De feu à mégafeu : l’humain est-il en train d’écrire le pyrocène ?
« Essayer de maîtriser un mégafeu est aussi vain que de tenter de placer un couvercle sur un volcan en éruption. » C’est ainsi que la philosophe Joëlle Zask évoque ces catastrophes naturelles nouvelles et dévastatrices. En 2013 est apparu aux États-Unis le terme de mégafeu1, désignant les incendies détruisant des dizaines de milliers d’hectares de forêts. Les exemples récents sont légion : 14 millions d’hectares détruits et 168 000 personnes déplacées au Canada en 2023 ; 9 millions d’hectares en Sibérie en 2021 ; 19 millions d’hectares brûlés en Australie et des centaines de morts. Pendant l’été 2022, en France, ce sont 32 000 hectares de la forêt landaise qui partent en fumée contraignant près de 40 000 personnes à évacuer leur domicile.
Ce ne sont que quelques-uns de ces événements hors norme, touchant tous les continents et menaçant différentes populations, dont vont s’emparer les romanciers contemporains pour faire le portrait de notre société et de ses angoisses existentielles ou des névroses de leurs personnages.
« Regarde, ville : à tes usines fumantes, faux poumons d’acier aux alvéoles d’argent, ont succédé les feux de tes grandes espérances de vie ; Regarde, ville : tes forêts brûlent comme ont trop brûlé tes usines et les corps par milliards, l’air partout ne sera bientôt plus que touffeur et les cieux, cendre. » Ces lignes sont extraites de Feu le vieux monde2, premier roman de Sophie Vandeveugle, jeune autrice belge dont le personnage principal est le feu. Les flammes y menacent la petite ville de Bas-les-Monts, détruisent les forêts et la faune environnantes. Les autorités locales sont alors contraintes de décréter la mobilisation générale pour lutter contre cet ennemi incontrôlable. Et comme pour toutes les guerres, sont d’abord mobilisés les plus jeunes, les plus alertes. Ils vont se battre mais aussi se révolter contre un monde, un vieux monde qui a surexploité les richesses de la Terre. Un vieux monde qui disparaîtra par le feu ?
« L’homme n’est pas le souverain de la nature, mais son accompagnateur et son assistant »
Joëlle Zask, philosophe
La problématique des mégafeux a été spécifiquement abordée dans Quand la forêt brûle3, un essai passionnant de la philosophe Joëlle Zask, paru en 2019. Elle y étudie, tour à tour, les conséquences de la disparition quasi définitive d’immenses territoires, les répercussions psychologiques de la calcination de l’environnement, la culpabilité de l’humanité face à des catastrophes aux conséquences apocalyptiques. « L’homme n’est pas le souverain de la nature, mais son accompagnateur et son assistant. Il partage avec elle un même futur », rappelle-t-elle.
L’anthropocène serait-il un pyrocène et serions-nous en train d’écrire une nouvelle eschatologie4 ? « Habiter la terre n’est pas se l’approprier, s’en emparer, l’exploiter, mais y passer d’un pied léger et en prendre soin », souligne-t-elle. En conclusion, la philosophe donne quelques pistes politiques pour faire face à une catastrophe écologique de portée planétaire. Constatant la concomitance de l’accélération des mégafeux avec la multiplication des technologies et la volonté vaine de maîtrise de la nature, l’autrice invite à une décélération de nos interventions sur la nature, et ce tout particulièrement dans les pays les plus riches qui sont ceux qui brûlent le plus. Position qui l’amène à reconsidérer notre mode de vie capitaliste et à envisager un autre rapport à la nature, plus apaisé et respectueux.
Partons plus au nord, dans un pays que notre imagination place aussi volontiers sous la neige. Dans le roman du Suédois Jen Liljestrand, Et la forêt brûlera sous nos pas5, on trouve ces quelques mots prononcés par l’un de ses personnages : « La nature ne négocie pas. On ne peut ni la convaincre, ni l’apaiser, ni la menacer. Nous sommes une catastrophe naturelle qui s’étend depuis dix mille ans, nous sommes la sixième extinction de masse, nous sommes un super-prédateur, une bactérie meurtrière, une espèce invasive, mais pour la nature nous ne sommes qu’une ride sur la surface. […] Nous ne détruisons pas la planète. Nous ne détruisons que nos possibilités d’y vivre. » C’est en Dalécarlie, région touristique de la Suède, que se déclare un mégafeu qui va prendre au piège Didrik, un universitaire spécialiste des problèmes environnementaux, et sa famille. Ce dernier devra faire face au déchirement que provoque l’incendie et ne pourra éviter un vrai débat sur la conduite à tenir devant la rapidité catastrophique du changement climatique et une réflexion sincère sur les conséquences désastreuses de notre mode de vie.
Les mégafeux n’ont pas de frontières. C’est justement à l’échelle planétaire que le romancier altiligérien, Antonin Sabot, place son roman, véritable dystopie écologique, Le Grand Incendie6. Tout d’abord aux États-Unis, où Virginia part sur les traces de son père jusqu’à Los Padres, épicentre d’un gigantesque incendie qui ravage la Californie. Puis en Sibérie, où Ianov échappe aux flammes qui ont détruit sa ferme et ravagent la forêt. Lui et sa jument seront bientôt rejoints par d’autres animaux, en une procession étrange et hallucinatoire. Enfin au Kurdistan syrien, où Asna et Olan, renonçant à éteindre les foyers qui dévorent les cultures de leur village, décident de migrer vers les bords de la mer Noire. L’auteur de ce roman ira jusqu’à reprendre un scénario imaginé par la NASA, qui consisterait en des feux qui se rejoignent pour n’en faire qu’un, transformant alors notre planète en un immense brasier. Mais bien sûr tout cela n’est qu’une fiction, il n’y a pas le feu de s’en préoccuper !
Daniel Damart
Illustration : Sabattier
Paru dans La Brèche n° 8 (mai-juillet 2024)
- Megafire, terme américain inventé par Jerry Williams, alors directeur du US Forest Service ↩︎
- Feu le vieux monde, Sophie Vandeveugle, Denoël, Chez le même éditeur, on pourra aussi lire Cartographie d’un feu, de la romancière Nathalie Démoulin, paru en janvier 2024 ↩︎
- Quand la forêt brûle, Joëlle Zask, Premier Parallèle, 2019 ↩︎
- Selon le Larousse : ensemble de doctrines et de croyances portant sur le sort ultime de l’homme après sa mort – eschatologie individuelle – et sur celui de l’univers après sa disparition – eschatologie universelle ↩︎
- Et la forêt brûlera sous nos pas, Jen Liljestrand, J’ai lu, 2023 ↩︎
- Le Grand Incendie, Antonin Sabot, Presses de la Cité, 2023 ↩︎