Mettre le carbone sous le tapis : la séquestration et ses promesses

Capter le CO2 pour le renvoyer sous terre. Voici les belles promesses de la séquestration carbone qui changent de paradigme : plutôt que d’adapter les activités humaines aux limites planétaires, l’idée est d’adapter la Terre aux activités industrielles en transformant les réservoirs géologiques en décharges. L’efficacité reste à démontrer et les problèmes s’accumulent mais il s’agit d’une condition de survie pour les pétroliers, alors…

Le 23 juin dernier, au salon aéronautique du Bourget, Élisabeth Borne présida un exceptionnel Conseil national de l’industrie. À cette occasion, les entreprises possédant les cinquante sites industriels les plus émetteurs de gaz à effet de serre remirent à la Première ministre une « feuille de route » de la décarbonation. Issus de la métallurgie, de la production de matériaux comme le ciment, de la chimie et de l’agroalimentaire, ces sites représentent à eux seuls 10 % des émissions nationales, une pollution équivalente à celle de 4 millions de Français.

Les « carboducs », pour un pays décarboné

L’objectif est de faire baisser les émissions de dix millions de tonnes d’ici 2030 et de suivre la stratégie que la France s’est fixée pour atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Les sommes annoncées par le gouvernement sont importantes : près de cinquante milliards d’euros, principalement pour électrifier le parc industriel. Mais la ministre en a profité pour présenter une solution concernant les « émissions résiduelles », celles qu’on ne peut pas empêcher : la capture du carbone. L’idée du CSC (pour Capture et stockage du carbone), aussi appelée séquestration, est de récupérer les rejets à la sortie de la source pour ensuite les stocker dans des couches géologiques profondes. Le dioxyde de carbone issu de la combustion des hydrocarbures ferait ainsi le chemin inverse du gaz et du pétrole extraits, en retournant sous terre. Pour la Commission européenne, le Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) et l’Agence internationale de l’énergie, les technologies de séquestration deviennent incontournables. Les gouvernements les soutiennent, tandis que les milliardaires de la Tech comme Bill Gates ou Elon Musk y investissent des milliards.

En France, le ministre de l’Industrie, Roland Lescure, affirme vouloir mettre un coup d’accélérateur sur cette technologie prometteuse en créant des autoroutes du carbone, des « carboducs ». Ces pipelines prendraient le chemin inverse des flux énergétiques français, déplaçant le carbone de l’intérieur du territoire vers des ports d’exportation.

Une fois enfoui en profondeur, rien ne garantit que le carbone y restera éternellement.

Un des premiers projets annoncés dans l’été est celui de GoCo2 dans les Pays de la Loire. L’idée est de récupérer les pollutions de quatre gros émetteurs, trois cimenteries et une raffinerie disséminées des Deux-Sèvres à la Mayenne, et d’acheminer via un pipeline le carbone vers le port de Saint-Nazaire, où il sera ensuite liquéfié avant d’être exporté.

Contrairement au transport ou au chauffage domestique qui nécessitent des investissements massifs sur tout le territoire, les pollutions industrielles se concentrent en seulement quelques lieux. En France : 11 sites métallurgiques produisent 23 millions de tonnes de CO2, 33 cimenteries génèrent 11 millions de tonnes et 9 raffineries font 10 millions de tonnes. Dunkerque et Fos-sur-Mer, pôles majeurs de l’industrie française, en concentrent la majeure partie, en produisant le quart des émissions industrielles.

Mer du Nord : la grande déchetterie fossile

La grande question est évidemment celle du stockage. L’offshore, en pleine mer, présentant l’avantage d’éviter les conflits avec les riverains, est l’option privilégiée. Mais les textes législatifs, comme la Convention de Londres, qui régissent les pollutions maritimes et l’immersion des déchets, n’autorisent pas un pays à exporter ses déchets ni à les enfouir chez un autre. Cependant, depuis le milieu des années 2000, plusieurs amendements ont été déposés pour déroger à cette règle concernant le carbone. Et c’est principalement la Norvège qui est pressentie pour devenir la grande déchetterie du carbone français. À Nothern Lights en mer du Nord, Total, en partenariat avec Shell et Equinor, son homologue local, travaille à enfouir le carbone d’un incinérateur et d’une cimenterie de la région d’Oslo.

En France, le BRGM (Bureau de recherches géologiques et minières) a aussi été sollicité pour envisager l’enfouissement du carbone dans le sous-sol hexagonal. Deux sites seraient à l’étude, le bassin parisien du Dogger qui pourrait accueillir 80 à 100 millions de tonnes et celui de Lacq dans le Béarn, près de Pau, avec 350 à 500 millions de tonnes. Des capacités réduites comparées aux milliards de mètres cubes qu’offrent les réservoirs vides de la mer du Nord.

Ces techniques d’enfouissement du carbone ont déjà été expérimentées par Total il y a une dizaine d’années sur son site de Lacq. Entre 2010 et 2013, le pétrolier a mené une expérience pilote visant à enfouir près de 51 000 tonnes de CO2 émanant d’une chaudière industrielle. Les rejets étaient récupérés, transportés dans un pipeline de 27 kilomètres de long puis enfouis à 4 500 mètres de profondeur dans une poche souterraine d’où le gaz fut exploité jusqu’en 2009.

Alors, l’enfouissement du carbone serait-il la solution miracle ? Dans chacun de ses rapports, le Giec y fait référence mais son appréciation change au fil des années. En 2007, il jugeait cette technique trop « hasardeuse ». Mais à mesure que la situation se dégrade, les experts estiment qu’elle devient nécessaire. Dans son cinquième rapport de 2014, la plupart des scénarios pour rester sous la barre des 2 °C impliquent une utilisation des techniques de capture. Dans le sixième rapport, huit ans plus tard, elles deviennent indispensables. Le Giec argue que les capacités géologiques terrestres sont quasiment infinies (1 000 gigatonnes), largement en mesure d’absorber les rejets des activités humaines jusqu’en 2100. Mais le glissement est là : il ne s’agit plus d’adapter les activités humaines aux limites planétaires, mais d’adapter la terre aux activités industrielles en transformant les réservoirs géologiques en décharges.

Pour l’heure, ce qui semble bloquer cette solution miracle est le coût de sa mise en œuvre. À 200 euros la tonne, les industriels ont tout intérêt à « compenser » leurs émissions en achetant des crédits carbone sur le marché européen d’échanges de quotas carbone (EU ETS). Dans cette « Bourse à polluer », où le quota carbone a longtemps stagné à moins de dix euros, les industriels s’échangent les droits à émettre des gaz à effet de serre. Et même aujourd’hui à 90 euros la tonne, la mise en conformité avec la loi sera toujours plus économique en passant par les solutions de marchés que par des technologies qui ne semblent pour l’heure pas au point.

Protéger le climat… pour extraire plus de pétrole

Promises à un bel avenir à la faveur de l’inaction politique, les techniques de séquestration sont pourtant anciennes. Elles sont connues depuis cinquante ans sous un autre nom, celui de Enhanced Oil Recovery (EOR), littéralement « récupération assistée du pétrole ». Développée par les pétroliers, l’idée est d’injecter du dioxyde de carbone dans les réservoirs de pétrole et de gaz pour les pressuriser afin… d’extraire davantage d’hydrocarbures. Cette technique permet de faire remonter les huiles, de faciliter leur extraction et d’allonger la durée de vie des forages. L’Agence internationale de l’énergie (IEA) estime que plus de deux millions de barils par jour sont produits actuellement avec cette technique (plus de quatre millions d’ici 2040) qui a le double avantage d’améliorer la productivité des gisements… tout en protégeant la planète !

Selon une étude de l’IEEFA, un institut américain favorable à la transition énergétique, 70 % des projets actuels de séquestration sont des techniques d’Enhanced Oil Recovery ayant changé de nom en CSC, à la faveur de la prise de conscience environnementale. Cet institut estime que 80 % à 90 % du dioxyde de carbone est utilisé ainsi pour exploiter plus de pétrole, non pas pour sauver la planète. L’étude affirme que sur treize projets étudiés, dix ont dû faire face à des difficultés rendant l’enfouissement moins efficace que prévu, voire ont été complètement arrêtés.

Mais surtout l’étude pointe le risque de fuite. Une fois enfoui en profondeur, rien ne garantit que le carbone y restera éternellement. Les fuites de gaz sont certes moins impressionnantes que les marées noires, qui touchent la biodiversité, mais bien plus catastrophiques pour le climat. En 2015, une fuite de 80 000 tonnes de méthane, un gaz au pouvoir réchauffant 25 fois supérieur au CO2, est constatée sur le site d’Aliso Canyon en Californie, près de Los Angeles. Une catastrophe méconnue et invisible pourtant comparable à celle de Deepwater Horizon, cette plateforme offshore en feu au milieu du golfe du Mexique ayant donné lieu à un blockbuster américain. De là à dire que la séquestration du carbone est une fuite en avant, il n’y a qu’un pas.

Antoine Costa

Illustration : Krokus

La séquestration carbone : une condition de survie pour les pétroliers

À la COP26 de Glasgow en 2021, Barbara Pompili, alors ministre de la Transition, annonce fièrement que la France cessera de financer les projets internationaux d’exploitations fossiles. Concrètement, la Banque publique d’investissement, qui fournit les garanties aux investisseurs français à l’étranger, se retirera de tout projet concernant les fossiles. Dans la décennie précédente, celle-ci avait assuré 9,3 milliards d’euros de garanties publiques à des projets d’exploitation d’hydrocarbures.

Mais en y regardant de plus près, le texte prévoit toujours la possibilité d’apporter des garanties publiques aux projets présentant une technologie de capture et de stockage du carbone. Les ONG craignent ainsi que cette technologie devienne une condition pour l’ouverture de nouveaux forages. Une crainte confirmée par les propos de Patrick Pouyanné. Dans une interview à La Tribune1, le patron de Total déclare qu’il « va bien falloir capter ce carbone » sans remettre en cause la trajectoire de son groupe.

Au Royaume-Uni, ce sont carrément les industriels de l’énergie qui ont exhorté le Premier ministre Rishi Sunak à accélérer les projets de capture après que celui-ci s’est engagé à soutenir la production de pétrole et de gaz en mer du Nord. Mais ce gouvernement se retrouve pris en étau : en relançant les hydrocarbures il a fait chuter le prix du carbone, rendant les projets de capture moins attrayants. Le Premier ministre pense que le Royaume-Uni a un rôle à jouer dans les solutions d’enfouissement. Le pays a été un gros producteur de pétrole dans le milieu des années 1980 grâce aux gisements présents en mer du Nord. Les installations sont vieillissantes et les puits se tarissent mais les infrastructures sont encore en place. Les entreprises qui exploitent le pétrole offshore ont un savoir-faire dans l’utilisation des techniques d’Enhanced Oil Recovery (EOR) qui leur ont permis de prolonger la durée de vie des gisements en voie d’épuisement.

Du côté des financements, les banques, assureurs et fonds de pensions suivent le mouvement, sentant l’aubaine d’un carbone qui ne fait inexorablement que monter. D’autant plus que le gouvernement vient d’annoncer que 9 % des émissions nationales devront être séquestrées d’ici 2030, rendant possible le fait de jouer sur les deux tableaux : production pétrolière et enfouissement du carbone.

Exxon bénéficie de financements de l’État... dans le cadre d'une loi climat

Aux USA, ExxonMobil vient de conclure un accord à cinq milliards de dollars avec Denbury Ressources, une entreprise spécialisée dans la récupération assistée de pétrole. Cette dernière avait fait faillite en 2020 lors de l’effondrement du prix du baril et vient de se relancer sur le marché de la capture du carbone. Elle bénéficie du plus grand réseau de pipelines des USA (plus de 2 000 kilomètres) et a pu renflouer ses caisses grâce aux aides généreuses promises par la Loi Climat de Joe Biden. Cette alliance va permettre au pétrolier de jouer « un rôle encore plus important dans une transition énergétique réfléchie » a déclaré le directeur général d’Exxon au Financial Times2. Cela est plutôt risible pour une entreprise qui n’a même pas fait semblant de s’intéresser aux énergies renouvelables. Grâce à l’Inflation Reduction Act de Biden, qui prévoit un crédit d’impôt de 85 dollars par tonne de CO2, Exxon bénéficie maintenant directement de financements de l’État dans le cadre d’une loi climat. Cet afflux massif d’argent met en joie les partisans des solutions techniques telles que la séquestration, « cela ressemble au boom des schistes d’il y a quinze ans » déclare l’un d’eux au Financial Times.

Le grand artisan de la Loi Climat est le démocrate Joe Manchin. Sénateur de l’État charbonnier de Virginie occidentale, lui-même millionnaire grâce à l’entreprise familiale d’extraction de charbon, il a réussi à orienter une partie des financements vers les techniques de capture. Interrogé par le New York Times3, le principal lobbyiste américain de la houille noire déclare : « Si nous voulons avoir une industrie du charbon dans 15, 20 ou 30 ans, ce sera grâce à la capture. » Pour l’heure les Américains ne récupèrent que 0,01 % de leurs émissions...
  1. Patrick Pouyanné (TotalEnergies) : « C’est l’argent du pétrole qui finance la transition énergétique », La Tribune, 13 septembre 2021 ↩︎
  2. « Exxon boosts low-carbon efforts with $4.9bn deal for Denbury Resources » (Exxon renforce ses efforts en matière de réduction des émissions de carbone avec un accord de 4,9 milliards de dollars pour Denbury Resources), Financial Times, 13 juillet 2023 ↩︎
  3. « Democrats Got a Climate Bill. Joe Manchin Got Drilling, and More », (Les démocrates ont obtenu un projet de loi sur le climat. Joe Manchin a obtenu un forage, et plus encore), Financial Times, 30 juillet 2022 ↩︎