Jaime Hernandez, plus d’amour que de fusées

Les héros de BD ne meurent jamais. Les héros de BD ne vieillissent pas. S’ils ont des problèmes, ceux-ci prennent la forme de romances magnifiques, de sauvetage de planètes lointaines, d’exploits incommensurables, mais certainement pas de banalités quotidiennes. Et ils ne vont jamais aux toilettes, je ne sais pas si vous avez remarqué ? Il fallait définitivement un « outsider » pour qu’enfin une vie de héros de papier ressemble un peu à la nôtre, pour casser le moule d’une narration obstinément imaginaire. Avec l’aide de ses frères, un jeune punk mexicano va s’obstiner à raconter jour après jour la vie crédible d’humains tout aussi crédibles eux aussi. Et ça fait 35 ans que ça dure !

Jaime Hernandez naît de parents mexicains dans une banlieue de Los Angeles, Oxnard, en 1959. Une famille nombreuse de cinq garçons et un père qui meurt prématurément : il fallait donc une mère solide pour gérer tout ce petit monde ! Et comble de la chance, voilà une maman qui collectionne les comic-books et encourage ses rejetons à dessiner aussi souvent que possible. On imagine bien que ça permettait à la daronne en question de se libérer cinq minutes de calme, mais pousser de la sorte ses enfants vers un art alors complètement déconsidéré, ça ne devait pas courir les rues. Les frangins vont donc se goinfrer de périodiques illustrés durant toutes les swingin’ sixties, leurs goûts fort larges les portant à lire aussi bien les classiques de chez D.C. et les super-héros « pop art » de Marvel que des « funny animals », les Peanuts1 ou les comédies pour teenagers d’Archie Comics. Bref, tout ce qui leur passe sous la main. Mario, le plus vieux de la fratrie, se procure aussi les deux premiers numéros du Zap Comix2 de Robert Crumb qu’il planque sous son lit pour éviter l’opprobre maternelle. Ils se mettent en parallèle à créer leurs propres comics, motivés par une saine émulation fraternelle.

Mais dans les premières années de la nouvelle décennie, la musique vient concurrencer leur intérêt pour les petits-mickeys. Les deux aînés, Mario et Gilbert, se prennent de passion pour toute la scène glam et assimilés, de T-Rex à Mott The Hoople en passant par les New- York Dolls. Autant dire que les frangins sont plus que mûrs lorsque le punk explose quelques années plus tard, en 1977. Et comme pour des milliers d’autres personnes dans le monde, le punk va changer leur vie. Ils passent tous leurs week-ends à arpenter les clubs de Los Angeles et découvrent sur scène la crème des groupes ricains de l’époque : X, Ramones, Go Go’s, Zeros, Dickies, Germs, Black Flag, etc… Les disques de The Clash passent en boucle sur la platine familiale et quelques premières tentatives de joindre les deux univers se font jour dans des pages qui ne sortiront pas du cocon familial. Avec le punk, même en tant que simple spectateur, il est aisé de se sentir « faire partie » d’un mouvement. Pour rentrer dans le sérail du comic book, c’est une autre paire de manches…

A l’orée des années 80, Mario est marié et travaille sur des chantiers, Jaime est punk « à temps plein » et Gilbert continue à dessiner quelques B.D. pour son plaisir personnel. Jaime a pris des cours de dessin à la fac et ses deux grand frères remarquent une évolution soudaine et qualitative dans les rares illustrations qu’il produit alors, trop occupé qu’il est par une vie faite de concerts et de sorties (une vie de jeune, quoi!). Dans le même temps, Mario découvre qu’une de ses amies travaille pour une imprimerie et il additionne les deux informations : « on va faire un comic book » ! Avec l’exemple des comix underground de la fin des 60’s et l’influence déterminante du punk et de son corollaire D.I.Y., tout semble possible. Enfin, tout, peut-être pas… mais imprimer pour le fun 500 exemplaires d’un petit comic book en noir & blanc, ça leur semble être à leur portée et ils se lancent dans l’aventure. Plusieurs longs mois s’étirant en années seront nécessaires pour que les trois frères accouchent du nombre adéquat de pages, et bim, ils impriment leur truc en juin 1982 sous le titre de LOVE & ROCKETS.

Love & Rockets : un mélange improbable de SF décalée et de descriptions pertinentes d’un monde bien plus réel

A la première convention où ils se pointent, un stock de leur œuvre sous le bras, les avis des professionnels sont unanimes : « Mais enfin, il faut une couverture couleur ! Et puis dedans, ça va pas du tout ! On y comprend rien ! C’est quoi ces personnages étranges ? Ça se vendra jamais ! ». Le milieu du comic book ricain est alors figé dans une médiocrité geek où le super-héro règne sans partage, alors tu penses bien qu’une B.D. zarbie à mi-chemin entre la science-fiction et l’autobiographie, ça parle pas à grand monde. Et faite par des punks, en plus : ils cherchent vraiment à mal faire, ou quoi ? Le comix underground a poussé ses derniers râles une bonne demi-douzaine d’années plus tôt et s’éloigner des stéréotypes du mainstream ne permet pas d’envisager une super carrière dans le métier, ce qui n’est pas si grave finalement : ce n’était en fait pas le but premier de nos trois frangins.

Mais pourtant, un petit événement va tout changer. Gilbert (aka Beto) envoie un exemplaire au Comics Journal3 pour voir leur petit ouvrage enfin chroniqué quelque part. Deux semaines plus tard le rédacteur en chef Gary Groth le contacte en lui disant en substance que ce qu’ils font est excellent et qu’il veut absolument les publier. Beto manque de tomber de sa chaise, retrouve son équilibre et accepte aussitôt. Le Gary en question est à la tête de Fantagraphics Books qui, en plus d’éditer le Comics journal, publie les rares reliquats de la glorieuse épopée de l’underground et commence à rééditer moult classiques oubliés des années 40 et 50, ce qui fera la renommée de la boîte jusqu’à nos jours. Il leur propose une réédition de ce premier numéro en leur laissant quelques mois pour augmenter la pagination.

Fin 1982 sort donc le LOVE & ROCKETS n°1 version « pro ». On passe de 32 à 66 pages et ce coup-ci, la couverture est en couleur et l’impression de qualité. A contrario de la plupart des comics indépendants ou underground qui ne diffèrent pas sur ce point des comics grand public, le format est celui d’un magazine ; c’est-à-dire un format plus grand qu’un comic book avec un intérieur en noir & blanc. La différence n’est pas seulement technique mais aussi symbolique : elle pose un peu le truc, implique que ce n’est pas de la B.D. à destination de fanboys adolescents mais plutôt de personnes matures. Bon, « matures » ok d’acc’, mais le contenu narratif reste tout de même fortement marqué par la science-fiction. Et c’est vraiment le trademark de Love & Rockets dans ses premières années : un mélange improbable de SF décalée et de descriptions pertinentes d’un monde bien plus réel.

Puisque ce n’est pas le sujet ici, je vais laisser les bandes de Beto de côté4 et m’attarder sur le travail de Jaime : dès ce premier numéro, le premier truc qui saute aux yeux, c’est son aisance graphique et sa faculté à l’utiliser pour raconter une histoire. Alors oui, son dessin est intrinsèquement splendide mais ce qui fait réellement sa valeur, c’est que cette esthétique irréprochable se met au service du propos. Jamais tu ne verras une case ou une page de Jaime Hernandez servir de démonstration technique ou de cache-misère : ce qui est beau, ce qui émerveille, c’est son sens inné de la narration. Une façon de raconter une histoire avec un rythme et une sensibilité qui lui sont complètement propres. Alors bien sûr, on peut dire qu’il a été graphiquement influencé (qui ne l’a pas été ?) par Ditko5 ou Alex Toth6 par exemple, mais dès ce premier numéro, ce qui impressionne c’est la singularité et la perfection de l’ensemble, le mariage inespéré de l’histoire et du dessin. En fait, tu n’as pas l’impression de lire une B.D. d’un jeune punk dans la vingtaine mais plus celle d’un vieux routard du métier ; dingue !

Si au départ sa production dans les pages du magazine se divise entre histoires SF (Mechanics / Mechan-X) et récits dans le monde réel (Locas), peu à peu la deuxième catégorie va devenir dominante. Il refera de temps en temps des historiettes ludiques peuplées de fusées et super-héroïnes chtarbées dans un futur « alternatif » mais le gros de son œuvre reste la description de la vie de deux personnages centraux : Perla Luisa « Maggie » Chascarillo et Esperanza Leticia « Hopey » Glass. Deux punkettes de l’est de Los Angeles qu’on va voir évoluer au gré de leurs relations amoureuses, de catastrophes familiales, de changements de boulot et de toutes ces choses pas toujours drôles qui modèlent nos existences. Avec une délicatesse et une intelligence hors-normes, il nous les montre vieillir, douter, se souvenir… prendre du poids, aussi ! L’opposé absolu de Spider-Man, par exemple : Peter Parker aura toujours 18 ans et aura toujours des problèmes de cœur, et aussi toujours des soucis pour sa vieille tante, bref il restera un post-ado ad vitam aeternam (mais avec des « pouvoirs » qui impliquent des « responsabilités » ahaha !). Numéro après numéro, cela crée l’étrange sensation de retrouver de vieilles amies qui nous sont chères et qu’on est bien content de ne pas avoir perdues de vue.

Une des premières BD à nous montrer des punks crédibles, des lesbiennes vraisemblables

Et il faut dire que pour les perdre de vue, il faut le vouloir vu que ça fait 35 ans qu’il nous raconte leur vie ! Avec le nombre de trucs sortis toutes ces années, c’est un peu le bordel au niveau « éditorial » mais en gros, ça donne ça : le magazine sortira jusqu’en 1996 et le n°50 où, lassitude oblige, les deux frères créeront leurs propres comic books indépendants. Pour Jaime, ce sera WHOA, NELLIE ! puis PENNY CENTURY où il s’attachera à développer des personnages secondaires de Love & Rockets et à afficher son amour du catch (!) ; ceci toujours à l’aide de descriptions de fortes personnalités féminines totalement omniprésentes, d’ailleurs. De 2001 à 2007, les deux frères remettent le couvert avec un Love & Rockets format comic book cette fois, puis en 2008, nouveau changement avec Love Rockets : New Stories, publié en beaux recueils annuels avec dos carré-collé. Et enfin, cette année, c’est le retour en format comic book ! Ouf !

Pour ceux qui s’y perdraient (et je le comprends!) Fantagraphics édite heureusement de gros trade paperbacks7 qui reprennent toute la production de Jaime. Et ça donne une sacrée œuvre-somme ! Des centaines et centaines de pages où l’auteur a su creuser la personnalité de ses « actrices » avec humanité et talent. Vraiment un truc à part, sans déconner. Et attention, hein, ça ne parle pas que de la vie de deux femmes mais aussi tout simplement des U.S.A., oui oui, tout connement. Jaime Hernandez nous décrit tour à tour la scène punk califonienne du début des années 80, la vie dans les « barrios », les quartiers mexicains du pays de l’Oncle Sam, et plus largement le climat social d’une Amérique qu’on ne voit pas souvent traitée comme tel. Sans manichéisme, sans angélisme non plus, à petites touches régulières. En fait, c’est un excellent moyen pour découvrir ce que sont les U.S.A. sans maquillage aucun, et ça fait parfois un peu moins rêver que l’image habituellement assenée par Hollywood…

Et puis c’est une des premières (la première ?) B.D. à nous montrer des punks crédibles, des lesbiennes vraisemblables, des « cholos »8 non stéréotypés… Et faire évoluer des personnages de fiction dans une vie « réelle » sur le long terme, j’en vois pas beaucoup qui l’ont fait non plus…

Et je vous ai dit que Jaime Hernandez dessinait les plus belles femmes du monde, au fait ?

MAZ

1 Vous savez, la BD dont Snoopy est le héros !

2 Un des premiers « comix underground ».

3 Le Comics Journal était une revue du fandom américain, une des premières à développer une analyse critique de la B.D. anglo-saxonne. Son contenu était souvent insupportablement intello mais ça volait bien plus haut que la concurrence qui se contentait souvent de chanter les louanges des dessinateurs / éditeurs / personnages stars.

4 Et celles de Mario aussi : il ne collaborera cependant qu’épisodiquement à Love & Rockets, ne proposant qu’une poignée de pages en trente-cinq ans…

5 Premier dessinateur de Spider-Man.

6 Génie discret et véritable esthète de la B.D. ricaine.

7 Recueils reprenant les histoires dans l’ordre chronologique.

8 Terme utilisé pour parler des jeunes prolos Mexicains aux U.S. des A.

 BIBLIOGRAPHIE
 Alors zou, en Français y'a le choix mais avec des bonheurs divers concernant la traduction et les choix éditoriaux :
 « Pain, amour et fusées »(Humanoïdes Associés) 1983 : Le premier numéro du magazine publié à peine un an plus tard en France en format B.D. européenne ! Incroyable ! Titre complètement piné, traduction très très moyenne mais le grand format est bien sympa.
 « Mechanics » (Comics Usa) 1987: La plupart des épisodes de la série SF, pré-publiés chez nous dans le magazine Special USA avec des couleurs rajoutées qui sont assez sympas.
 « Modern Sex » (Albin Michel) 1990 : Encore un titre à la con et une traduction pas top mais une bonne (petite) collection d'épisodes historiques de Maggie et Hopey / Locas.
 « LOCAS » (Seuil – puis Delcourt) 4 tomes de 2005 à 2010 : Deux énormes volumes puis deux autres un peu moins imposants après le changement d'éditeur. Ces quatre tomes vous permettent d'avoir presque toutes les histoires de Jaime sur 20 ans, donc c'est carrément l'idéal.
 « Bye bye Maggie » (Delcourt) 2015 : Un joli album grand format d'une centaine de pages reprenant pas mal de sa production la plus récente.
 Il existe aussi un joli petit album de « Mister X » sorti en 1986 par Aedena : un des seuls « boulots de commande » de Jaime Hernandez, loin de l'univers de Love & rockets mais sympa quand même.
 Ah ! Et puis je dois aussi vous parler de « The art of Jaime Hernandez » de Todd Hignite, splendide et énorme bouquin (en Anglais) paru en 2010 chez Harry N. Abrams qui détaille toute son œuvre. Peu importe que vous ne bitiez rien à l'angliche, ce livre est fantastique, reprenant des tonnes et des tonnes d'illustrations rares ou inédites. Les flyers de concerts et pochettes de skeuds punks, par exemple, vu que Jaime en a fait pas mal, investi qu'il était dans la scène hardcore d'Oxnard au début des 80's (son petit frère, Ismaël, jouait d'ailleurs dans une des meilleurs groupes de celle-ci : Dr Know!). 
MAZ