Vidéosurveillance algorithmique : comment le lobby a ouvert la voie

Après des années d’utilisation illégale, la vidéosurveillance algorithmique a récemment été autorisée en France par la loi JO du 19 mai 20231. Si l’État, par ses financements, et les collectivités par leur souhait de lutter contre l’insécurité, ont largement contribué au déploiement de la caméra dans l’espace public, l’industrie de la surveillance a su s’appuyer sur un groupe de lobbying à l’activité discrète, mais non moins influente : l’Association nationale de la vidéoprotection.

Le 27 juin 2023 se tenait l’événement bisannuel de l’Association nationale de la vidéoprotection (AN2V) au musée des Arts forains à Paris. Intégrateurs, fabricants, éditeurs de logiciels, bureaux de conseils, élus, cadre du ministère de l’Intérieur… Ce ne sont pas moins de 300 acteurs et représentants du monde de la vidéosurveillance en France qui ont répondu à l’invitation de Dominique Legrand, président d’AN2V, pour discuter, célébrer et consolider l’écosystème marchand de la surveillance sur le territoire.

Par le biais de ce groupe de lobbying qu’il a fondé en 1994, cet ancien ingénieur en électrotechnique est devenu, au fil du temps, un personnage incontournable du marché de la vidéosurveillance en France, dont le chiffre d’affaires pèse 1,6 milliard d’euros2.

Dominique Legrand ne se définit pas comme lobbyiste. Son association se présente comme un groupement répondant à un simple besoin de « mutualisation des expériences dans le domaine des technologies de sûreté » et son fondateur se défend d’être un promoteur de la surveillance dans l’espace public : « Nous ne sommes pas là pour vendre des caméras, mais pour que, s’il y a vidéoprotection, elle soit faite dans les règles de l’art et avec efficacité (…). Les dérives effectivement peuvent être rapides, il faut être vigilant et nous sommes là pour ça. »3

Mais ce vernis bienfaiteur et désintéressé s’effrite rapidement quand on se penche d’un peu plus près sur l’activité foisonnante et prolifique de l’association. Avec un chiffre d’affaires de presque un demi-million d’euros en 2018 (deux fois supérieur à 20174), l’AN2V se targue d’avoir 150 entreprises adhérentes (jusqu’à 3 000 € pour en être). Elle organise de nombreux événements (Université de la Sécurité, nuits de l’AN2V, réunions hebdomadaires), est présente à tous les événements sécuritaires (Expoprotection, Eurosatory, Milipol) ou stratégiques (Salon des maires) et édite à 7 000 exemplaires un catalogue de présentation des acteurs de la vidéosurveillance « envoyé à toutes les villes de plus de 3 000 habitants, aux transporteurs, bailleurs, institutions ».

Le ministère de l’Intérieur et les polices municipales sont également une cible naturelle et privilégiée pour l’association. En bon organisateur, Dominique Legrand explique que « toutes les forces de l’ordre au sens large sont invitées gratuitement, parce qu’on ne veut pas que ce soit un frein »5. Un rôle d’entremetteur entre ceux qui manipulent les caméras et ceux qui les fabriquent, que son président résume ainsi : « Finalement, c’est sur ce triptyque entre l’offre, la demande et les forces de l’ordre que l’on trouve la véritable réalité de demain (…), et on a bien compris qu’entre le terrorisme et le Covid, on avait de nombreux chantiers à produire. »

« Positionner l’industrie française comme leader mondial de la sécurité de la ville intelligente »

Comité stratégique de la filière Industries de sécurité

Cette position centrale permet à l’AN2V d’occuper une place de choix dans le comité stratégique de la filière Industries de sécurité (CSF-IS). Ce groupement représenté par Marc Darmon, directeur général adjoint de Thales, est en lien direct avec le Premier ministre et le ministre de l’Économie pour décider des grandes orientations sécuritaires et industrielles du pays. Le CSF-IS est notamment à l’origine d’un récent programme intitulé « territoires de confiance » visant à « positionner l’industrie française comme leader mondial de la sécurité de la ville intelligente ». Un programme d’expérimentations de solutions sécuritaires piloté directement par Thales et… l’AN2V. Derrière le terme de « ville intelligente » se cache notamment la très controversée vidéosurveillance algorithmique (VSA). Nouveau cheval de bataille de l’AN2V depuis quelques années, l’association a joué un rôle central dans le déploiement de ces logiciels, qui s’appuient sur de l’intelligence artificielle pour analyser le comportement des citoyens en temps réel — reconnaissance faciale incluse — dans l’espace public.

L’arrivée de la VSA sur le marché français se situe autour de 2015. Mais à part quelques expérimentations officielles6, la plupart des déploiements se sont déroulés en toute opacité et en dehors de tout cadre légal. Une situation qui constitue un risque non négligeable pour le futur de l’industrie de surveillance. L’AN2V prend alors les devants en juin 2021, profitant de la période d’élaboration de la loi sécurité globale pour créer un « groupe de travail », afin de « favoriser l’expérimentation dans le domaine de l’intelligence artificielle appliquée à la sûreté ». Mettant en avant ses liens avec les porteurs du projet de loi à l’Assemblée — les députés Alice Thourot et Jean-Michel Fauvergue, ancien patron du RAID —, l’association se positionne en faveur de la reconnaissance faciale : « La France ne pourra pas se priver indéfiniment d’une technologie utile, dans des cas d’usage bien définis et strictement encadrés par la loi. »7 Face au déploiement croissant de la VSA (200 villes françaises seraient actuellement équipées), la CNIL avait annoncé qu’elle publierait début 2022 sa position sur l’usage de ces dispositifs algorithmiques dans l’espace public. Coincée entre les atteintes aux libertés publiques — droit à l’anonymat, à la vie privée, de manifester, etc. — et l’occasion économique opportune que représente la VSA pour l’industrie sécuritaire (28 milliards de CA en 20208), la CNIL invite les pouvoirs publics à rapidement légiférer pour encadrer l’usage de la VSA. De son côté, l’AN2V publie également un communiqué pour influencer le débat : « Il n’est pas concevable de brider l’innovation » et cette consultation « doit participer à favoriser l’émergence de leaders français de la vidéoprotection-vidéosurveillance ».

En novembre 2022, lors d’une conférence au salon Expoprotection à Paris, Dominique Legrand annonce avoir organisé quelques semaines plus tôt une réunion avec le ministère de l’Intérieur et la CNIL où la VSA était au cœur des débats, et propose à son auditoire une synthèse de ces échanges.

À la surprise générale, l’ancien ingénieur invite à « débrancher l’intelligence [des caméras] embarquée[s], car ce n’est pas conforme ». Après un court silence, il tient à rassurer les professionnels du secteur présents dans la salle : « Il va y avoir une loi d’exception cadrée dans le temps et l’espace sur les JO (…). Je tiens cela du député [Philippe] Latombe. » Le 19 mai 2023, la loi JO 2024 est promulguée et ouvre officiellement la voie à une surveillance algorithmique de masse sur le territoire. Au détriment des libertés et pour le plus grand bonheur des industriels.

Thomas Jusquiame

Illustration : Fred Z

Paru dans La Brèche n° 9 (août-octobre 2024)

  1. « Jeux Olympiques de Paris 2024 : “un projet de société de surveillance” », La Brèche n° 2, mars-avril 2023 ↩︎
  2. « Vidéosurveillance : la CNIL veut définir un cadre pour les “caméras augmentées” », Les Échos, 18 mai 2022 ↩︎
  3. « Les désidératas des marchands de vidéoprotection », Next, 17 septembre 2021 ↩︎
  4. https://www.pappers.fr ↩︎
  5. Émission du 10 janvier 2022, « Face aux syndicats », ANews Sécurité ↩︎
  6. « À Châtelet, des caméras pour détecter le port du masque mais “sans finalité de verbalisation” », Les Numériques, 12 mai 2020 ↩︎
  7. https://an2v.org ↩︎
  8. https://www.conseil-national-industrie.gouv.fr, « Contrat stratégique de la filière. Industries de sécurité. 2020-2022 » ↩︎
  9. Laurent Mucchielli, Vous êtes filmés ! Enquête sur le bluff de la vidéosurveillance, Armand Colin, 2018 ↩︎
  10. Cf. notamment Eric L. Piza & coll., “CCTV surveillance for crime prevention. A 40-year systematic review with meta-analysis” (« Surveillance CCTV pour la prévention de la criminalité. Une revue systématique et une méta-analyse sur 40 ans »), Criminology and Public Policy, Ohio State University, vol. 18, n° 1, février 2019 ↩︎
  11. « Le nouveau business de la vidéosurveillance algorithmique automatisée », Next, 9 mai 2022 ↩︎
Surveillance massive de nos comportements par des machines

Depuis sa première installation à Levallois-Perret en 1994, la vidéosurveillance n’a cessé de se déployer dans l’espace public français. On estime aujourd’hui que 80 à 90 % des communes sont vidéosurveillées9.

Or, des études scientifiques de terrain menées en France et à l’étranger10 ont démontré que la vidéosurveillance n’aidait pas significativement à résoudre les enquêtes ni ne réduisait le nombre de crimes violents, de délits liés à la drogue ou de troubles à l’ordre public dans les villes. Plusieurs raisons expliquent cette inefficacité : le manque de coordination entre les forces de sécurité (privées, régaliennes, municipales), la mauvaise qualité des images, des caméras mal orientées, sales... Mais le problème majeur tient au nombre pharaonique de flux vidéos comparé aux faibles effectifs d’agents censés les exploiter. « Si on prend un lieu comme la gare Part-Dieu
à Lyon, avec un réseau de 600 caméras, vous ne pouvez pas avoir les yeux partout, explique M. Legrand. Que fait-on de ces six cents flux ? Option 1, rien. Option 2, on utilise des mécanismes d’automatisation qui permettent par exemple d’afficher à l’écran dès qu’un individu court.
»11

Les raisons qui justifient l’installation de la VSA dans la loi JO sont celles de la lutte contre le terrorisme ou d’atteintes graves à la sécurité des personnes. Si cette technologie n’a jamais pu démontrer une quelconque efficacité sur ces thèmes, l’avènement d’algorithmes dans l’espace public laisse entrevoir des perspectives de surveillance massive et constante de nos comportements par des machines, dans un contexte politique de plus en plus autoritaire.