Langue des signes : un monde en mouvement·s
La question des sourds ouvre sur un univers vaste et méconnu. La Langue des Signes Française (LSF) sera en quelque sorte notre fil d’Ariane pour cheminer à travers celui-ci. On abordera cette langue singulière sous différents aspects, avec en toile de fond la question de l’identité et du libre choix de la langue. Il ne s’agit pas ici d’aborder la question des sourds d’un certain point de vue médical, qui ne voit qu’un corps dont l’organe a été « cassé » ou altéré et qu’il conviendrait de réparer comme une mécanique. La surdité va bien au-delà du simple aspect physiologique. Son phénomène a des retentissements indéniables sur le rapport à soi, le rapport aux autres, le rapport au monde.
Entrer à l’aveuglette dans le monde des sourds
La vie n’est-elle qu’un train de rencontres hasardeuses lancée sur les rails de l’existence ? C’est un peu mon sentiment lorsque je me remémore mon arrivée fortuite dans l’univers des sourds et de la langue des signes. Décembre 2011, je suis en quête d’un poste d’éducateur spécialisé. J’envoie des candidatures çà et là, un peu au petit bonheur la chance. Le téléphone retentit, on me demande si je suis disponible immédiatement pour un remplacement court. Puis si j’ai déjà travaillé auprès de sourds. Que nenni, mais bon, comme il y a besoin de quelqu’un tout de suite, je ferai l’affaire1.
Cinq ans plus tard, je travaille toujours dans cet institut situé à Clermont-Ferrand, et je me remémore cette appréhension qui m’avait saisi une fois le téléphone raccroché. Question que tout le monde se pose lorsqu’il s’apprête à rencontrer pour la première fois des personnes sourdes : « Comment vais-je communiquer ? » Je me revois arriver pour mon premier jour sur ce groupe d’internat, atterrir sans filet au milieu de jeunes qui échangent à toute vitesse par gestes tout autour de moi, et ne pas piper un traître signe de ce qui se joue sous mes yeux.
Dans le cas présent, c’est moi qui me retrouvais en « situation de déficit de communication, de handicap » et non eux. Les rapports s’inversent. En fait, le sentiment que je vivais là est ce que ces jeunes sourds peuvent ressentir quand ils sont à l’extérieur, dans leurs écoles, leurs familles, leurs boulots… (à la nuance près qu’en cas de surdité de naissance, on a eu le temps de s’adapter). Car c’est l’une des premières choses que j’apprends : seulement 5 % des jeunes sourds ont des parents ou membres de leur famille également sourds. Quid alors de la communication parents-enfant ? Eh bien, il y a peu de familles qui se forment à la LSF, et pour une multitude de raisons : formations longues, coûteuses, exigeantes, parfois éloignées, refus de reconnaître la particularité de son enfant, pression de la norme, secret espoir de voir un jour son enfant parler, espoir entretenu par le discours médical qui peut leur faire miroiter que leur enfant sera « réparé », fausse idée répandue que s’ils apprennent la langue des signes, alors ils n’apprendront pas bien le français, etc. Par défaut, certains parents développent des codes qui leur sont propres avec leur enfant, mais qui deviennent, hélas, limités en grandissant. Ainsi, beaucoup de ces jeunes se retrouvent isolés, jugulés dans l’expression de leur pensée et de leurs émotions, privés du savoir et du sens de beaucoup de choses que personne n’a pu leur expliquer.
Les moyens de communication et les niveaux de surdité sont très variés : surdité moyenne à profonde, divers types d’appareillages plus ou moins invasifs installés avec plus ou moins de réussite (prothèses auditives ou implants cochléaires seront efficaces dans certains cas, dans d’autres ils ne parviendront qu’à assurer la perception de bruits, sans décryptage de ceux-ci). Certains jeunes signent, d’autres oralisent, d’autres les deux de façon parfois confuse, ce qui fait que la communication jongle entre français oral et langue des signes en permanence. L’apprentissage du français pour eux est rude, la lecture labiale exigeante et pas totalement opérante, les malentendus peuvent être légion…
La surdité peut empêcher, à différents degrés, de bénéficier d’une foule d’informations du bain langagier de la vie ordinaire, parfois basiques, que nous, entendants, pouvons intégrer de façon passive grâce à notre oreille. Communication riche et explication des concepts peuvent tendre à pallier cela. Des problématiques diverses d’ordre social ou des déficiences associées chez certains peuvent ajouter une dose d’incompréhension supplémentaire aux situations vécues. Mais au-delà de ça, je côtoie avant tout des adolescents pour qui la donnée de leur place dans le monde en tant que sourd amène de fait des questions et tensions supplémentaires qui peuvent venir bousculer l’échafaudage encore branlant du chantier de leur identité. « Je suis sourd », « Je ne suis pas sourd », « Je suis malentendant », « Je ne suis pas handicapé », « Je suis sourd mais je parle », « Je suis sourd et fier de l’être », etc. Comment se positionner là-dedans ?
Mes premiers pas furent laborieux, je balbutiais la langue. La vie quotidienne sur un internat, le bain de langage qu’il comporte me permit tout de même de prendre appui sur du concret pour les échanges de base.
Je fus cependant très vite limité et frustré par mon niveau de communication. Un seul mot d’ordre s’imposa alors : se former. Je m’attelai à essayer de rassembler les moyens existants autour de moi mais ils n’étaient pas nombreux : les échanges quotidiens avec les jeunes, les coups de main de collègues ayant un niveau supérieur, des recherches personnelles dans les dicos existants sur papier, sur internet et quelques fragments de formations avec des formateurs sourds à Lyon furent certes riches d’enseignements mais encore insuffisants. L’émission « L’Œil et la Main » de France 5 me permit par ailleurs de m’imprégner d’expressions élaborées et variées en signes mais également, à travers les sujets traités, d’avoir des éclairages sur la culture sourde, les conditions de vie de cette communauté, son histoire, des témoignages…
Cet apprentissage de bric et de broc me permit tout de même de sortir un pied de la forêt, pour me retrouver, à l’orée de celle-ci, face à une montagne ! La LSF est une langue totalement différente du français, avec, à ma grande surprise, une richesse d’expressions vertigineuse dans ses façons de raconter le monde, et au-delà de ça, une culture et une histoire singulières.
« Une langue sans culture, une culture sans langue, cela ne peut exister »
« La LSF est une vraie langue au même titre que les langues orales comme le français. Elle remplit les mêmes missions bien qu’elle ait un fonctionnement complètement différent. La syntaxe des langues orales est basée sur une structure de type linéaire (les mots se succèdent, ne sont pas interchangeables) alors que les langues des signes utilisent une structure multilinéaire comprenant les emplacements devant soi, les orientations du corps, les expressions faciales, les directions, etc. Tout cela en simultané ! La LSF est bien sûr partie intégrante de la culture sourde, c’est indéniable : une langue sans culture, une culture sans langue, cela ne peut exister », explique Nicolas Médin, sourd, professeur de LSF au lycée Jean-Paul Sartre à Bron en section bilingue. Ce diplômé de l’Éducation Nationale qui exerce depuis 22 ans se présente ainsi : « Mon signe est le ‹ V › tapoté deux fois sur la joue. » La LSF est reconnue comme une langue de la République « depuis la loi du 11 février 2005 portant sur l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. À l’instar du français, elle peut être une langue d’enseignement dans les écoles. »
Au fil des ans, Nicolas Médin a pu constater l’évolution de la LSF dans l’Hexagone : « La reconnaissance officielle de cette langue a pu permettre en 2010 la création d’un CAPES de LSF validé par l’Éducation Nationale, ouvert aux sourds et entendants, avec donc un niveau de qualification similaire aux autres professeurs. Élèves sourds comme entendants peuvent également présenter la LSF en option au baccalauréat. » Mais il reste encore beaucoup à faire : « On constate bien une évolution par rapport à la légitimité de cette langue. Pour ce qui est de l’accessibilité par contre, il arrive que les pouvoirs publics mettent à disposition de façon ponctuelle un interprète à distance pour traduire, qui du discours du Nouvel An du président, qui d’un événement grave… Mais ça n’est pas régulier alors que la loi oblige pourtant à fournir un interprète diplômé en toutes circonstances. »
La situation des sourds en France reste compliquée : « Avec la loi du 11/02/2005, les sourds sont de plus en plus inclus dans le milieu scolaire ordinaire dans leur école de proximité et non plus en groupe de pairs, se retrouvant ainsi isolés. C’est un sujet compliqué, la MDPH2 traite les dossiers à la va-vite en envoyant les jeunes sourds dans des classes d’entendants. L’inclusion peut alors être difficile car elle nécessite des moyens humains conséquents tels que des interprètes, des interfaces de communication ou toute personne pratiquant un peu les signes, et ça fonctionne plus ou moins bien. Le parcours scolaire peut s’avérer problématique : en grandissant, l’inclusion atteint ses limites et c’est bien souvent l’échec. Un retour vers un établissement spécialisé pour sourds peut se mettre en place pour essayer de rattraper le niveau mais, là aussi, c’est parfois l’échec : il y a eu trop de manques dans leur instruction. Le rapport Guillot (1998) comptabilisait 80 % d’illettrisme. Ce problème d’échec scolaire est intimement lié à un problème d’accessibilité aux moyens de communications et d’apports des savoirs. »
Il existe encore de grandes disparités selon les villes : « En France, l’école bilingue, qui se base sur l’enseignement des apprentissages par la langue des signes et l’acquisition du français écrit est vraiment le nec plus ultra. Beaucoup de parents en France, essentiellement sourds, connaissent le fonctionnement des établissements spécialisés classiques mais préfèrent opter pour un parcours bilingue complet afin que leur enfant puisse prétendre au même niveau d’instruction qu’un entendant. Cela leur demande une grande adaptation puisqu’ils doivent bien souvent déménager vers les rares villes qui offrent cette possibilité, dont Poitiers, Toulouse, Lyon, par exemple. »
« Dix ans de retard sur les États-Unis »
Nicolas Médin pointe du doigt certains dysfonctionnements : « Si on compare la France aux États-Unis, ils sont bien en avance sur nous, que ce soit pour la présence d’interprètes, de centres-relais, la diffusion de la langue dans la population, etc. Nous accusons un retard d’au moins dix ans sur eux. »
Il annonce les chantiers importants et les pièges à éviter : « Il faut continuer à militer pour une société où les sourds seront des citoyens comme tout le monde, c’est primordial. Ce qui m’apparaît important, c’est que le développement de la LSF ne soit pas cantonné au scolaire, à l’éducation mais aussi à l’ensemble de la société : l’administration, les mairies, la politique, Pôle Emploi, les services de police, de médecine, etc. Tous doivent pouvoir être totalement accessibles. La langue des signes connaît aussi un vif succès chez les entendants. Ils s’y intéressent de plus en plus, l’apprennent, l’utilisent, et souvent ils disent que c’est beau, que c’est joli, mais il ne faut pas oublier que cette langue est dans une situation précaire. Même si le nombre d’entendants qui la pratiquent augmente considérablement, ça reste une langue facultative pour eux. À l’inverse pour certains sourds, l’accès ne leur est pas encore toujours permis alors que c’est leur langue première et qu’ils en ont un besoin vital. Cela dépend de l’éducation et des choix linguistiques des parents, vers des parcours signants ou oralisants avec utilisation du LPC3. Attention, le LPC n’est pas une langue mais un simple outil d’aide à la communication orale. J’insiste là-dessus car le problème est que les politiques appliquent le texte de la loi de 2005 en assimilant LPC et LSF comme deux choses identiques. Le LPC est juste un système de codage, rien de plus. La LSF est une vraie langue avec une culture et à ce titre, il est nécessaire de la promouvoir le plus largement possible, dans tous les domaines. »
Aurélien Monier
Illustrations par Guimia
1 Oui, cela peut paraître surprenant d’employer quelqu’un qui n’a aucune connaissance de la langue des personnes qu’elle accompagnera. Pourtant, dans la réalité actuelle, c’est la majorité des cas, faute de personnels formés/qualifiés à ce niveau.
2 Maison Départementale des Personnes Handicapées
3 Langage Parlé Complété : code manuel autour du visage associé à la parole permettant de différencier des mots identiques sur les lèvres (bain, pain, main)
D’hier à deux mains, l’Histoire tumultueuse de la Langue des Signes Française :
« Le premier instrument du génie d’un peuple, c’est sa langue » (Stendhal).
Depuis les balbutiements de l’humanité et jusqu’au XVIIIe siècle, la communication par gestes était pratiquée de façon aléatoire par les personnes qui n’avaient pas d’autres recours pour s’exprimer. C’est au sein de familles de personnes sourdes et au travers de rencontres fortuites dans les grandes villes que se sont constituées les premières communautés (Platon en faisait déjà état) et qu’ont eu lieu les prémices d’une langue construite.
L’Histoire commence à vraiment prendre forme vers 1760, de façon indirecte grâce à l’abbé de L’Épée. Observant des jumelles sourdes qui communiquaient par gestes, il voulut créer une méthode permettant de relier les signes au français écrit. Bien que cette méthode échouât, la conséquence de son action fut de rassembler des jeunes sourds, ce qui permit, de par le besoin de communiquer entre eux, une éclosion spectaculaire de la langue des signes française. Les résultats significatifs et leur promotion auprès de la royauté de l’époque servit grandement la cause de cette langue.
Vint l’âge d’or : la première école pour sourds, qui est désormais l’Institut Saint-Jacques à Paris, fut érigée. La transmission, l’enrichissement et l’enseignement de et par cette langue furent perpétués durant un siècle par ses successeurs (notamment l’abbé Sicard, Jean Massieu, Auguste Bébian). La Langue des Signes Française fit « grand bruit » et connut alors un rayonnement national et international. Les pays voisins s’inspirèrent du modèle français. Elle fut même exportée aux États-Unis par Laurent Clerc en 1817, dont l’actuelle ASL (American Sign Language) s’est construite à partir de l’ancienne LSF et dont elle conserve encore quelques vestiges.
Vint l’âge sombre. Au milieu du XIXe siècle, des divergences autour des méthodes d’enseignement prodiguées aux sourds font grand débat. Certains défendent la langue des signes comme étant la langue naturelle d’enseignement de ces personnes. D’autres prônent l’oralisme en estimant d’une part que l’expression en langue des signes se fera au détriment de l’oral et isolera les sourds de la société, et d’autre part au nom de la religion qui estime que c’est une langue basse, impure, et que seule la parole est divine.
« Mais alors, de grâce, que vient faire ce signe qui a précisément pour effet de restreindre et de mutiler cette idée que vous m’avez donnée par la parole ? », « Les signes exaltent les sens, fomentent la passion », « Ils sont dangereux pour les bonnes mœurs. » sont autant d’interventions de l’abbé Louis Guérin, de l’abbé Tara et d’Auguste Houdin, chargé de mission du ministère de l’Instruction publique, au Congrès de Milan en 1880.
À ce Congrès, se réunissent 255 « spécialistes » de l’enseignement pour sourds (dont trois personnes sourdes) qui concluront : « La Convention, considérant l’incontestable supériorité de l’articulation sur les signes pour rendre le sourd-muet à la société et lui donner une connaissance plus complète de la langue, déclare que la méthode orale doit être préférée à celle des signes dans l’éducation et l’instruction des sourds-muets. […] Vive la parole orale pure ! » Ces préconisations seront suivies par tous les gouvernements, à l’exception des États-Unis.
Ainsi en France, voilà la LSF devenue lingua non grata au sein des institutions où elle était transmise et pratiquée. Interdite en classe, les élèves devaient parfois garder les mains dans le dos en cours ou devaient suivre la leçon debout en tenant leur cahier, rendant ainsi impossible toute utilisation des mains. C’est dans les cours de récréation, les réfectoires, les internats qu’elle a continué à être pratiquée en douce, mais également au sein de familles sourdes. La naissance des associations de sourds, les rassemblements dits « banquets de sourds » à l’initiative de Ferdinand Berthier1 ont, là aussi, pu préserver un peu de la vitalité de la langue et de la communauté de par les échanges nourris qui s’y tenaient. Notons que l’élite, notamment intellectuelle et littéraire, de la société d’alors y participait également (Hugo, Chateaubriand, Lamartine).
Des générations de sourds grandirent opprimées du fait de la privation de leur langue naturelle. Les postes prestigieux auxquels ils pouvaient prétendre leur furent barrés, la majorité d’entre eux fut cantonnée à ne vivre que de travaux manuels, à être considérés comme des citoyens de seconde zone. Le nazisme a stérilisé les personnes sourdes (cf le documentaire édifiant « Témoins sourds, témoins silencieux » de Brigitte Lemaine), mais plus surprenant encore, cet eugénisme a perduré bien après la fin de la guerre2...
C’est consécutivement aux mouvements de 68, mais aussi bien plus tard, en 1980, qu’eut lieu le « Réveil Sourd ». Manifestations de la part de militants et associations de sourds et d’entendants. Destruction à coups de marteau de l’appareil auditif, symbole pour les sourds de la prédominance du médical sur l’humain, devant les caméras par le professeur et militant sourd Jean-François Mercurio lors du Congrès de Poitiers. Travaux en linguistique de Christian Cuxac3 qui démontrèrent la légitimité de cette langue. Promotion des sourds par l’International Visual Theatre ou encore le Molière reçu en 1993 par Emmanuelle Laborit pour sa prestation dans « Les enfants du silence » remirent peu à peu la LSF en lumière. Tout cela prend du temps, beaucoup de temps. Ce ne fut qu’en 1991 que la loi Fabius leva l’interdiction de la LSF. Et ce n’est que depuis la loi de 2005 qu’elle est reconnue comme langue d’enseignement.
Les nouvelles technologies de communication offrent un nouvel essor à la communication entre sourds et à la LSF : SMS, mails, webcams, vidéos en LSF, réseaux sociaux permettent aux sourds du pays entier d’échanger, de partager. De même, les dictionnaires vidéos se sont développés sur Internet, rendant la langue plus accessible pour tous. De nouveaux signes apparaissent à une vitesse fulgurante notamment pour être en phase avec notre temps, mais aussi pour rattraper un siècle de confinement, pour à nouveau apposer sa plume sur le palimpseste4 de ce monde dont elle avait été bannie.
Des progrès ont certes été réalisés, mais des difficultés profondes demeurent. L’accessibilité des dispositifs de droit commun peut encore s’avérer compliquée. Les écoles bilingues sont encore rares, on l’a déjà dit. L’orientation professionnelle, les études supérieures et l’accès à l’emploi restent problématiques dans bien des cas. Dans les médias, on est encore loin du compte : jusqu’à récemment, l’interprète à la télévision était réduit dans une fenêtre microscopique dans le coin en bas à droite. Depuis peu, sur quelques chaînes d’information continue, il y a enfin un interprète à taille « lisible » à certaines heures. Au cinéma, la Famille Bélier, dont le seul mérite est de porter à l’écran la thématique des sourds, n’était pas diffusée en version sous-titrée ou très peu parce que les sous-titres, « le public français n’y est pas habitué » se défendait le réalisateur... Autre exemple, lors des attentats du 13 novembre à Paris, aucune traduction n’avait été effectuée dans les médias. Les personnes sourdes se sont retrouvées noyées dans le déferlement d’images et de gros titres que dégobillaient les écrans et les réseaux sociaux et se sont au final retrouvés exclus de l’émotion populaire qu’il pouvait y avoir dans le pays.
Malgré les progrès en termes de technologie des aides auditives et des techniques de rééducation, nombre de ces jeunes auront pourtant besoin de signes pour pouvoir accéder au savoir. C’est là, à mon sens, la grande erreur des temps passés et qui est malheureusement encore trop prégnante : mettre en opposition langue des signes et langue orale, comme si elles ne pouvaient pas cohabiter, comme si elles ne pouvaient pas, au contraire, se nourrir mutuellement.
Chaque enfant se tourne vers une langue. L’histoire nous enseigne qu’il n’adhérera pas à des méthodes d’enseignement, d’éducation ou de rééducation choisies à sa place « pour son bien », et qui seraient non conformes à sa sensibilité. Dans le cas des jeunes sourds, pour certains, c’est la langue des signes qui leur semblera la plus naturelle, alors que d’autres jeunes sourds auront une appétence pour l’oral. Seul l’enfant doit pouvoir nous manifester son choix, sans entrave, et il s’agit d’être à l’écoute de cela.
1. Ferdinand Berthier : professeur sourd du milieu du XIXe siècle, militant fervent de l’enseignement des signes et figure emblématique de l’identité Sourde, à qui Victor Hugo écrivit un jour cette phrase : « Qu’importe la surdité de l’oreille quand l’esprit entend ? La seule surdité, la vrai surdité, la surdité incurable, c’est celle de l’intelligence.
2. Le documentaire récemment sorti de Laetitia Carton, « J’avancerai vers toi avec les yeux d’un sourd », de par ses témoignages présente fort justement les situations complexes et les histoires parfois douloureuses avec lesquelles ont eu maille à partir les personnes de ces générations.
3. Christian Cuxac a été en France, au début des années 80, le premier linguiste à établir des critères qui ont permis de définir la langue des signes comme une langue. La particularité de ce chercheur hors norme est d’avoir étroitement collaboré avec les sourds et d’avoir permis, par la recherche menée à leurs côtés, une prise de conscience : ce qu’ils avaient « entre leurs mains » n’étaient pas des gestes, mais une vraie langue.
4. Manuscrit constitué d’un parchemin dont l’écriture première a été effacée pour être recouverte par d’autres, et qui, par le biais de techniques de restauration, peuvent faire reparaître certaines des inscriptions les plus anciennes.
A.M.
La LSF : des pensées en images
La LSF est une langue visuelle et gestuelle, produit de l’expression d’une pensée en images. Ainsi, une des façons de décrire l’exécution d’un signe se décline sous un système double de quatre paramètres, dont quatre manuels : la configuration de la main, son orientation, son emplacement, et le mouvement effectué par les mains, et quatre non manuels : regard, mimique faciale, mouvements labiaux, postures.
La construction d’un récit s’effectue dans le sens où l’on délivrera les informations en partant des plus générales pour aboutir aux plus précises. C’est-à-dire d’abord exprimer quand et où se situe l’action, puis placer la scène, les agents (personnages présents, entités abstraites), pour à la fin narrer la situation. L’information importante d’un discours étant délivrée à la fin, il convient alors d’éviter de « couper la parole ». Toutes les fonctions, les différents types de discours, la temporalité, les niveaux de langage, le concret comme l’abstrait, tout peut s’exprimer en LSF. Tout peut se traduire et en même temps tout n’est pas traductible non plus : le français, oral ou écrit, notamment dans la poésie ou la chanson, permet des tournures stylistiques, une musicalité qui peut perdre de sa substance à être simplement calqué en signes. A l’inverse, il est des façons de peindre la réalité avec les subtilités des signes qui sont indicibles.
Une idée reçue à claquer sèchement d’un coup de serviette humide sur les fesses de nos préjugés : non, la LSF n’est pas mondiale ! Elle possède son vocabulaire propre, que l’on appellera dans le cas présent « signaire ». Il est différent selon les pays, il existe même des variantes régionales qui ont perduré pour certains signes (« maman » se signe différemment selon les régions en France). Il y a des signes pour nommer les choses, les personnes, les lieux, les verbes, situer les actions, etc. Ils semblent en décrire le sens parfois de façon lumineuse, parfois de façon obscure. Tous ont pourtant bel et bien une étymologie, qui a parfois évolué dans le temps, des signes se sont perdus, et d’autres se créent en permanence.
Sur la question de l’universalité de la langue des signes, il y a tout de même un point à préciser : toutes les langues des signes de par le monde, même si elles ont un lexique différent, mettent en jeu un système de communication universel nommé « iconicité », qui a été définie par le linguiste Christian Cuxac. Il peut s’agir de structures semblables intervenant dans la construction d’un récit visuel ou bien de signes dont ce que la forme évoque est acquise par tout le monde.
Afin d’illustrer de façon un peu plus claire ce concept d’expression visuelle universelle, prenons un exemple. Imaginons que je cherche à vouloir raconter la situation suivante : « Je me promenais dans la rue hier après-midi, et là un gamin me rentre dedans en courant à toute vitesse. Je lui demande ce qui lui prend, il me répond que son chien lui avait échappé et qu’il essayait de le rattraper ».
Dans un premier temps je vais « planter le décor » : situer le temps de l’action (signer « hier après-midi ») et devant moi matérialiser une scène invisible en y plaçant le signe « rue » selon l’orientation choisie. Je peux d’ailleurs ajouter moult détails si j’estime cela nécessaire (la place des arbres, la configuration des bâtiments, le fait qu’il y ait beaucoup de monde…). Je vais ensuite réaliser l’action de moi qui me promène dans cette rue puis introduire la scène de l’arrivée de l’enfant, produire visuellement le choc de la rencontre. Lorsque la conversation s’instaure, j’incarne mon propre personnage, avec mes attitudes et mon humeur. Comme je m’adresse à un gamin et que je suis censé être plus grand que lui, je vais légèrement baisser le regard dans sa direction supposée avant de lui demander ce qu’il fait à courir ainsi. Par un léger mouvement opposé d’épaule, je vais ensuite incarner l’enfant qui m’explique sa mésaventure, en levant la tête ce coup-ci dans ma direction, et en prenant l’expression, les émotions qu’il est censé avoir. La discussion peut se poursuivre ainsi en passant d’un personnage à l’autre en variant le jeu, le rythme, les intensités. Plus l’expression sera visuelle, plus facile en sera la compréhension.
Tout ceci est très grossièrement résumé, semble somme toute très logique mais demande un effort considérable pour qui débute. Une gymnastique mentale où il s’agit d’arriver à exprimer l’expérience. Dans le cas cité, j’utilise quelques signes de LSF mais que je réalise dans des actions décrites de façon visuelle, ce qui explique que malgré un signaire différent, des sourds de différents pays pourront comprendre d’emblée une partie importante de mon message.
Concernant ces formes d’expressions visuelles, je vous enjoins à vous intéresser, entre autres, à l’International Visual Theatre situé à Paris, aux productions de l’humoriste sourd Guy Boucheveau, du poète sourd Levent Beskardès, au festival Clin d’Œil à Reims et à l’expression en « Visual Vernacular ».
A.M.