaintes. Le tribunal judiciaire de Paris a signé une ordonnance de non-lieu. Le message est clair : « L’État n’est ni responsable ni coupable ». Les associations vont faire appel. Le scandale du chlordécone continuera d’empoisonner les relations entre les Antilles et Paris, tant que la molécule sera présente dans les corps, les sols et les aliments. Soit pour les 500 ou 600 prochaines années.
Marc Laimé
Illustration : Rokessane
1 Nom commercial du chlordécone