ZAD de Roybon, une construction collective au quotidien
Près du village de Roybon, aux confins de l’Isère et de la Drôme, trône la maison forestière de la Marquise. Celle-ci est située à l’orée de la forêt de Chambaran, où une ZAD (Zone À Défendre) s’est établie il y a trois ans pour s’opposer à un projet de Center Parcs porté par Pierre & Vacances. Le bâtiment est emblématique de la lutte. Dans cette maison, comme sur la zone attenante, plusieurs personnes, aux histoires et sensibilités différentes, sont venues s’installer afin de construire un avenir collectif et combattre un projet qu’elles jugent inutile. Certaines d’entre elles ont accepté de nous raconter « leur ZAD ».
La Marquise, « base arrière » de la ZAD
Le soleil point à l’horizon, au-dessus de la forêt de Chambaran, et irradie la façade de la maison forestière de la Marquise. Sur le terrain qui l’entoure, de nombreux véhicules –plus ou moins fonctionnels– et quelques caravanes. Nichée entre l’Isère et la Drôme, près du village de Roybon, cette vieille bâtisse abandonnée de deux étages est squattée depuis 2014, date des débuts de la lutte. En effet, une ZAD y a alors pris place, en opposition à un projet de Center Parcs qui pourrait ravager 203 hectares et avoir des impacts sur une zone bien plus vaste encore.
La veille, le crissement des pneus sur les graviers jouxtant le potager déclenchait les aboiements des deux chiens gardiens des lieux. Ceux-ci étaient suivis par Audrey*, une des habitant·e·s. Cette dernière s’est installée ici il y a un an, après avoir baroudé quelque temps à l’issue d’une classe préparatoire en littérature durant laquelle une amie lui a parlé de cette zone. Elle confiait alors regretter d’être la seule fille à habiter au quotidien la Marquise, ce qui n’a pas toujours été le cas : « À une époque, il y a eu beaucoup de mouvement sur la zone et dans la maison. Une dynamique s’est créée avec l’urgence de la situation [l’opposition physique aux travaux qui débutaient, ndla], puis est retombée suite au passage à la temporalité judiciaire. » Les travaux sont suspendus suite à des recours en justice, dont le dénouement pourrait encore nécessiter plusieurs mois d’attente. En 2014, le chantier démarre, mais il est rapidement interrompu par les contestations et la formation de la ZAD. Par la suite, plusieurs recours ont été déposés par des associations, dénonçant la mise en péril de la faune et de la flore. Le 16 décembre 2016, la Cour administrative d’appel de Lyon a confirmé le bien-fondé de ces recours, Pierre & Vacances s’étant depuis pourvu auprès du Conseil d’État.
À l’intérieur de la maison forestière, dans la salle commune, la grande table accolée aux canapés accueille le petit déjeuner. Chacun·e des habitant·e·s organise sa journée selon ses plans, suivant son propre rythme, s’astreignant toutefois à quelques-unes des tâches indispensables à la vie quotidienne de la maison : vaisselle, ménage, rangement, constructions diverses ou encore soin aux animaux –chèvres, oies et poules. Ce fonctionnement participatif et cette auto-organisation ont attiré la plupart des résident·e·s vers cette “zone libre”, comme l’affirme Audrey : « J’ai toujours été attirée par le fonctionnement collectif et le fait d’être ancrée dans une lutte concrète. Après ma première visite de la ZAD, il y a deux ans, j’ai baroudé pendant une année avant de venir m’installer dans la maison. » Michel* a lui aussi rejoint la maison au même moment : « J’étais en Savoie, sur la zone NO TAV1. Je suis venu m’installer dans la forêt, mais j’y ai été agacé par les personnes vivant en mode no future2, ne prêtant aucune attention au matériel, quel qu’il soit. J’ai alors emménagé dans une ferme à 40 minutes d’ici, mais il était difficile de suivre la lutte à cette distance. Je suis finalement venu m’installer dans la maison il y a plus d’un an maintenant. »
Les « nomades » de la forêt
Derrière la Marquise, démarre le sentier menant « sur zone ». Le long de celui-ci, quelques friches, au milieu desquelles la nature reprend progressivement ses droits, témoignent des premiers travaux de déforestation menés dans le cadre du projet. Celles-ci, déforestées entre octobre et décembre 2014, s’étendent sur près de 40 hectares. Au fil du chemin, chaque recoin de la forêt évoque un énième récit à ses habitant·e·s, entre sabotages de machines et résistances héroïques. Même sans être loquaces, les résident·e·s de la zone évoquent avec une certaine fierté les incursions de nuit sur le chantier ou ces moments qui les ont vu·e·s s’attacher à des arbres ou rester perché·e·s au sommet de ceux-ci pour empêcher les machines d’accomplir leur devoir.
Dans toute la forêt, ont fleuri des lieux-dits sur lesquels les constructions, plus ou moins rudimentaires, sont autant de vestiges d’habitations aujourd’hui abandonnées, comme l’explique Michel : « Depuis l’arrêt des travaux, nous ne sommes plus dans une situation d’urgence. De nombreuses personnes ont donc quitté la zone, mais elles reviendront si le besoin s’en fait sentir. De plus, les conditions de vie compliquées [pas d’eau courante ni d’électricité, ndla] font que beaucoup plus de personnes y vivent en été qu’en hiver. » Il est donc difficile de savoir combien d’habitant·e·s compte réellement la ZAD, les allées et venues étant nombreuses.
Aux deux extrémités de la route forestière, seule voie d’accès au potentiel chantier pour les machines, des barricades sont érigées, prenant la forme d’immenses ponts-levis en bois et matériaux de récupération. Derrière celles-ci, deux zones habitées : Sud près de la barricade sud et ACAB à côté de la barricade nord. Le fonctionnement y est différent de celui de la maison de la Marquise, comme l’explique Manon*, habitante d’ACAB : « À ACAB, les habitations –yourtes, maisons en torchis ou simples cabanes– sont dispersées autour du lieu collectif. On se retrouve pour le repas, le café, c’est suffisant. » Avant de débarquer sur la zone, elle vivait dans un squat en Suisse. Ici, l’absence de travail salarié n’induit en rien des journées d’oisiveté : « Ce qui prend le plus de temps, c’est de vivre : aller chercher de l’eau, de la nourriture, du bois de chauffe, s’occuper du potager et des animaux » indique Manon. « Dans la forêt, on apprend quotidiennement à survivre, mais il est difficile de se projeter en raison du risque d’expulsion. » Ce mode de vie est également un moyen de bousculer certaines idées reçues : « En tant que femme –il y en a peu sur la ZAD– j’aime pouvoir me réapproprier certains outils comme la tronçonneuse et vivre par moi-même. La question du féminisme est très importante ici, comme celles liées à toutes les autres dominations : racisme, salariat… »
Le militantisme est évidemment très présent sur la zone et prend différentes formes, comme le raconte Manon : « Des personnes en difficulté, toxicomanes, alcooliques ou présentant des troubles psychologiques, ont également trouvé à Chambaran une zone où elles pouvaient librement circuler, ce qui n’aurait pas été le cas en dehors. C’est parfois difficile à gérer collectivement, mais ces gens trouvent ici un environnement réconfortant que ne peut leur offrir la société, surtout pour ceux qui ne sont pas entourés au niveau familial. » Même son de cloche du côté de Michel : « Pour moi, il est important de lutter contre des projets qui représentent un monde qui ne me correspond pas. Personnellement, j’aime travailler le bois, construire, et je voulais allier le travail de mes mains avec quelque chose qui ait du sens pour moi. J’aime cette idée d’être une épine dans le pied de la société et de faire vivre l’épine. »
Malgré les difficultés de la vie quotidienne en collectivité, notamment dues aux sensibilités différentes en termes d’organisation et d’hygiène, les énergies travaillent souvent de concert à la réalisation de chantiers, tels la scène et le bar d’ACAB, construits avant un petit festival organisé sur le lieu. Ici, la vie culturelle est très riche, jalonnée de nombreux événements –dont l’organisation peut être particulièrement chronophage– qui sont l’occasion d’ouvrir la zone aux visiteurs d’un soir : « C’est un bon moyen de créer une force collective avec des personnes de sensibilités politiques diverses, qui sera utile en cas d’expulsion. De plus, ils donnent régulièrement lieu à des scènes cocasses, comme du tronçonnage et de l’écorçage en plein nuit et en musique » se remémore Manon en souriant. Sur le chemin du retour à la Marquise, quelques cabanes en bois s’offrent encore aux regards, l’une d’entre elles étant perchée à pas moins de six mètres de hauteur. Des planches coincées entre les arbres constituent le sol, une bâche servant de toit. Pour y accéder, une corde à nœuds pend négligemment. En divers endroits de la forêt, ces constructions, pouvant aller de quelques planches et bâches à de véritables murs en torchis, ont été un jour occupées. Souvent par des personnes en recherche d’un mode de vie alternatif et d’indépendance, expliquant ce relatif éloignement des lieux de vie collective érigés autour des barricades. La végétation recouvre déjà certaines d’entre elles, une poignée d’habits oubliés jonchant parfois le sol. Manon, s’amusant de la différence entre les « sédentaires » de la maison et les « nomades » de la forêt, confie apprécier le côté éphémère de ces habitats.
Le partage comme leitmotiv
La Marquise, lieu de vie collective, est aussi un lieu de passage et de partage. Dans les étages de la maison, une bibliothèque en libre service et un dortoir, sur les murs duquel sont inscrits quelques slogans anarchistes, sont ouverts aux visiteurs, ponctuels ou réguliers. Lucie*, bien qu’effectuant sa première venue à Roybon, est familière de ce type de lieux : « Je connaissais quelques personnes habitant dans des squats, mais je n’y avais jamais vécu moi-même. Je suis montée à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes pour voir le lieu et son organisation, et j’y suis finalement restée un an. Je voulais vivre selon ce fonctionnement, avec cette liberté, et on a besoin d’une lutte pour pouvoir le faire et ainsi bénéficier d’une zone libre. En tout cas, cela m’a permis de mettre le doigt sur bon nombre de choses qui me rendaient malheureuse dans la vie. » Dans la lumière tamisée de la pièce à vivre, la radio diffusant son fond sonore, se tient la réunion d’organisation hebdomadaire. Y est notamment évoquée la charpente de l’atelier attenant à la maison, volontairement incendié en pleine nuit par des opposant·e·s à la ZAD il y a quelques mois. À l’issue des discussions, quelques chaleureuses mélodies de guitare et d’accordéon viennent clôturer la veillée autour d’une tisane fumante.
Dans la fraîcheur du matin, agenouillé sous des serres de fabrication artisanale, Sylvain* désherbe les plants d’aubergines. Il est notamment passé par Sivens, avant d’arriver ici au début de la lutte. Il faut dire que les échanges avec les différentes zones sont nombreux : « On a beaucoup de contacts avec Bure notamment, où ils se battent contre des projets titanesques. Personnellement, les occupations, ça me fait toujours rêver. » En arrosant ses salades, il admet que « la vie en collectivité est difficile. On ne s’est pas choisi·e·s et on apprend à se connaître tous les jours. Je sais que j’ai beaucoup d’exigences sur le commun et je me fais vite happer par les tâches du quotidien. Je dois me faire violence pour laisser de la place aux autres, quitte à ce que ce ne soit pas fait à ma manière ou au rythme qui m’aurait convenu. » Malgré ces difficultés, il est « satisfait de pouvoir vivre une lutte de A à Z et du chemin personnel construit. C’est dingue ce qu’on apprend ici, humainement comme techniquement. » Ce partage quotidien, qui peut prendre de multiples formes, est également en vigueur sur le plan financier, même si les besoins sont moindres : « On fait parfois des chantiers collectifs, d’autres fois des chantiers thunes s’il nous faut de l’argent. À titre personnel, je n’ai pas eu de revenu régulier pendant les deux dernières années. On avait une organisation informelle. Ça a fonctionné mais je me suis senti dépendant des autres, ce n’était pas très agréable. Heureusement, on a peu de besoins financiers pour vivre au quotidien. »
Si tout n’est pas parfait, les habitant·e·s de la ZAD construisent, entre la forêt et la Marquise, un modèle de société alternatif et comptent le faire vivre tant qu’ils le pourront, comme le dit Michel : « Je ne lâcherai pas et me battrai jusqu’au bout contre ces projets, ici ou à Bure. » Audrey, elle, souhaite reprendre des études par correspondance en restant dans la maison forestière. Quant à Sylvain, il estime que si la lutte contre le projet est au cœur de la ZAD : « Le plus important, c’est la construction collective. » Et de conclure : « On nous présente souvent comme des punks no future, mais je ne suis pas un punk no future, j’ai envie de penser l’avenir. » L’arrosoir à la main, il contemple la façade de la Marquise, que viennent encore lécher les rayons du soleil.
Jean-Philippe Peyrache (texte et crédits photos)
Illustrations par Rokessane
* Les prénoms ont été modifiés
1 NO TAV : mouvement de contestation populaire contre le projet de ligne à moyenne vitesse Lyon-Turin
2 Expression anglaise définissant la « philosophie punk », caractérisée par la liberté maximale de l’individu et la mise en place d’un cadre de vie comportant le moins de restrictions possibles
C’est quoi une ZAD ? Le terme ZAD est un acronyme militant désignant une « zone à défendre », détournant son sens original : « zone d’aménagement différé ». Il désigne une forme de squat à vocation politique, souvent destinée à s’opposer à un projet d’aménagement. La France en compterait actuellement entre 10 et 15, parmi lesquelles : - Notre-Dame-des-Landes, en Loire-Atlantique, occupée depuis 2008 contre un projet d’aéroport. - Sivens, dans le Tarn, occupée à partir de 2013 en opposition à un projet de barrage, et qui a vu la mort de Rémi Fraisse lors d’affrontements avec la police. Le projet en l’état a été annulé par la justice. L’occupation s’est achevée en 2015. - Roybon, dans l’Isère, occupée depuis 2014 pour combattre un projet de Center Parc. - Bure, dans la Meuse, occupée depuis 2015 pour lutter contre un projet d’enfouissement de déchets nucléaires. Dans ce cas précis, on parle d’occupation mais le terme ZAD n’est pas utilisé. J-P.P.
Bref historique de la ZAD de Roybon Le projet de Center Parcs démarre en 2007, année à laquelle Pierre & Vacances choisit la forêt de Chambaran, incluse dans une ZNIEFF (Zone Naturelle d’Intérêt écologique, Faunistique et Floristique) pour accueillir son futur centre. L’entreprise bénéficie de l’appui du président du Conseil Général de l’Isère de l’époque, André Vallini. Rapidement, la résistance s’organise avec la distribution de textes critiques et la création d’associations d’opposant·e·s. En 2010, un premier permis de construire est signé, attaqué au tribunal administratif et suivi par plusieurs recours ralentissant l’exécution du projet. À la suite d’une enquête publique menée au printemps 2014, la commission d’enquête émet un avis défavorable, en raison notamment de la superficie des zones humides détruites, contrairement au CODERST (Conseil Départemental de l’Environnement et des Risques Sanitaires et Technologiques). Début octobre 2014, le préfet de l’Isère donne tout de même son accord pour commencer les travaux, qui démarrent rapidement mais sont interrompus en raison de contestations et d’une occupation débutant sur la zone. Dans le même temps, des habitant·e·s et élu·e·s de la région font entendre leur soutien au projet de Center Parcs, principalement dans une perspective de développement économique et de retour de l’emploi. S’ensuivent plusieurs recours judiciaires, la dernière décision rendue étant celle de la cour administrative d’appel de Lyon, qui confirme fin 2016 l’illégalité de deux des trois arrêtés préfectoraux ayant permis le démarrage des travaux. Pierre & Vacances se résout alors à se pourvoir auprès du Conseil d’État, dont la décision est attendue dans les mois à venir. J-P.P.
Center Parcs ? Center Parcs est une marque néerlandaise de villages de vacances et résidences de tourisme, née en 1968. Le principe de ces villages, ouverts toute l’année, est de proposer l’hébergement dans des centaines de cottages, construits autour d’équipements de loisirs et de service, au cœur de domaines forestiers. En plus des restaurants, commerces et autres spas, la principale attraction est l’Aqua Mundo, bulle transparente à 29 °C abritant des activités aquatiques dans un décor tropical. La France compte actuellement cinq domaines dans l’Eure, le Loir-et-Cher, la Moselle, l’Aisne et la Vienne. Le projet de la forêt de Chambaran prévoit, quant à lui, la construction d’un village de 990 cottages (environ 5 500 lits) et d’un espace aqualudique de 203 hectares. Il est prévu qu’il accueille 380 000 visiteurs par an. J-P.P.