Internet ou la géopolitique des câbles : « La dématérialisation est une fausse promesse »

« L’Internet et la téléphonie sans fil sont des mythes », rappelle Guillaume Pitron. Rencontre avec ce journaliste spécialiste de la géopolitique des terres rares pour comprendre comment les câbles sous-marins deviennent progressivement un enjeu central de la géopolitique mondiale.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, envoyer un courriel, surfer sur le web ou stocker des données en ligne ne sont pas des actions sans incidences. « On évoque souvent les termes de “dématérialisation”, de “réalité virtuelle”, de “cloud”, autant de mots qui semblent contradictoires par rapport à la réalité matérielle. J’ai donc voulu démonter ce mythe de la dématérialisation, cette fausse promesse, en plongeant dans les arcanes de l’industrie numérique et de la fabrication des interfaces », souligne Guillaume Pitron qui a mis en avant l’aspect énergivore des infrastructures informatiques, dans L’Enfer numérique. Voyage au bout d’un like1.

DANS LES TRENTE PROCHAINES ANNÉES, DAVANTAGE DE MINERAIS SERONT EXTRAITS QU’AU COURS DES 70 000 PRÉCÉDENTES

Un sujet qui risque de devenir incontournable : « Dans les trente prochaines années, davantage de minerais seront extraits que tous les minerais jamais extraits au cours des 70 000 dernières années. Et les transitions énergétique et numérique y participent grandement. »

On l’oublie un peu vite, mais le bon fonctionnement d’Internet dépend d’infrastructures physiques importantes : « On trouve en premier lieu les data centers, centres de stockage et de traitement des données. Certains sont aussi vastes que des dizaines de terrains de football. Ils sont indispensables aux échanges de données, quelle que soit leur nature, puisqu’ils stockent l’information envoyée et la transmettent aux destinataires concernés. Ces infrastructures doivent également assurer ce que l’on appelle une “continuité de service”, à savoir un fonctionnement 24h/24, 7j/7. Elles sont donc clonées plusieurs fois, d’où l’inflation du nombre d’infrastructures nécessaires pour assouvir nos appétits numériques. »

« 85 % du trafic Internet mondial passe par ces câbles »

Guillaume Pitron, journaliste

Dans le même temps, le transit de l’information est assuré par de nombreux câbles, qu’ils soient terrestres ou sous-marins. « À l’heure actuelle, et malgré ce que l’on pourrait croire, 85 % du trafic Internet mondial passe par ces câbles. Environ 450 d’entre eux sillonnent les mers et océans du globe, totalisant près de 1,2 million de kilomètres de longueur. Internet est ainsi un réseau amphibie, composé de multiples tentacules. L’Internet et la téléphonie sans fil sont des mythes », détaille Guillaume Pitron.

LA CHINE PRÉPARE SA « ROUTE DE LA SOIE NUMÉRIQUE »

Afin de répondre à une demande croissante, les projets de déploiement de nouveaux câbles sous-marins sont nombreux : « Étant donné que nous sommes toujours plus connectés, nous avons besoin de toujours plus de câbles. Selon les estimations, leur nombre devrait ainsi doubler d’ici à 2030. » Ces projets peuvent être portés par des États ou des multinationales du numérique, comme Facebook ou Google. Selon Bloomberg, les deux entreprises états-uniennes seraient à l’origine de 80 % des investissements récents en la matière. L’enjeu est majeur : « L’intérêt est avant tout la souveraineté sur ces infrastructures qui sont maintenant vitales. A-t-on envie, au sein du territoire français, de rouler sur des autoroutes possédées par des entreprises étrangères? Ou encore d’utiliser l’aéroport Charles-de-Gaulle, sans que celui-ci soit détenu par des acteurs défendant les intérêts français ? »

L’objectif pour un État, ou une entreprise, en étant propriétaire de ces infrastructures, est de pouvoir en faire ce que bon lui semble : « Il faut bien comprendre que la médaille de la donnée comporte deux faces : la première concerne la capacité à produire la donnée – le contenu qui va transiter – et la seconde la possibilité de faire circuler ledit contenu, par la possession du contenant donc. C’est ce que cherche à faire la Chine notamment, avec le câble PEACE2, souvent qualifié de “route de la soie numérique”. Celui-ci lui permet ainsi de faire transiter ses données via ses propres infrastructures, de sorte qu’elle n’a d’autorisation à demander à personne pour effectuer par ce biais la promotion de ses modèles écologique, économique, social… Cela permet une grande liberté de manœuvre, dans le sens où aucune entité tierce ne peut interdire la circulation de ces contenus. »

« DES CAS DE SECTIONS DE CÂBLES ONT ÉTÉ RAPPORTÉS, LIÉS NOTAMMENT À LA GUERRE EN UKRAINE ET ATTRIBUÉS À LA RUSSIE »

L’importance stratégique nouvelle de ces infrastructures, ayant une existence physique, soulève une inquiétude légitime : existe-t-il des risques de sabotage ? « Par définition, une infrastructure est fragile et peut subir toutes sortes d’aléas : événements climatiques, contexte géopolitique, enjeux sécuritaires… Ce qui vaut pour des rails de chemin de fer, un aéroport ou une autoroute est également valable pour ces câbles. »

Ces infrastructures sont aujourd’hui essentielles dans nombre de domaines, comme le rappelle Guillaume Pitron : « On ne peut pas se passer d’elles, que ce soit pour commercer, communiquer ou faire la guerre. L’interruption de leur fonctionnement entraînerait de fait un chaos énorme. » Des conséquences fâcheuses dont les origines peuvent être multiples : « Un câble peut être sectionné suite à un glissement de terrain ou un tremblement de terre. Il peut aussi être coupé par l’ancre d’un chalutier – c’est le cas le plus fréquent. Puis, il peut également subir des actes de malveillance, portés par des mafias ou des États. Sur une portion de câble, soit un État espionne, soit il sectionne. Récemment, des cas de sections de câbles ont été rapportés, liés notamment à la guerre en Ukraine et attribués à la Russie. On peut donc imaginer à terme le déploiement de moyens militaires pour protéger ces infrastructures. »

« IL FAUT DES ORIENTATIONS POLITIQUES FORTES »

Cela ne fait aucun doute pour Guillaume Pitron, les enjeux liés aux câbles vont devenir centraux dans les années à venir. Et là encore, la souveraineté prime : « Si on souhaite véritablement que l’information ne transite à aucun moment sur le territoire américain, par exemple, pour éviter qu’elle ne se retrouve stockée dans un data center de la NSA3, il faut des orientations politiques fortes. C’est à ce prix, en choisissant les acteurs concernés, que l’on peut s’assurer du stockage local des données, en limitant ainsi le recours aux câbles transatlantiques. »

Jp Peyrache

Illustration : Rokessane

1 L’Enfer numérique. Voyage au bout d’un like, Guillaume Pitron, Les liens qui libèrent, 2021

2 Pakistan and East Africa Connecting Europe, long de 12 000 kilomètres

3 National Security Agency, organisme gouvernemental américain en charge du renseignement

« ARCTIC CONNECT », UN PROJET FOU SUR 14 000 KILOMÈTRES
Les projets de déploiement de nouveaux câbles sous-marins sont nombreux et de différentes envergures. Mais l’un d’entre eux a de quoi interpeller : « Je ne les connais pas tous, mais si je devais n’en retenir qu’un seul, ce serait “Arctic Connect” » déclare Guillaume Pitron. Notre interlocuteur détaille ce projet pharaonique : « Son objectif est de relier le Royaume-Uni à la Chine via la Norvège et la péninsule de Kola, en Russie, puis le passage du Nord-Est. Le coût de cet immense projet, dont la mise en service est prévue pour 2023, est estimé à plusieurs centaines de millions d’euros. Il se déploierait sur 14 000 kilomètres, soit beaucoup moins que la route actuelle, qui relie l’Europe à l’Asie via le canal de Suez. C’est un projet complètement fou, puisqu’il nécessiterait des brise-glace en pagaille, des autorisations d’exploitation des eaux territoriales de plusieurs pays... Pour un objectif qui consiste à limiter la longueur de la route utilisée pour transmettre l’information et donc, in fine, à diminuer la latence, pour tendre de plus en plus vers un Internet quasiment en temps réel. »
DES RÉSEAUX MILITANTS SUR LE MODE LOCAL
En tant que « simples utilisateurs » d’Internet, nous n’avons aucun contrôle sur le trajet de nos données. Impossible donc de choisir les câbles par lesquels nous souhaitons que l’information circule, comme l’explique Guillaume Pitron : « Nous sommes tributaires des infrastructures du réseau que nous utilisons quotidiennement, et pour lequel nous payons une somme modique au regard des coûts que celui-ci représente. Nous n’avons aucun moyen de savoir par où transite l’information. »
Cependant, afin de limiter la dépendance à ces infrastructures, des initiatives ont germé en plusieurs points du globe : « Certaines personnes ont entrepris une démarche militante, qui consiste à devenir colocataire d’un réseau Mesh. Cette structure particulière permet la création de réseaux locaux communautaires, souvent à l’échelle régionale et extrêmement simples. » Ceux-ci sont basés sur un système de relais entre terminaux numériques, fonctionnant en circuit fermé. S’ils n’ont pas vocation à se substituer à Internet, ils permettent de communiquer et d’échanger localement, en ne reposant plus sur les infrastructures classiques : « L’information y circule dans un espace géographique très limité, évitant ainsi la sollicitation intempestive des câbles longue distance pour le transport de la donnée. Celle-ci est consommée localement en quelque sorte », détaille Guillaume Pitron. Le réseau communautaire Guifi, déployé dans le sud des Pyrénées, utilise en partie le Mesh. Il relie ainsi près de 60 000 personnes, y compris des administrations dans certaines zones reculées du Pays basque ou de Catalogne. Le Mesh a également été popularisé avec/grâce à l’application FireChat, notamment utilisée lors des mouvements de contestation à Hong-kong en 2014, permettant à ses utilisateurs de contourner les restrictions gouvernementales sur l’accès à Internet.
FRANCE : LE PAYS LE PLUS « CONNECTÉ »
La France, de par son positionnement géographique au sein du continent européen et ses nombreuses surfaces côtières, est le pays le plus « connecté » de l’Union européenne. Une trentaine de câbles sous-marins relient en effet le territoire hexagonal et le reste du monde, dont dix passant par Marseille. Ceux-ci sont souvent codétenus par l’un des deux acteurs français du domaine : Orange Marine et Alcatel Submarine Network – numéro un mondial du secteur –, qui en ont la gestion en ce qui concerne la partie immergée dans les eaux territoriales de l’hexagone.
Si la souveraineté de Paris sur ces infrastructures n’est pour l’instant pas remise en cause, le risque de sabotage – récemment réévalué suite aux explosions ayant endommagé les gazoducs Nord Stream 1 et 2 fin septembre – a amené le gouvernement à mettre en place de nouvelles mesures. Le chef de l’État a donc demandé à des responsables de la Marine nationale, mais également aux chefs des services de renseignement, une inspection et une surveillance renforcée des infrastructures françaises. 80 % des câbles reposant entre 3 000 et 6 000 mètres de profondeur, la mission est complexe et la France pourrait se doter prochainement de drones et de robots sous-marins pour en faciliter la réalisation.