Nucléaire : les maladies radio-induites sont invisibles en France
Le démantèlement de sites nucléaires présente de nombreuses zones d’ombre, comme nous l’avons expliqué dans notre numéro deux. Mais il y en a bien d’autres. Alors que l’accélération du nucléaire est en route, l’inquiétude demeure quant à la prise en compte des maladies liées à la radioactivité.
Le 12 janvier 2023 au Tréport, en Normandie, a eu lieu un débat sur le projet de construction des nouveaux réacteurs EPR. Souhaitant hâter le processus avec la loi d’accélération du nucléaire, votée le 24 janvier au Sénat, et éviter les risques de contestation, le gouvernement privilégie l’installation de ces nouvelles centrales au sein d’installations existantes. Entre autres, celle de Penly à quinze kilomètres de là.
La sociologue Marie Ghis Malfilatre, spécialiste de la sous-traitance dans le nucléaire, était invitée à éclairer l’enjeu des conditions de travail, en quatre minutes. « Développer la problématique des risques du travail nucléaire dans ces conditions, entre deux acteurs patronaux dans le déni des risques, était impossible », fait remarquer cette dernière, qui préféra boycotter le débat.
Dans une tribune cosignée avec la sociologue et directrice de recherche honoraire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) Annie Thébaud-Mony, publiée le 17 janvier dans Le Monde1, elle explique l’importance du sujet : « Les salariés les plus exposés rencontrent de grandes difficultés à faire valoir leurs droits, en particulier leur droit à la réparation en cas d’atteinte à la santé. » Avant d’interpeller : « À combien s’élèveraient les factures d’électricité si le prix de l’énergie nucléaire incluait le coût de la réparation des maladies professionnelles radio-induites ? »
La nouvelle législation discutée au Sénat pose question du point de vue du coût humain et financier, d’après les deux sociologues. « Le dépouillement des archives du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), l’une des deux principales entreprises publiques de la filière nucléaire en France avec EDF, révèle que le recours à des travailleurs “extérieurs” est bien antérieur à la fin des années 1980. L’étude du cas de La Hague, usine de retraitement des déchets nucléaires située en Normandie, montre que dès le début des années 1970, le niveau d’exposition à la radioactivité des agents du CEA s’envole. Face à ces données issues des services de radioprotection et suivant les alertes de la médecine du travail sur les conséquences sanitaires de ces expositions, la direction choisit d’augmenter le recours à des salariés sous-traitants pour les tâches peu qualifiées et qui sont les plus dosantes afin d’épargner les salariés statutaires », nous explique Marie Ghis Malfilatre.
La sociologue a enquêté sur les campings où logent les « nomades du nucléaire », ceux qui assurent la maintenance des installations. Embauchés par des entreprises sous-traitantes, ces travailleurs se déplacent au gré des arrêts de tranches, de centrale en centrale, pour entretenir le parc nucléaire français. Des travailleurs invisibilisés, tout autant que les maladies dont ils seraient victimes : « Dès 1974, les doses reçues par les sous-traitants augmentent quand celles des statutaires diminuent. Cette situation, qui ne fait que s’aggraver par la suite, est dénoncée par le syndicat CFDT – alors majoritaire dans l’usine de La Hague – comme une injustice et devient un motif de mobilisation collective. L’enquête historique démontre ainsi la mise en place par le CEA d’une politique délibérée d’invisibilisation des risques par le transfert des travaux les plus exposés à des travailleurs sous-traitants. Cette même politique est mise en place quelques années après à EDF, entreprise emblématique du service public de l’énergie, supposée incarner un modèle social. »
L’idée répandue est qu’il existe des règles qui, si elles sont suivies, permettent de travailler sous rayonnements ionisants sans danger. « L’argument de l’innocuité des faibles doses est crucial pour les acteurs industriels. Il n’est du reste pas spécifique au seul secteur nucléaire : l’argument de “l’usage contrôlé” a aussi été déployé par les industriels de l’amiante ou, plus récemment, par les promoteurs du glyphosate pour continuer à vendre leurs produits. Mais l’idée que “la dose fait le poison” est scientifiquement fausse. L’étude épidémiologique Inworks (2015), la plus aboutie à ce jour sur les travailleurs du nucléaire et qui a été coordonnée par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ), a fourni des preuves directes des risques de cancers liés aux expositions aux faibles doses. Ces résultats remettent en cause les fondements des normes internationales de radioprotection », rappelle Marie Ghis Malfilatre.
Marie Ghis Malfilatre précise encore que « les premiers concernés, les travailleurs malades, font rarement le lien entre l’activité professionnelle qui leur a permis de vivre et la maladie dont ils souffrent, laquelle survient souvent plusieurs décennies après leur exposition. Les obstacles à la reconnaissance des maladies industrielles sont nombreux, comme une série de recherches menées dans le sillage d’Annie Thébaud-Mony depuis les années 1990 le démontrent. »
En France, le tableau n° 6 du régime général des maladies professionnelles encadre la reconnaissance et la réparation des pathologies radio-induites : « Créé en 1931, ce tableau des maladies professionnelles n’a connu que quatre révisions en plus de quatre-vingt-dix ans d’existence, la dernière remontant à 1984. Alors que le nombre de personnes exposées au risque professionnel radioactif a bondi dans la seconde moitié du XXe siècle, passant pour le seul cas de la France de quelques dizaines avant la Seconde Guerre mondiale à près de 400 000 aujourd’hui, le nombre de reconnaissances en maladie professionnelle au titre du tableau n° 6 reste quant à lui étonnamment stable. Selon les données de la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM), depuis les années 1950, entre quinze et vingt cas de cancers radio-induits sont reconnus chaque année en France. Seulement trois pathologies cancéreuses radio-induites sont inscrites au tableau n° 6. Pourtant, la loi Morin relative aux essais nucléaires français conduits au Sahara et en Polynésie entre 1960 et 1996 en indemnise vingt-trois ; et la loi américaine en admet vingt-deux. De nombreux cas de cancers professionnels radio-induits reconnus comme tels aux États-Unis ne le sont pas en France. »
Antoine Costa
Illustration : Rokessane
1 « Énergie nucléaire : “La sous-traitance permet aux exploitants de rendre invisible le travail humain exposé à la radioactivité” », Le Monde, 17 janvier 2023.