Malgré les alertes des scientifiques, le boscalid inonde toujours les cultures
Son autorisation avait expiré en 2018. Et pourtant, il est toujours massivement utilisé dans l’agriculture. Le boscalid est un pesticide qui permet de vaincre champignons et moisissures. Depuis des années, scientifiques et ONG dénoncent l’impact de ce fongicide sur la biodiversité et sur l’homme. Mais, en France et en Europe, les autorités sanitaires tardent à se positionner sur sa dangerosité.
Le combat de l’ONG Pollinis ne date pas d’hier. Depuis des années, les défenseurs des pollinisateurs alertent sur les dangers des pesticides SDHI (pour succinate dehydrogenase inhibitor). Ce nom barbare désigne plusieurs substances de fongicides, qui empêchent le développement de champignons et moisissures dans les cultures. Il agit en bloquant une enzyme essentielle dans la respiration de la cellule qui provoque sa mort. Parmi ces SDHI, le boscalid, fabriqué par la firme allemande BASF, est largement utilisé dans les grandes cultures céréalières mais également sur les pommiers, les amandiers, les cerisiers, les asperges, les carottes, les fraisiers ou encore les laitues. Et il se retrouve dans l’assiette des consommateurs.
Selon l’association Générations futures, qui effectue régulièrement des relevés de pesticides dans les produits consommés au quotidien, « le boscalid est le résidu le plus fréquemment quantifié dans les aliments au niveau européen ». Il apparaît dans plus de la moitié des échantillons. Des conclusions confirmées par un rapport de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) en 2017.
Mais ce n’est pas tout. On retrouve également le boscalid dans l’air, l’eau et les sols. Depuis 2018, de nombreux scientifiques, dont le directeur de recherche au CNRS Pierre Rustin, alertent sur ces pesticides et appellent à l’arrêt de l’utilisation du boscalid dans l’agriculture après avoir démontré la dangerosité de la molécule sur la biodiversité.
Elle serait responsable de la destruction des populations de vers de terre et d’abeilles. Tout aussi inquiétant, ces SDHI ont aussi un impact sur l’homme en étant responsables d’encéphalites sévères et même de cancers.
Autant d’études et d’alertes qui ne semblent pourtant pas émouvoir les autorités sanitaires françaises et européennes. « Depuis les années 2000, le boscalid est très utilisé. Les scientifiques ont alerté l’Anses (l’autorité sanitaire française) en 2018. Ils voulaient savoir si ces molécules étaient testées selon leur principe de fonctionnement spécifique. Ils se sont rendu compte que non », rappelle Clément Helary, porte-parole de Pollinis. L’ONG dénonce « un déni scandaleux des données scientifiques qui a probablement précipité la mort de millions d’abeilles et de pollinisateurs, et qui pourrait menacer d’ici 5, 10 ou 20 ans, la santé de dizaines de millions de citoyens ».
En janvier 2020, 450 scientifiques ont signé une tribune1 appelant à appliquer le principe de précaution le plus rapidement possible. Un coup de projecteur très vite éteint, mais qui a au moins eu le mérite en France de déclencher de nouveaux travaux. L’Anses, qui avait conclu dans un premier temps à l’absence de dangerosité, a relancé ses recherches… Mais, trois ans plus tard, les conclusions tardent à arriver.
En attendant, l’ONG Pollinis continue son combat et multiplie les actions en Europe. En 2022, une pétition regroupant plus de 400 000 signatures a été remise au Parlement européen. Elle demande l’arrêt de l’utilisation du boscalid et la réévaluation de l’incidence de ces substances sur la santé humaine, les écosystèmes et les insectes pollinisateurs. Ce à quoi la Commission européenne a répondu avoir déjà, par le passé, « retiré des substances du marché lorsqu’il ne pouvait être démontré que celles-ci remplissaient les critères d’approbation stricts énoncés dans la législation de l’Union européenne » et qu’elle « continuera à le faire ». Début 2023, la Commission a pourtant décidé de prolonger l’autorisation du boscalid pour trois ans de plus, faisant fi de toutes ces alertes. Un système qui « bafoue profondément le principe de précaution », avait alors dénoncé Nicolas Laarman, délégué général de Pollinis, qui a lancé un recours devant le tribunal de l’Union européenne.
Selon l’ONG, un tiers des substances actives utilisées dans des produits phytosanitaires en Europe bénéficient de prolongations automatiques, malgré l’expiration de leur autorisation initiale. Et malgré la reconnaissance de leur dangerosité par les autorités sanitaires. C’est le cas par exemple du S-métolachlore. Cet herbicide a fait l’objet d’un rapport cinglant de l’EFSA qui pointe son impact sur les eaux souterraines et a même été interdit en France, mais il est toujours autorisé par l’Union européenne.
Dans le recours de l’ONG Pollinis contre la prolongation de l’autorisation du boscalid, des adversaires de poids se sont dressés : la firme agrochimique BASF qui commercialise le boscalid et CropLife Europe, représentant des intérêts de l’agrochimie en Europe. La Cour de justice de l’Union européenne devrait rendre sa décision dans les prochains mois. En attendant, le boscalid continue d’être largement utilisé dans les cultures.
Jérémy Pain
Illustration : BN
- « Pesticides SDHI : 450 scientifiques appellent à appliquer le principe de précaution au plus vite », Le Monde, 21 janvier 2020 ↩︎
« JUSTICE POUR LE VIVANT » : UNE CONDAMNATION HISTORIQUE DE L’ÉTAT FRANÇAIS En juin dernier, le tribunal administratif de Paris a rendu un verdict historique dans le cadre du recours qui oppose cinq ONG environnementales à l’État et Phyteis, le lobby de l’agrochimie en France. À l’origine de ce recours ayant pour mot d’ordre « Justice pour le Vivant », on retrouve Pollinis ainsi que les associations Notre affaire à tous, Biodiversité sous nos pieds, ANPER-TOS et l’Aspas. La justice a reconnu pour la première fois la responsabilité de l’État dans l’existence d’un préjudice écologique résultant d’une contamination généralisée de l’eau, des sols et de l’air par les pesticides et de l’effondrement du vivant. Le tribunal a également reconnu les failles des procédures d’évaluation et d’autorisation de mise sur le marché des pesticides. Ainsi, il a enjoint l’État à prendre, d’ici le 30 juin 2024, toutes les mesures pour respecter les objectifs de réduction des pesticides prévus par les plans Ecophyto et pour protéger les eaux souterraines du territoire français des effets des pesticides et de leurs résidus. « Il s’agit d’une première étape indispensable pour enrayer l’extinction en cours. Face à l’urgence de la situation, l’État peut et doit maintenant mener les transformations nécessaires rapidement, en s’appuyant sur la science indépendante et de manière transparente », ont réagi les associations à la suite de cette décision. Une décision vécue comme une demi-victoire par les organisations environnementales, car dans le même temps le tribunal n’ordonnait pas à l’État de revoir les méthodologies d’évaluation des risques. Un point sur lequel les associations ont fait appel. Face à sa condamnation, l’État a lui aussi fait appel (non suspensif) du jugement rendu pour un nouveau procès qui devrait avoir lieu dans les prochains mois. « C’est une véritable fuite en avant : même lorsque la justice le met devant le fait accompli et le condamne, l’État s’enferme dans l’inaction. En refusant de revoir sa gestion des pesticides, il refuse de protéger ses citoyens et l’ensemble du Vivant sur le territoire français », dénoncent les ONG.