Tellines : disparition énigmatique d’un coquillage emblématique

Se plonger dans l’histoire des tellines camarguaises c’est découvrir l’essor et le déclin d’un coquillage, icône de toute une région, tué par la loi du marché. Ces mollusques de Camargue ont connu leur âge d’or à partir des années 1960 jusqu’au début des années 2000. Puis, trop pêchés, décimés par la pollution et l’érosion, ils ont commencé à se faire rare. Les pêcheurs ont dû aller plus loin, plus profond, à tel point que l’on ne trouve presque plus de tellines en Camargue. Un comble… et surtout un grand gâchis.

La Camargue est surtout connue pour ses paysages somptueux avec ses plages de sable fin, ses étendues d’eau accueillant chevaux, taureaux et flamants roses, mais aussi pour ses tellines. Ce petit coquillage au goût de noisette iodée est l’emblème culinaire de ce magnifique territoire du sud de la France. Ou plutôt il l’était. Car la telline camarguaise est en voie de disparition.

Ce coquillage allongé et de couleur blanc cassée niche dans le sable fin. Il dispose dans le Parc naturel de Camargue d’un lieu privilégié pour son développement. La pêche de ce mollusque se pratique depuis la fin des années 1950 au niveau du delta du Rhône, sur une zone de plusieurs kilomètres entre Salin-de-Giraud et les Saintes-Maries-de-la-Mer. Dans la famille de Christophe Mondet, l’activité se transmet de génération en génération : « Au départ, les tellines étaient seulement vendues aux restaurateurs et marchés du coin. Quand mes parents ont commencé, le coquillage permettait de se faire de l’argent pour s’acheter un bateau et aller au poisson. » À cette époque, le pêcheur, une fois les mollets dans l’eau, pouvait planter son tellinier – combinaison du râteau et de l’épuisette – et n’avait qu’à se baisser et ramasser : « Tu prenais 20 à 30 kilos et en quelques heures c’était réglé. »

Le marché de la telline camarguaise connaît un véritable essor à partir des années 1980, suite aux déconvenues des terrains de jeu de nos voisins italiens et espagnols, où le coquillage est très prisé. « L’Italie comptait deux gros sites de pêche de tellines à Gênes et Naples. Et en Espagne, c’était à Valence », souligne Willy Massolo, pêcheur de tellines de 1993 à 2009. La forte demande a entraîné une surpêche qui s’est traduite par un épuisement des stocks à la fin des années 1980. « Ils ont tout raclé chez eux, jusqu’à la dernière. Ils ont fini au bateau », raconte Christophe.

L’âge d’or de la telline camarguaise

Résultat, au début des années 1990, la demande s’amplifie et s’organise en Camargue. « Les mareyeurs, des grossistes, sont venus pour répondre à la demande italienne et espagnole », se souvient Willy. Les pêcheurs de tellines connaissent alors l’âge d’or : beaucoup de coquillages et autant de demandes. « Cinq ou six grossistes achetaient la quasi-totalité de la pêche locale. » Au plus fort de l’activité, le contingent est monté jusqu’à 130 pêcheurs. Il faut dire que le confort était total : « La zone de pêche s’étalait sur des kilomètres et il y avait des tellines un peu partout. Même par mauvais temps, on tirait toujours. »

Mécaniquement, les pêcheurs répondent à la demande. « La pêche se faisait d’abord avec les bottes. Puis, à la fin des années 1970, certains ont remarqué qu’un peu plus loin, sur les bancs, elles étaient plus belles », raconte Christophe. Les pêcheurs ont enfilé la combinaison en néoprène à partir des années 1980. « Puis, ç’a été l’escalade. » Une escalade pour une inexorable descente en enfer.

Avec les échasses, la pêche devient « aussi magique que destructrice »

La raréfaction du coquillage a commencé au début des années 2000. L’explication est multiple : la pollution du Rhône qui se jette dans le golfe camarguais, la surpêche, le commerce des plus gros qui sont les reproducteurs, ou encore l’érosion des côtes. Devant les premiers signes d’un essoufflement du stock de tellines, la réglementation a été relativement durcie en 2001, mais pas véritablement appliquée. Cela commence par le non-respect de la maille réglementaire de 2,5 cm « par manque de contrôles », regrette Willy. Avec la raréfaction du coquillage, le pêcheur doit aller de plus en plus loin. De l’eau jusqu’aux genoux, le pêcheur avance jusqu’au nombril puis jusqu’au cou : « On se leste à la taille et aux épaules. Sur la fin, je portais jusqu’à 40 kilos sur moi. Physiquement ça use. » La pêche se pratique debout, à hauteur d’homme. Cela permet d’éviter de pêcher les tellines reproductrices, plus grosses, qui se trouvent entre 2 et 3 mètres de profondeur. « Mais le mareyeur, très demandeur de ces grosses tellines, proposait des prix beaucoup plus élevés. » Un appel du marché mortifère. « Certains pêcheurs ont inventé un système d’échasses en inox qui leur a permis d’aller dans des fonds de 2 ou 3 mètres. C’est surtout ça qui a fait beaucoup de mal. Ils ne se faisaient pas contrôler et ont tout ramassé. Ils n’avaient qu’une idée en tête, : le profit. Une pêche aussi magique que destructrice », peste Willy.

« Quand tout ce que tu pèches, on te l’achète, tu ne te poses pas la question »

Christophe Mondet, ancien pêcheur de tellines

La course infernale est difficile à contrer. À partir de 2005, la Camargue a connu ce que l’on a appelé la « guerre des tellines »1. Une poignée de pêcheurs inquiets demandant des restrictions se sont heurtés à une majorité aveugle et des autorités faisant la sourde oreille. « Avec une dizaine de pêcheurs, nous avions essayé d’alerter et de mettre en place des restrictions. Nous avions monté l’association des telliniers camarguais dont le but était de pérenniser la vie des tellines dans le golfe de Camargue », détaille Willy. Au programme : la mise en place d’un quota par pêcheur et par jour, une période de fermeture pendant la reproduction située au printemps, l’interdiction stricte de la pratique de pêche aux échasses, etc. Des mesures qui allaient dans le sens du rapport de 2007 du Parc naturel de Camargue2 qui indiquait que « les débouchés économiques intéressants de ce coquillage ont provoqué l’augmentation du nombre de pêcheurs mais aussi une modification des techniques de pêche. […] Le gisement ainsi exploité se trouve en danger car la totalité des géniteurs est soumise à la pression de la pêche. »

Pourtant rien ne bouge. « Nous n’avons jamais été suivis par les autorités et la plupart des pêcheurs n’ont pas voulu y adhérer. Tous ont voulu continuer à piller le gisement malgré les signaux d’alerte », se désole Willy. Des clans se forment et l’ambiance devient délétère, comme le raconte Christophe : « Certains dénonçaient “untel a pris le bateau de nuit pour aller pêcher la telline”. On demandait des restrictions, mais, avec du recul, il était déjà trop tard. Quand tout ce que tu pèches, on te l’achète, tu ne te poses pas la question. Tout le monde a fait pareil. Nous sommes tous fautifs ! »

La surpêche n’explique pas tout

Ce dernier rappelle que la surpêche n’est pas la seule explication : « La pollution a fait aussi beaucoup de mal. On est entre les deux bras du Rhône. Au niveau de l’embouchure, l’eau n’est vraiment pas belle. Les jours de vent, on retrouvait des tapis de tellines mortes sur la plage. » Christophe évoque également l’érosion de la côte « qui a accentué les courants et engendré la disparition de certains bancs de sable ». Bref, les conditions pour la prolifération du coquillage se sont peu à peu dégradées.

C’est ce que confirme le Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins (CRPMEM) Occitanie qui a lancé l’année dernière le projet Medfish tellines : « Nous sommes passés de 150-200 tonnes de tellines débarquées par an par les pêcheurs de l’Hérault dans le début des années 2000, à 20 tonnes en 2020. Donc clairement, l’effort de pêche a énormément diminué tout comme la pression sur la ressource. Si le seul impact sur la telline était un effort de pêche important, alors les stocks seraient remontés. » Willy est plus sceptique : « Entre 1995 et 2002, des tonnes partaient chaque jour chez les grossistes. Quand on les pêche toutes jusqu’à la dernière, à un moment il n’y en a plus… »

Le temps des reconversions

Le coquillage est resté inscrit à l’ardoise du restaurant de Christophe Mondet, le Mazet du Vaccarès, « jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus », en 2020. « Je pêchais pour le restaurant. Mais j’ai arrêté. Quand il n’y a rien, c’est dur. » Il a repris dernièrement l’établissement familial qui ouvre seulement le week-end. Et la semaine, il pêche. Avant c’était les tellines, maintenant c’est les poissons : daurade, loups, turbot… « Quand tu ne gagnes plus ta vie, il faut se rendre à l’évidence. Mais pour ceux qui n’avaient que ça, ce fut très compliqué. »

C’était le cas de Willy Massolo qui a dû rebondir : « J’ai commencé en 2006 un CAP boulanger dans l’optique d’une reconversion. J’avais compris que ça n’allait pas durer. J’ai définitivement arrêté la pêche en 2009, à contrecœur. J’adorais ce travail qui m’offrait une énorme liberté. Je vendais à qui je voulais quand je voulais. Je n’avais pas de patron. Travailler dans le Parc naturel de Camargue c’est exceptionnel. Je pouvais passer 6 à 7 heures dans l’eau sans apercevoir un être humain. Ce paysage, ça n’a pas de prix. Même si c’était très physique, c’était une chance. Je ne retrouverai jamais de telles conditions de travail. » Christophe fait, lui aussi, un constat amer : « Tant que tout le monde gagne sa vie, personne ne s’inquiète. Quand ça a commencé à baisser un petit peu, les anciens disaient “c’est cyclique, juste une mauvaise année”. On espère toujours que la suivante sera meilleure. Et aujourd’hui, il n’y a plus de tellines. On a vu que ça allait très vite. Mais cette histoire ne concerne qu’une centaine de pêcheurs, alors ça n’intéresse personne. »

Pourtant, elle est un parfait exemple d’une ressource que l’on pensait inépuisable et aujourd’hui disparue. En une grosse décennie, les Camarguais ont fait comme les Espagnols et les Italiens. Et maintenant, comme eux, pour assouvir notre appétit de tellines, nous regardons ailleurs. À Saintes-Maries-de-la-Mer et ses environs, ce coquillage demeure un plat incontournable. Alors certains restaurateurs proposent toujours des tellines, mais sauf chance inouïe, vous n’en trouverez plus venant de Camargue. Elles peuvent venir de Bretagne, de Bulgarie ou même de l’autre côté de l’Atlantique : « Certains les font venir du Pérou. Des tellines surgelées, en avion… Par curiosité, avec mes parents, on a essayé. Ça n’a aucun goût. Mais tu mets de l’aïoli et les touristes qui veulent des tellines se lèchent les doigts. » On n’apprend décidément pas de nos erreurs.

Clément Goutelle

Illustration : Gui Mia

« Le jour où les conditions seront réunies, elles reviendront »
Le Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins (CRPMEM) Occitanie a débuté l’année dernière une bibliographie dans le cadre du projet Medfish tellines. Cela permet de mieux comprendre toutes les raisons de la disparition du coquillage camarguais. « La telline se reproduit lorsqu’il y a une variation brutale de température et/ou de salinité. Sur le secteur camarguais, cela se produit à la suite des crues hivernales du Rhône. Les dernières grandes crues de ce fleuve remontent à 2002-20033. Les années qui suivirent sont les dernières où il semble y avoir eu pas mal de débarquements de tellines, ce qui corrobore l’hypothèse selon laquelle le changement climatique et les sécheresses de plus en plus fortes nuisent à la telline », indique Mathilde Charpentier, technicienne au CRPMEM Occitanie. Le mollusque est un animal filtreur, et « a pu être victime du même phénomène que la sardine avec une réduction de la taille et du type de phytoplancton qu’elle mange ayant donc un impact sur la croissance et l’abondance » de cette dernière. « Les travaux de réensablement et le pompage de sable dans certaines zones impactent aussi très certainement l’espèce », précise Mathilde Charpentier.
Mais aucune étude n’a été faite sur la biologie de la telline en France. Nous en restons donc au stade des hypothèses : « Je pense que la diminution de son abondance est une combinaison de tous ces facteurs. Il y a pu avoir de la surpêche et certaines pratiques non-durables il y a une vingtaine d’années, mais quand on voit les quantités débarquées aujourd’hui, on comprend bien que rien n’empêche la telline de revenir aujourd’hui, si ce n’est que les conditions du milieu ont changé et ne sont plus optimales pour elle. Le stock aurait dû se reconstituer depuis quelques années, et ce n’est pas le cas. Je pense que d’autres facteurs sont à l’œuvre malheureusement. »
Ce même phénomène touche également les tellines de Bretagne. Pour Bastien Moysan, pêcheur paysan de tellines en Finistère sud, le problème vient d’abord de la qualité du milieu : « Dans les années 1960, il y avait 100 thoniers sur l’île de Groix, parce qu’il y avait du thon. Il y avait du thon parce qu’il y avait des sardines, du krill, du plancton et du phytoplancton. Pour les tellines comme pour n’importe quel animal marin, la problématique est la même : si l’eau n’arrive pas saine et chargée en nutriments et qu’il n’y a donc rien à manger, elles ne peuvent pas rester. » En Camargue, la problématique vient de la pollution du Rhône. En Bretagne, les facteurs sont différents avec notamment les pesticides utilisés dans l’agriculture intensive de tulipes, jacinthes et iris : « Nous avons des phytosanitaires pour l’agriculture d’un côté et le lisier des porcheries qui génère une eutrophisation du milieu de l’autre. Le gros problème c’est le milieu, pas le pêcheur. On pêche la telline à la main et c’est hyper réglementé avec l’Ifremer. Nous sommes des sentinelles. » Il a déjà pu constater l’effet dévastateur de la dégradation d’un milieu : « Je pêchais la palourde en fond de rade de Brest. Nous étions sept à temps plein. Mais il n’y en a plus parce que l’environnement s’est dégradé en 2008. Pour moi, cela correspond à l’arrivée des néonicotinoïdes sur les semences de blé, mais c’est impossible à prouver. »
Depuis qu’il pêche la telline dans la baie d’Audierne, dans le Finistère sud, il a constaté un déclin à partir de 2009 : « On observe une grosse chute du nombre de tellines, mais depuis trois ans, ça revient côté sud. » Il se veut donc optimiste : « La telline est un coquillage qui se multiplie très rapidement si l’environnement est favorable. Le jour où les conditions seront réunies, elles reviendront. » Cela laisse un espoir aussi du côté de la Camargue.
  1. « Camargue, la guerre des tellines », documentaire, 51 minutes, 2019, de Vincent Froehly ↩︎
  2. Étude globale sur la telline (Donnax Trunculus – Linné 1767) en Camargue, par le Parc naturel régional de Camargue, Biotope, P2A Développement, juin 2007 ↩︎
  3. Débits remarquables du Rhône (source CNR), http://pluiesextremes.meteo.fr ↩︎