Procédures-bâillons : comment Bolloré « censure » l’info
Est-ce que mener cette enquête sur l’empire Bolloré nous amènera à un procès pour diffamation ? Vincent Bolloré goûte peu à la critique. Pour inviter les médias indépendants à renoncer à parler de ces sujets, le groupe n’hésite pas à lancer des attaques en justice, quitte à les perdre. Des attaques nommées procédures-bâillons.
Bolloré est bien connu des journalistes pour ses « procédures-bâillons ». « Le principe est de recourir à l’arme judiciaire pour faire taire un journaliste ou un lanceur d’alerte sur un sujet qui touche à l’intérêt public », explique Pauline Delmas, de Sherpa, une association qui défend les droits humains et environnementaux face aux grandes entreprises. « Le but n’est pas d’obtenir la victoire mais la censure, en épuisant financièrement et psychologiquement la cible. »
D’après la juriste, le groupe Bolloré est le premier à en avoir fait un usage décomplexé. S’il semble s’être calmé aujourd’hui, pendant des années, il a porté plainte quasi systématiquement dès qu’un article informait sur ses activités africaines et celles de Socfin, dont il est actionnaire. Entre 2009 et 2018, les groupes Bolloré et Socfin ont attaqué en justice une cinquantaine de journalistes, responsables d’ONG, directeurs et directrices de publication, avocats pour avoir enquêté sur leurs activités1. Tous types de médias et ONG sont concernés, de France Inter à Libération, en passant par Rue89, Greenpeace, France Culture, Le Monde ou encore Basta!.
Deux articles, quatre procès, cinq ans de procédures
Bolloré a porté plainte deux fois pour diffamation contre le média indépendant Basta!, suite à la publication d’articles qui dénonçaient l’accaparement des terres du groupe Socfin, en 2012 et 20162. « À l’époque, ça nous a surpris, se souvient Ivan du Roy, rédacteur en chef de Basta!. On avait écrit sur de nombreuses multinationales, on avait eu de temps en temps une demande de droit de réponse, mais jamais de plainte. » Il est d’autant plus étonné que l’article en question s’appuie sur des témoignages croisés et des sources solides qui lui semblent difficilement contestables, comme des rapports des Nations Unies et de la Fédération internationale des Droits de l’Homme.
« La spécialité de Bolloré, c’est d’attaquer tous les passages qui le concernent, en espérant gagner à au moins un endroit, observe le journaliste. Il suffit qu’une seule phrase soit jugée diffamatoire pour que l’entièreté de ton enquête soit décrédibilisée. » La première plainte est déboutée en 2016, mais Bolloré s’acharne et fait appel à deux reprises. La Cour de Cassation relaxe définitivement Basta! en mai 2018, jugeant que l’article repose sur « une base factuelle suffisante » et qu’il s’inscrit dans « un débat d’intérêt général ». La seconde plainte est également déboutée en 2018. Bolloré fait à nouveau appel mais abandonne finalement quelques jours avant le procès.
« C’est pas mal de temps et d’énergie pour une petite rédaction », explique Ivan du Roy. Au total, cette première procédure s’est étalée sur cinq ans, pendant lesquels la menace d’une condamnation restait présente. Elle a coûté plus de 13 000 euros – une somme loin d’être négligeable pour un média indépendant de cette taille – et a représenté en temps l’équivalent d’une dizaine d’articles.
Un journaliste condamné pour avoir témoigné
Depuis quelques années, le groupe, qui a perdu la plupart de ces procès, semble avoir changé de stratégie. Plutôt que d’attaquer une fois les articles publiés, il rachète de nombreux médias et oblige les journalistes qui souhaitent partir à se taire. Ainsi, Canal+, détenu par le groupe Bolloré, a attaqué le journaliste Jean-Baptiste Rivoire pour ne pas avoir respecté sa clause de silence après avoir quitté la chaîne.
Bolloré prend le contrôle de la société Vivendi, maison-mère de Canal+, fin 2014. « Jusque-là, le patron de la chaîne nous laissait à peu près faire les enquêtes que l’on voulait. À partir de Bolloré, on ne pouvait plus », témoigne Jean-Baptiste Rivoire, alors rédacteur en chef adjoint de l’émission Spécial Investigation. « Il se comporte comme un actionnaire tout puissant. Il a le droit de vie ou de mort sur n’importe quel travail journalistique. »
En 2015, la direction censure une enquête sur le Crédit mutuel dans Spécial Investigation et annonce qu’il faut désormais « éviter les attaques frontales ou polémiques contre les partenaires actuels ou futurs du groupe. On ne peut pas lancer des enquêtes, dire à des lanceurs d’alerte de prendre des risques, sans savoir si notre travail pourra être diffusé, explique le journaliste d’investigation. Bolloré est complètement incompatible avec notre charte de déontologie journalistique. »
« Il est hors de question de ne pas raconter ce que j’ai vu »
Jean-Baptiste Rivoire, ancien rédacteur en chef adjoint de l’émission Spécial Investigation
Pendant cinq ans, Jean-Baptiste Rivoire demande à sortir de la chaîne, estimant qu’il ne peut plus faire son travail. Mais la direction exige qu’il signe une clause de silence pour toucher les indemnités de départ auxquelles il a droit3. « Mon métier c’est de dire les choses, pas de me taire. » Après avoir refusé pendant des années, il finit par accepter en 2021. « Quand vous êtes sous la pression d’un employeur, que vous êtes au placard depuis 5 ans, le rapport de force est complètement déséquilibré, souligne Jean-Baptiste Rivoire. Vous êtes contraint de signer. »
Cette clause de « non-dénigrement » lui interdit « tout acte ou propos inexact ou diffamatoire (ou pouvant être considéré comme tel) […] nuisible à la réputation […] de la société et de toutes les sociétés du groupe Canal+/Vivendi ou à celles de leurs dirigeants et/ou préposés. » Et tout cela, pour une durée indéterminée ! Mais il en faut plus pour faire taire Jean-Baptiste Rivoire. « Il n’a jamais été question que je me taise sur la réalité de ce qui se fait dans les médias en France. Le sujet de comment Bolloré a pris Canal fait complètement partie du champ d’intérêt des citoyens et de la démocratie. Il est hors de question de ne pas raconter ce que j’ai vu. »
En sortant de Canal+, le journaliste accepte de témoigner pour Reporters sans frontières, et son ancien employeur porte plainte. « L’affaire est emblématique d’une instrumentalisation du droit du travail pour faire taire un journaliste. C’est une logique d’intimidation », déclaraient les avocats du journaliste, Me William Bourdon et Me Vincent Brengarth, à Arrêt sur images en 2021. Ils estiment que cette clause, qualifiée de « clause bâillon », ne serait pas légale, car elle est à durée illimitée. Condamné en février 2024 à verser pas moins de 150 000 euros à Canal+, le journaliste a fait appel. L’issue de la procédure sera décisive. Si la justice lui donnait raison, cela ferait sauter des centaines de clauses de silence.
Des centaines de journalistes contraints au silence
En effet, s’il est le premier à avoir été attaqué en justice, Jean-Baptiste Rivoire est loin d’être le seul journaliste concerné par ces clauses. Des clauses de confidentialité, appelées aussi clauses de « non-dénigrement » ou de « loyauté » ont été signées à Europe 1, iTélé (devenu CNews), Paris Match ou encore Le JDD, tous rachetés par le groupe Bolloré4. Évidemment, le principe même de ces clauses de silence fait qu’il est très difficile de savoir précisément combien de personnes ont signé.
« De ce que j’ai vu à Canal, tous les gens qui sortaient avait un accord de confidentialité, affirme Jean-Baptiste Rivoire. Bolloré organise une omerta totale en obligeant des centaines et des centaines de salariés des entreprises dont il prend le contrôle à ne pas raconter ce qu’ils ont vu. C’est une omerta extrêmement grave. Et l’État laisse un propriétaire de presse contraindre des journalistes à se taire ! On a des politiques qui sont assez contents que quelques milliardaires détiennent l’information dans ce pays. » Contactés, les groupes Bolloré et Vivendi ne nous ont pas répondu.
Lutter contre les procès-bâillons
Depuis quelques années, la résistance s’est organisée. Basta!, Sherpa et d’autres médias et ONG ont créé le collectif On ne se taira pas en 2018, pour résister au silence que semblait vouloir alors leur imposer le groupe. Des journalistes indépendants ont également monté l’association l’Observatoire français des atteintes à la liberté de la presse (Ofalp) en 2023. Une coalition européenne, appelée CASE (Coalition Against SLAPPs in Europe), a lutté pendant plusieurs années pour obtenir un texte qui définisse les procédures-bâillons et qui oblige les États membres à les réglementer. Le plaidoyer a porté ses fruits puisqu’en avril 2024, une directive européenne a été adoptée. Elle doit être transposée dans le droit national d’ici 2 ans.
« La mesure phare du texte est le droit de demander d’écarter d’emblée les procédures-bâillons », explique la juriste Pauline Delmas. Cela éviterait aux accusés de devoir subir des procédures judiciaires longues et coûteuses, quand la plainte touche à un sujet d’intérêt général et qu’un caractère abusif ou disproportionné est observé par exemple. « Il y a un gros enjeu dans la transposition du texte », souligne la juriste5. Tout l’enjeu est de définir son champ d’application et les conditions pour demander un rejet rapide.
Lola Keraron, journaliste de la revue S!lence (Écologie et alternatives)
Illustration : Krokus
Paru dans La Brèche n° 11 (mars-mai 2025)
- « Face aux poursuites-bâillons de Bolloré : nous ne nous tairons pas ! », Basta!, 24 janvier 2018 ↩︎
- « Bolloré, Crédit agricole, Louis Dreyfus : ces groupes français, champions de l’accaparement de terres », Basta !, 10 octobre 2012 et « Accaparement de terres : le groupe Bolloré accepte de négocier avec les communautés locales », Basta!, 29 octobre 2014 ↩︎
- e droit français prévoit que lorsque l’entreprise pour laquelle il travaille est cédée, un journaliste a le droit de la quitter de sa propre initiative en recevant des indemnités de licenciement. Celles-ci s’élèvent à un mois de salaire par année de travail. ↩︎
- « Ces clauses de silence qui “bâillonnent” les journalistes », Arrêt sur images, 11 septembre 2023 ↩︎
- « Directive contre les procédures-bâillons : face aux limites du cadre européen, plaidoyer en faveur d’une transposition ambitieuse », Dalloz, 27 mai 2024 ↩︎