Refus de dépistage : CMV ou la « pandémie » invisible et évitable

Certains médecins parlent de « pandémie » invisible. Le cytomégalovirus (CMV) se transmet via la salive ou l’urine et peuple les crèches et autres collectivités où les miasmes s’échangent avec entrain. Il est souvent bénin, sauf pour les fœtus. Depuis des années, médecins et associations tentent de faire connaître ce virus aux futurs parents en instaurant un dépistage systématique.

Léa Janoray a découvert le mot « cytomégalovirus », alors qu’elle était déjà enceinte de 36 semaines, en février 2023. Celle qui attend alors son deuxième enfant passe une échographie de contrôle dans le cadre d’un diabète gestationnel. « L’échographe a remarqué une anomalie au niveau des ventricules du cerveau. Elle m’a prescrit des analyses qui contenaient une sérologie du CMV », se souvient-elle. Une batterie de tests plus tard, elle apprend qu’elle a attrapé ce virus pendant sa grossesse et qu’elle l’a transmis au fœtus. L’IRM confirme une atteinte neurologique extrêmement grave, deux semaines plus tard. « Ça a été le coup de massue. Mon terme était à la fin du mois. » Léa et son mari choisissent d’interrompre la grossesse. Elle a subi une interruption médicale de grossesse après l’avis d’une commission, quasiment le jour où elle aurait dû accoucher. « C’est comme si on nous avait caché l’existence de ce virus. On nous fait tout un blabla sur plein d’autres choses qui sont beaucoup moins graves, mais un virus qui peut avoir des séquelles aussi importantes, on ne nous en parle pas », regrette-t-elle.

Le 19 mars dernier, une tribune signée par plusieurs médecins est publiée dans les pages du Monde1. Ils y dénoncent l’invisibilisation d’une « pandémie », s’indignant d’un nouveau refus de dépistage prénatal du cytomégalovirus par le Haut Conseil de la Santé Publique (HCSP). Cytoquoi ? Ce nom à connotation mi-barbare, mi-quatrième dimension ne parle qu’aux initiés. Et c’est bien, ici, ce qui révolte ces professionnels de santé et associations de malades. Ils aimeraient que davantage de personnes connaissent a minima son diminutif : CMV. Si son nom n’inspire pas grand monde, ce virus est plutôt courant. La moitié des femmes l’ont déjà rencontré. Souvent asymptomatique ou causant un petit syndrome grippal, cette infection peut se révéler bien plus dangereuse lorsqu’elle est acquise in utero. Elle peut provoquer des anomalies de développement de l’oreille interne et des séquelles intellectuelles ou motrices plus ou moins graves allant jusqu’à la mort du fœtus. C’est la première cause de surdité non-génétique de l’enfant.

Des consignes « inefficaces et culpabilisantes »

L’instance officielle recommande de continuer à promouvoir les gestes barrières pour se protéger de ce virus qui se transmet par contact rapproché via les liquides biologiques. En résumé : se laver les mains après avoir changé une couche, ne pas essuyer les larmes de son enfant et ne pas lécher sa cuillère. Des consignes que chacun jugera plus ou moins ardues à appliquer avec un enfant en bas âge, et qui seraient selon le professeur Yves Ville, gynécologue et directeur du centre de diagnostic prénatal de médecine fœtale de l’hôpital Necker, « inefficaces et culpabilisantes ».

« La plupart des patientes que je reçois en consultation ont appliqué ces gestes, mais elles l’ont quand même contracté. Résultat, elles ressentent un immense sentiment d’échec », raconte le gynécologue. « Le problème est qu’elles commencent souvent à faire attention quand la grossesse est déjà bien avancée, car elles n’ont pas été prévenues en amont. Et c’est trop tard », explique celui qui se bat depuis plusieurs années pour un dépistage systématique de ce virus avant ou en tout début de grossesse pour permettre la mise en place d’un traitement existant. Léa est loin d’être la seule à avoir manqué d’information sur le sujet. Dans l’enquête nationale périnatale publiée en 2021 par Santé publique France2, qui passe en revue les pratiques médicales depuis 2016, « seules 16 % des femmes déclarent avoir reçu des conseils pour limiter la transmission du CMV ». Une méconnaissance des professionnels de la périnatalité qui était déjà soulignée par le HCSP dans son avis publié en 2018 : « 46 % des médecins et 35 % des sages-femmes connaissent le CMV et près de 70 % d’entre eux ne donnent pas d’information aux femmes enceintes. » Le rapport pointe une fracture territoriale concernant le dépistage pratiqué sur 47 % de patientes en Île-de-France contre 19 % en province, qui peut s’expliquer par la proximité avec l’hôpital Necker.

Cette inégalité d’accès à l’information peut mener à une errance médicale. Jessy Kosman a entendu ces trois lettres au lendemain de son accouchement. « Lors du premier test auditif de ma fille, on m’a demandé si je n’avais pas contracté le CMV. Avant d’évacuer le sujet, car je n’exerçais pas de métier en lien avec la petite enfance. » Deux mois plus tard, le diagnostic se confirme pourtant avec la malformation du cerveau et la surdité bilatérale de sa fille. Elle a aujourd’hui 7 ans et est polyhandicapée, elle ne parle pas et ne marche pas. Pourtant, Jessy Kosman avait le profil « typique » dressé par Yves Ville en étant déjà mère d’un enfant en bas âge.

« Une efficacité du traitement pour deux tiers » des 600 patientes

Yves Ville, gynécologue et directeur du centre de diagnostic prénatal de médecine fœtale de l’hôpital Necker

À l’automne 2023, la députée Renaissance Stéphanie Rist a fait émerger la question sur le plan politique, en faisant voter un amendement dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour l’année 2024, visant à rendre le dépistage systématique au premier trimestre de grossesse. « Beaucoup de professionnels de santé, qu’ils soient gynécologues ou médecins, le dépistent déjà chez les femmes enceintes. On a voulu le systématiser », expose son cabinet. Actuellement, seule l’Italie a opté pour un dépistage systématique, quand d’autres pays comme l’Australie et le Canada proposent un dépistage ciblé, sur les femmes ayant déjà un enfant en bas âge notamment, selon la Haute autorité de santé (HAS).

Cependant, pour le HCSP, les conditions ne sont pas réunies pour un dépistage systématique. Le groupe de travail qui s’est penché sur la question estime tout d’abord que la fenêtre de tir pour le faire est trop courte. « Entre le moment du dépistage et le moment où on pourrait donner le traitement, il s’écoule parfois 3 à 5 semaines. Le diagnostic arrive souvent trop tard pour que le traitement envisagé puisse être encore utile », explique Agathe Billette de Villemeur, médecin de santé publique et épidémiologiste, pilote du groupe de travail. D’autre part, le HCSP considère que les études actuelles ne permettent pas d’avoir suffisamment de recul sur le traitement par Valaciclovir, médicament prescrit habituellement contre l’herpès, donné actuellement à Necker. « On observe une diminution du risque de transmission de l’infection de la mère au fœtus, mais pas la réduction des séquelles », précise la médecin. Une allégation qui hérisse le professeur Ville : « Aujourd’hui, il y a 600 femmes répertoriées qui ont reçu ce traitement dans ces conditions et qui ont permis d’établir une efficacité du traitement pour deux tiers d’entre elles. Mais ils attendent des études sur des milliers, voire des millions de personnes. Ce qui est très difficile. »

Les membres du HCSP avancent l’argument de la peur d’angoisser les parents avec un dépistage sans traitement assuré derrière : « Si un test sanguin peut paraître simple à accepter, de nombreuses femmes et familles auraient à prendre des décisions difficiles en cas d’infection détectée. » Agathe Billette de Villemeur pointe des « risques d’interruptions volontaires de grossesse alors même que la femme ignore les séquelles potentielles sur le fœtus », sans avancer de chiffres précis.

Une crainte à laquelle ils répondent en confisquant cette décision aux principales concernées. « Le sujet de fond, c’est le droit à l’avortement », analyse Karen Bonarghi, qui a accouché de deux jumeaux en bonne santé, après une grossesse sous haute surveillance pour cause d’infection au CMV. Celle qui milite désormais pour une meilleure information autour de ce virus s’agace : « Les femmes ont le droit de ne pas vouloir vivre une grossesse stressante, inquiétante, il faut le rappeler. Mais la majorité de celles que j’ai pu croiser au sein de mon association cherche plutôt des solutions. »

Le 8 octobre dernier, l’Académie nationale de médecine a renouvelé sa recommandation de dépister les femmes
enceintes lors du premier trimestre de grossesse. En fi n d’année, la HAS rendra à son tour son avis, que l’on peut imaginer être dans la même veine que celui des Académiciens. Leur feuille de route énonce que « la connaissance » de la part des femmes de leur infection « pourrait renforcer [leur] participation active dans la prise de décision médicale concernant [leur] grossesse ».

Amandine Seguin

Illustration : Dobritz

Paru dans La Brèche n° 10 (décembre 2024-février 2025)

  1. « Le dépistage prénatal du cytomégalovirus encore retoqué : une pandémie invisible que le Haut Conseil de la santé publique choisit d’ignorer », Le Monde, 19 mars 2024 ↩︎
  2. « Enquête nationale périnatale. Les naissances, le suivi à deux mois et les établissements », rapport de Santé publique France, 2021 ↩︎