Gestion forestière : résistances et alternatives pour « désapprendre l’industrie »
L’industrialisation de la gestion forestière s’accélère ces dernières années. Des monocultures de résineux calibrés pour les besoins de l’industrie remplacent des forêts diversifiées. Ces plantations subissent des coupes rases qui prélèvent tous les arbres d’une parcelle et laissent un sol mutilé. Contre cette gestion écocidaire, des habitants résistent et tentent de construire des alternatives pour conserver des « forêts vivantes ».
Dans les forêts limousines, le passage des abatteuses – engins forestiers capables de couper, ébrancher et billonner (tronçonner) un arbre en quelques secondes – laisse des paysages désolés. Mais la résistance s’organise. Le plateau de Millevaches avait connu une phase d’oppositions à l’enrésinement – la plantation de résineux – à la fin des années 1970. 50 ans plus tard, la contestation resurgit et s’amplifie. À partir de 2017, des habitants se mobilisent contre l’installation d’une usine à Bugeat, en Corrèze, qui projette de produire 45 000 tonnes de pellets torréfiés par an, à partir des souches et des restes de branchage issus de coupes rases. Le projet est finalement abandonné, mais cette lutte fait naître le groupe forêt du Syndicat de la Montagne limousine.
En 2021, ce dernier organise une manifestation « contre la réintoxication du monde » en réaction à une coupe rase sur une zone classée Natura 2000. Début 2023, le Bois du Chat, une forêt de feuillus menacée de coupe rase, devient l’épicentre de la lutte entre ceux qui défendent une pratique industrielle de la gestion forestière et ceux mettant l’accent sur la nécessité de préserver « des forêts vivantes ». Le 5 octobre 2024 a lieu le point d’orgue de ces mouvements de contestation : une grande manifestation à Guéret (Creuse), pour dénoncer « l’accaparement des forêts » par les « méga-projets industriels ». Deux d’entre eux sont particulièrement visés : l’agrandissement de la scierie industrielle Farges-Bois à Egletons (Corrèze) et la construction d’une usine à pellets à Guéret, qui prévoit de produire chaque année 85 000 tonnes de granulés de bois destinés au chauffage. Entre 2 000 et 3 000 personnes se déplacent, un chiffre important si on le compare aux 12 840 habitants que compte la ville. Les luttes pour défendre les forêts limousines prennent de l’ampleur, les alternatives à l’exploitation industrielle aussi.
« Contre la réintoxication du monde », émergence d’alternatives
En activité en Creuse depuis plus de quarante ans, Hans Kreusler est devenu une référence locale en ce qui concerne la sylviculture mélangée à couvert continu. Dans sa pratique, il tente de produire du bois en ne portant atteinte ni à la valeur économique de la forêt ni à l’écosystème : « une forêt génère tous les ans un certain volume de bois : c’est “l’accroîssement biologique” », explique-t-il. Le gestionnaire fait donc en sorte de ne pas couper plus de bois que n’en produit la forêt. Il choisit certains arbres pour leur valeur économique et tente de favoriser leur développement. En prélevant certains arbres, Hans provoque un apport de lumière bénéfique à la croissance de leurs voisins et des jeunes pousses : la forêt est ainsi renouvelée en continu et se compose d’arbres de divers âges et de diverses essences.
Ce modèle de gestion laisse également une place à la biodiversité : « On peut se permettre de réserver quelques arbres pour leurs valeurs écologiques. Un arbre qui a des trous de pics qui forment autant de loges pour des chauves-souris, des tourterelles, des abeilles et j’en passe : on ne va pas le couper. Cela retirerait une grande source de richesse pour l’écosystème, et c’est l’écosystème qui produit nos arbres. »
« Reprendre la forêt aux experts »
Marion et Sylvain, membres de l’association Faîte et Racines.
Ainsi, ce mode de sylviculture permet une production de bois plus importante sur le long terme qu’une forêt gérée en coupe rase et en replantation. « Prélever du bois en faisant des éclaircies, au lieu d’une coupe rase où tu vas encaisser 5 000 € d’un coup, te permet par exemple d’encaisser 1 000 € tous les dix ans : ta forêt ne décapitalise pas », explique Thibault, porte-parole du groupe forêt au sein du Syndicat de la Montagne limousine.
Vivant sur ce territoire à cheval sur la Creuse, la Corrèze et la Haute-Vienne, les membres du Syndicat de la Montagne limousine luttent contre l’industrialisation de la gestion forestière sur le plateau de Millevaches et organisent des formations en sylviculture.
Ces dernières années, de nombreuses initiatives ont émergé pour mettre en place une « sylviculture douce ». Des habitants tentent ainsi de « reprendre la forêt aux experts », et de « désapprendre l’industrie » selon les mots de Marion et Sylvain, membres de l’association Faîte et Racines. Depuis 2018, cette dernière achète des parcelles forestières dans le sud de la Corrèze pour les « protéger des coupes rases » et y pratiquer la sylviculture à couvert continu. Comme ceux du groupe forêt du Syndicat de la Montagne limousine, les membres de Faîte et Racines n’étaient pas des forestiers professionnels. Ils ont donc d’abord cherché à se former, pour « apprendre à avoir un regard sur la forêt, témoigne Antoine, un autre membre de l’association. On s’est réapproprié ce regard et ces connaissances. »
Ces initiatives s’accompagnent parfois d’expérimentations visant à réduire l’utilisation d’engins mécaniques en forêt. Les membres de l’association Les Tisserand.es, basée à l’est de la Creuse, font par exemple appel à des débardeurs à cheval. Leurs chevaux de trait limitent l’impact des travaux sur la forêt puisqu’ils n’abîment ni les sols, ni les arbres restés en place, contrairement aux grosses machines forestières.
Le manque « d’une filière bois alternative »
Si de nombreuses initiatives existent, les promoteurs d’une gestion forestière douce pâtissent du manque de certains artisans : « Il y a des gens qui ne veulent pas faire appel aux grandes coopératives forestières, mais qui ont du mal, car il manque une filière bois alternative : des bûcherons, des débardeurs, des scieurs. » C’est pourquoi Faîte et Racines a fait l’acquisition d’une scierie mobile. « Sur notre territoire, il n’y avait plus de possibilité de faire scier du bois à petite échelle », constate Antoine. L’association se déplace donc chez des petits propriétaires forestiers qui veulent exploiter leurs bois en dehors des circuits industriels, avec une machine pouvant scier des troncs près du lieu de coupe : « Sur le chantier sur lequel on se trouve, les bois qui ont été prélevés à 200 mètres vont être utilisés à 300 mètres. »
Pour autant, à l’heure actuelle, les volumes de bois issus des initiatives alternatives sont sans commune mesure avec ceux issus de la filière industrielle. « On ne représente rien pour eux. On scie 600 ou 700 mètres cubes par an : c’est ce que la scierie industrielle Piveteau-Farges scie en une demi-journée ! » Un constat partagé lors de l’Assemblée pour des forêts vivantes, accueillie par le Syndicat de la Montagne limousine fin juin 2024, où plusieurs centaines de personnes s’étaient réunies pour « organiser et renforcer » le mouvement de défense des forêts en France. Un charpentier corrézien avait alors soulevé cette question : « Comment fait-on pour être quelque chose qui existe dans la filière et pas juste une marge folklorique ? »
Pour espérer voir émerger une gestion sylvicole plus respectueuse du vivant, Thibault pointe la nécessité d’un changement de modèle économique à large échelle : « Il y a des possibilités qui sont viables économiquement, mais pas pour l’industrie lourde et ses besoins de gros volumes de bois. » Il évoque ainsi la problématique de l’injonction à la compétitivité et de la mise en concurrence avec des acteurs internationaux aux normes environnementales et sociales plus permissives : « L’État n’assure pas un rôle de régulateur du marché. À vouloir tout déréguler dans une démarche néolibérale, on se retrouve dans une situation où quand on coupe des chênes en France pour les exporter en Chine, les transformer en parquets et les réimporter en France, c’est moins cher que le parquet qui est fait localement ! »
Thibault pointe également un droit forestier « très permissif » envers des propriétaires qui peuvent raser des forêts représentant un enjeu patrimonial, culturel et écologique fort. Pour l’instant, l’État français soutient la filière industrielle. Des plantations à la suite de coupes rases sont ainsi subventionnés dans le cadre du Plan France initié par Emmanuel Macron. Officiellement, ces remplacements d’essences financés par de l’argent public visent à « aider les forêts à s’adapter aux changements climatiques ». En attendant, l’industrie en profite.