Le petit rat rouge contre le monde moderne

Le 30 avril 1980, de violentes émeutes secouent la capitale des Pays-Bas. En ce jour de couronnement de la reine Béatrix, les rues d’Amsterdam sont le théâtre d’affrontements suffisamment virulents pour qu’ils perturbent les cérémonies. Squatters, gauchistes et punks se battent contre la police toute la journée et une bonne partie de la nuit. Les pires émeutes dans le pays depuis la Seconde Guerre mondiale. Johannes van de Weert décide de coucher immédiatement sur papier son expérience de cette journée. Son témoignage prendra la forme d’une BD, un format qu’il utilise depuis déjà une paire d’années au sein du fanzine punk Raket. C’est la création de Red Rat, devenu depuis une figure emblématique de la contre-culture néerlandaise. Issu d’une famille ouvrière de Rotterdam, Johannes van de Weert réussit à intégrer l’école d’art de la ville pour échapper à un destin tout tracé sur les docks du port local. Il rejoint rapidement une petite bande d’étudiants iconoclastes et ils s’appliqueront ensemble, sous le nom de « Kunst Kollektief Dubio »1, à choquer leurs pairs et professeurs à grands coups de happenings « anti-art » hérités de Dada et du mouvement Provo2. En 1977, ils connaissent une épiphanie punk et ne tardent pas à se débarrasser de leur collectif désormais « trop arty » à leur goût. Ils montent tout de suite un groupe, les Rondos – qui inspirera The Ex notamment –, et un fanzine, Raket, imprimé par leurs soins sur de rudimentaires duplicopieurs dans la maison qu’ils occupent et qui devient recta le centre névralgique de la scène punk locale. « Pour nous, le punk était d’un côté très sérieux, et d’un autre pas du tout. On avait le sentiment qu’on pouvait faire absolument tout ce qu’on voulait. »3

« Les aventures de Red Rat documentaient “en temps réel” les luttes sociales et politiques. Des témoignages de première main transposés en comics. »

Johannes van de Weert, auteur de Red Rat

C’est dans ce contexte totalement DIY que Johannes s’attable à sa planche à dessin pour accoucher de son personnage. L’auteur va utiliser l’anthropomorphisme pour croquer la société de classes : « Le personnage de Red Rat a émergé lorsque le chef de la police d’Amsterdam a appelé les squatters, les activistes et les punks : des “rats” – qui rampaient hors des égouts pour perturber le Saint-Ordre de l’État. Les Aventures de Red Rat documentaient “en temps réel” les luttes sociales et politiques. Des témoignages de première main transposés en comics. »

Bien que connaissant le travail des artistes de comix underground néerlandais4, Johannes revendique uniquement l’influence de Krazy Kat, le chef-d’œuvre incomparable de George Herriman5. Il est aussi fasciné par le Tintin de Hergé et cela transparaît dans ses planches. Tout d’abord par l’utilisation d’une « ligne claire » rudimentaire et épurée, indéniablement punk : « Les comics de Red Rat sont “mal dessinés”, à la hâte, maladroitement, de façon primitive, sans respecter les perspectives et dans un style dont on pouvait se dire : “Je peux faire ça moi aussi !” Et certains l’ont d’ailleurs fait. C’était mon objectif. » Mais aussi par la façon dont il utilise un personnage principal presque désincarné, avant tout véhicule de l’histoire : « Red Rat est plus un observateur ou même une victime qu’un héros. Il n’a rien d’un super-rat. Il est démuni, prisonnier contre son gré d’un monde absurde et cruel. »

Sa première aventure sera donc celle du couronnement de la reine et des émeutes l’accompagnant. Les suivantes le verront s’opposer à des constructions de centrales nucléaires, faire face à l’absence de logements, se perdre dans une société consumériste absurde et j’en passe. De la satire sociale, donc, amenée sans dogmatisme aucun, mais avec un talent de narrateur indéniable et une forme d’humanité absolument charmante. Les aventures de Red Rat vont connaître un succès immédiat et seront tirées à plusieurs milliers d’exemplaires aux Pays-Bas. Le personnage devient et reste une icône des milieux punk, squat et militant.

Malgré leur ancrage précis en matière de temporalité et de lieu, ces histoires ont un caractère universel évident. Un des grands chefs-d’œuvre de la BD « do it yourself » militante. Un chef-d’œuvre qu’il serait bon de ressortir des placards, comme le souligne le chanteur emblématique de The Ex, Jos GW Sok : « Red Rat était un des seuls comics politisés dans la scène punk néerlandaise et a eu un fort impact. En partie grâce à l’humour. Je pense que la scène punk aurait bien besoin de ça, d’un peu plus d’humour. » Mais Johannes van de Weert n’a peut-être pas dit son dernier mot : « J’aime toujours autant dessiner des histoires avec des “rats contre des porcs”. Mais pour l’instant, je suis très heureux que Red Rat soit sain et sauf, et qu’il vive paisiblement dans une forêt tranquille et éloignée6. Mais on ne sait jamais ce que l’avenir nous réserve… »

JF Maz

Illustration : Johannes van de Weert

1 « Le collectif d’art Dubio »

2 Mouvement contestataire de la jeunesse néerlandaise de la deuxième moitié des années 1960.

3 Entretien avec l’auteur (comme toutes les citations suivantes).

4 Les excellents Joost Swarte, Peter Pontiac. etc.

5 Comic strip publié de 1913 aux années quarante, d’une poésie inégalée à ce jour.

6 Référence directe à la fin de l’épisode 14, le dernier paru à ce jour (en 2010).

Red Rat en version française
Les éditions Le monde à l’envers et Black-Star (s)éditions ont publié Red Rat en France, avec une traduction réalisée par le dessinateur Willem. Tout d’abord en trois volumes en 2016 et 2017, puis sous forme d’intégrale fin 2021. Jetez-vous sur cette dernière, c’est un monstre de plus de sept cents pages regroupant toutes les aventures du personnage, agrémentées d’annexes passionnantes : l’histoire des squats aux Pays-Bas, celle de la Fraction armée rouge (qui a durablement marqué Johannes van de Weert), une interview de l’auteur ou encore une biographie épatante des Rondos écrite par ce dernier.