Compensation : la nature comme monnaie d’échange
Tandis que le monde s’émerveillait devant la « réussite » de la COP 21, Antoine Costa réalisait un documentaire dénonçant les dérives de la financiarisation de la nature et du système de la compensation biodiversité. Dans ce long métrage nommé Les dépossédés, il explique l’origine de la mise en place de ce procédé et les dérives qu’il implique. Antoine Costa revient ici sur ce qu’il a voulu mettre en avant dans son film : un inquiétant et alarmant décryptage des conséquences d’avoir fait de la nature une monnaie d’échange.
« Ce qui est inexploitable n’est pas ou ne mérite pas d’être ». Ce qui donne sous la forme d’un impératif « exploite tout ! » (…) Pour les ontologues de l’économie, la nature était seulement une chose contingente avant qu’ils lui donnent « être » et « valeur » en en faisant la matière première de leurs produits. Mais « être » et « valeur » ne lui ont été donnés qu’à titre d’avance sur les produits qu’on tirera d’elle.
L’Obsolescence de l’homme, Günther Anders, 1956
Le marché carbone européen, et ses échecs, sert de modèle au futur marché de la biodiversité à venir
On a marchandisé l’air, la molécule de dioxyde de carbone (ou de dioxyde de souffre) comme on s’apprête maintenant à marchandiser les zones humides, la faune, la flore, les interactions entre les espèces ou les procédés biochimiques naturels. Par là, on a aussi ouvert des marchés. Celui de la dépollution mais aussi ceux qui s’ouvrent lorsque l’on transforme la nature, ce qui n’a pas de prix, en commodities.
C’est un peu tordu comme raisonnement mais je pense que l’échec de la régulation environnementale est la preuve du bon fonctionnement de ce marché. Le but de toutes ces gesticulations de l’économie et des politiques autour de l’écologie est assurément de donner l’illusion que quelque chose est en train de se passer1 (on aurait enfin pris en compte la réalité du réchauffement climatique) et de profiter de cette situation de crise pour ouvrir de nouveaux marchés à l’économie. C’est finalement ce que confirme l’historien Jean-Baptiste Fressoz à la fin du documentaire quand il explique comment la régulation environnementale du début de la révolution industrielle, en encadrant la pollution a permis son développement. « Réguler une pollution c’est accepter cette pollution », nous dit-il.
On ne sera donc pas surpris de constater que les pollueurs d’hier, maintenant qu’ils sentent le vent tourner, investissent dans le renouvelable. La biomasse. L’éolien. Le solaire. Un géant de l’énergie allemand investit dans la biomasse bois en Provence. Le deuxième assureur mondial plante des éoliennes en Aveyron. La possibilité de générer des droits à polluer, de les vendre ou de s’en servir pour compenser les dégâts fait désormais partie du business plan des grands groupes. En Sicile, c’est la mafia (une entreprise de BTP comme une autre) qui gère le parc éolien.
L’autre possibilité présentée dans le film est celle des plantations. Acheter ou planter de la forêt pour générer des crédits carbone. Cela donne des grandes plantations de monoculture (eucalyptus souvent) qui sont de véritables désastres pour la biodiversité. Ensuite ce qu’il faut préciser c’est que tout ceci repose sur une escroquerie. Les arbres ne détruisent pas le carbone, ils le fixent temporairement. Quand l’arbre brûle ou pourrit il le rejette dans l’atmosphère. Le CO2 est présent dans l’atmosphère pour 120 ans et les effets de son accumulation sont intemporels. Au printemps 2016 aura lieu à Oslo une réunion d’une quarantaine de chercheurs pour caractériser plus précisément l’anthropocène. Mais la chose est actée déjà pour pas mal de gens. Avec l’augmentation de concentration de CO2 dans l’atmosphère nous sommes rentrés dans une nouvelle ère géologique2. Nous sommes plus dans une simple crise environnementale et il n’y aura pas de retour en arrière possible.
Ce qui est terrifiant, c’est que cette régulation non seulement ne change rien, mais parfois, dans certains cas, aggrave le problème.
La financiarisation du climat ne permet pas seulement de continuer à polluer, elle provoque parfois des effets inverses. « Le pouvoir réchauffant de certains gaz fluorés est tel que leur valeur en termes de crédits carbone est considérable. En Chine, on construit des usines essentiellement pour produire ces gaz à seule fin de les détruire ensuite », déclare un expert du climat et partisan de sa financiarisation dans Le Monde. En 2005, 65 % des crédits issus des MDP (mécanismes de développement propre, qui font partie des mécanismes flexibles dont j’ai parlé plus haut) vendus sur le marché provenaient de la destruction du gaz HFC-23. Déchet de la production d’un gaz réfrigérant, ce gaz à un pouvoir radiatif 11 700 fois supérieur au CO2. La destruction d’une tonne de ce gaz génère 11 700 crédits. La Chine a connu un boom de la fabrication du gaz réfrigérant, la destruction du déchet devenant plus rentable que la vente du produit.
Pour conclure, je voudrais dire une chose. On ne sait pas ce qui aurait pu se passer sans régulation environnementale. Je précise ça car je pense qu’il est incorrect de dire qu’on a aggravé le problème. Sans régulation le problème aurait pu être pire. Concernant la biodiversité, il n’y a pas eu de régulation pendant longtemps et voilà où nous en sommes. Ensuite, je continue de me faire l’avocat du diable, mais la compensation « consacre le passage d’une logique purement “anthropocentrique”, de compensation financière des personnes ayant subi des préjudices à la suite de la destruction de la nature, à une logique écocentrée de restauration de la nature elle-même. » (« Loi sur la biodiversité, ne tirez pas sur l’ambulance », Le Monde, 01/02/2016).
« Mercredi à Berne, l’Office fédéral de l’environnement (OFEV) indiquait que la Suisse avait atteint l’objectif 2008-2012 fixé dans le Protocole de Kyoto et qu’elle rendrait prochainement son rapport à l’ONU. Sauf qu’à y regarder de plus près, le bilan helvétique n’est pas si réjouissant. La Suisse s’était engagée à réduire ses émissions de gaz à effet de serre (GES) de 8 % en moyenne entre 2008 et 2012 par rapport à 1990. Mais elle y parvient grâce à l’achat de certificats d’émission étrangers et par ses forêts qui jouent le rôle de puits de carbone. Si on veut être sévère, sur la réduction de 8 %, seul 1 % peut être attribué à des mesures réellement prises en Suisse, confirme l’OFEV»
La Suisse n’est pas le bon élève de Kyoto, Le Temps, 11/04/2014
Le protocole de Kyoto en 1997 et le marché carbone de 2005 ont institutionnalisé ce qu’on pourrait appeler « la financiarisation du climat » grâce notamment aux mécanismes flexibles qui sont une forme de compensation.
Le protocole de Kyoto et le marché carbone sont des choses extraordinairement complexes. Cette complexité trouve sa source dans la lenteur des négociations. Et cette lenteur trouve sa source dans les rapports de force qui se jouent entre les pays lors des grands sommets. Évidemment, en mettant à la même table des gens qui veulent faire des efforts, d’autres qui ne veulent pas, et d’autres qui ne voient pas pourquoi ils en feraient tant qu’ils n’auront pas eu leur part du gâteau, ça ne peut être que long et compliqué.
L’idée du marché comme solution émerge dès la COP de Kyoto en 1997, mais pour finalement n’être signé qu’à la COP3 de Berlin. Ses modalités de mise en place sont discutées pendant 8 ans, à la COP4 de Buenos Aires, à la COP5 de Bonn, à la COP6 de la Hague, pour finalement être actées à la COP7 de Marrakech. Le marché carbone3, la mise en pratique de Kyoto, ouvre officiellement en 2005 après 8 ans de débat international. Revenir sur cet historique, c’est comprendre comment les mécanismes de compensation, à l’origine voulus comme marginaux par l’Union Européenne, vont devenir la clé de voûte de la régulation environnementale et de ses échecs.
Dès la première COP, à Berlin en 1995, on fixe des objectifs de réduction. On parle d’un « partage du fardeau » international entre signataires, mais on garde en même temps une souveraineté nationale quant aux choix des politiques. En somme, il faut arriver à un résultat commun mais chacun est libre des méthodes à employer. Peu à peu, lors des discussions, en plus des objectifs de réduction on commence à parler des mécanismes flexibles, transformant les gaz en « commodities » pouvant être échangées. L’air devient une matière première, un bien payant. Tandis que les ONG présentes qualifient ces mécanismes flexibles d’« échappatoires » et que l’UE milite pour les considérer comme « supplémentaires » (elles ne doivent pas se substituer aux objectifs de réductions), les USA font pression pour leur accorder le plus d’importance possible. Non aux taxes, non à la réglementation, non à l’intervention de l’État et à l’écologie castratrice. Laissons faire le marché. Résultat : l’UE fait des concessions et l’accord final n’est pas contraignant et peu ambitieux.
On fixe donc des objectifs. L’année 1990 est prise comme année de référence. L’Union Européenne doit réduire, par rapport à cette année, ses rejets de 8 %, les USA de 7 %, le Japon de 6 %. Ces objectifs doivent être atteint entre 2008 et 2012. Ils ne le seront pas. Le Canada augmentera ses rejets de 28 % alors qu’il était censé les baisser de 6 %. Le Japon, dans la même situation, se retirera du protocole avec le Canada.
Ces huit années de négociations internationales, entre le protocole de Kyoto et le premier marché carbone, sont essentielles. Ce qui s’y est déroulé, les rapports de force et la pression des USA pour faire adopter leur politique, alors même qu’ils ne ratifièrent pas le protocole, ouvre la voie : la régulation par le marché. Si l’objectif affiché était de réguler les gaz à effet de serre, ces réunions internationales auront surtout servi de relais aux idées libérales.
La COP21 de Paris témoigne d’un étrange paradoxe. D’un côté, il y a cette euphorie du succès, celui d’avoir trouvé un accord mondial, mais qui va de pair avec le fait que cet accord est peu contraignant.
Après la fin de la COP21, impossible d’en tirer un bilan. L’accord a été signé mais il n’est pas très contraignant nous dit-on, rendez-vous à la COP22 à Marrakech. Si pour beaucoup il n’y avait rien à en attendre, ce qui est sans doute vrai, il demeure néanmoins qu’il s’agit du premier accord universel sur le climat. Pour la première fois, des pays producteurs d’énergies fossiles, des pays consommateurs d’énergies fossiles et des pays commençant à avoir les pieds dans l’eau étaient réunis au même endroit. C’est sans doute son seul mérite. L’important, pour démontrer le néant de la COP, c’est d’en comprendre les chiffres.
Revenons à Kyoto. L’objectif général du protocole était une baisse de 5,2 % des émissions de CO2 par rapport à 1990. Sauf que ce chiffre ne comprenait pas les USA, l’Australie, et bien d’autres, et ne concernait donc que 40 % des rejets mondiaux. Plutôt que 5,2 % de baisse des émissions par les pays concernés, il vaut donc mieux parler de 2,08 % de baisse générale. Ensuite, entre 1990 et 1997, les émissions de CO2 ont chuté d’elles-mêmes (désindustrialisation ou délocalisation) de 4,08 %. Ceux qui annonçaient, fanfarons, l’objectif de 5,2 %, manipulent les chiffres. L’« ambition » était donc tout autre : baisser les émissions de 0,16 %.
Il faut donc savoir lire entre les lignes. Et quand les médias annoncent qu’un accord a été trouvé à Paris et qu’on s’approche d’une limitation de la hausse des températures à 2°C, là encore il faut chercher à décrypter les chiffres.
« Accord ou pas les émissions de CO2 vont continuer de croître », titre un article du Monde paru pendant la COP. « Il faut pourtant se méfier des effets d’optique. Mises bout à bout, ces promesses de réduction conduisent… à une augmentation globale des émissions de l’ordre de 20 % entre 2010 et 2030. Qu’un accord soit ou non scellé à Paris, la réalité est que la concentration de CO2 dans l’atmosphère va continuer à grimper, et le globe terrestre à transpirer de plus belle. » La raison est simple. La croissance démographique de La Chine et de l’Inde. Les deux pays, s’ils ont annoncé réduire la part du charbon dans leur économie (l’Inde prévoyant un fort développement du solaire), n’ont nullement annoncé la baisse de leurs émissions. Les deux pays ont parlé de la baisse de leur intensité carbone (qui correspond au rejet carbone par point de PIB) et non de la baisse des rejets carbone. Ils misent donc sur une croissance toujours plus forte, où le charbon, sans baisser pour autant, perdrait des points en pourcentage.
Cela dit, attention à ne pas rejeter la faute du réchauffement sur les pauvres car ceux-ci seraient plus nombreux. Les véritables responsables sont connus. The Guardian a créé une carte interactive disponible sur Internet4.
Il y aussi la géo-ingénierie et cette possibilité démiurgique offerte par la technologie de refroidir le climat. Par exemple, le projet de balancer du fer dans l’océan pour nourrir le plancton, qui capterait ensuite le CO2, est hallucinant par ses motivations. Il ne s’agit pas simplement d’une fuite en avant technologique pour sauver la planète, mais aussi d’un montage financier farfelu visant à générer des crédits carbone. Le milliardaire responsable du projet voulait, en absorbant du carbone, générer des crédits, c’est-à-dire gagner de l’argent avec la dépollution pour pouvoir ensuite polluer.
Il existe des dizaines de projets tous plus farfelus les uns que les autres, qui consistent à influer sur le climat. À la fin du documentaire j’en cite un, car il est mené par un homme d’affaires états-unien peu scrupuleux dont le but avoué n’est pas tant de sauver la planète que de pouvoir en tirer des bénéfices, en l’occurrence des crédits carbone. L’idée : déverser cent tonnes de sulfate de fer au large du Canada (côte de Colombie-Britannique). « Enrichir » en fer des régions de l’océan favoriserait la croissance du phytoplancton, qui par la photosynthèse absorberait du dioxyde de carbone (CO2) – ce qui en réduirait le contenu dans l’atmosphère – et le séquestrerait au fond des océans. Russ Georges, le milliardaire en question, espérait qu’en retirant du CO2 de l’atmosphère, il pourrait vendre des crédits sur le marché du carbone. Pour réaliser cette opération, l’entrepreneur peu scrupuleux a proposé à la communauté amérindienne vivant sur une île de l’archipel Haida Gwaii, au large de la Colombie-Britannique, un « projet de restauration des populations de saumons », lesquelles déclinaient dans cette région du Pacifique. Persuadé du bien-fondé de l’entreprise, le conseil du village d’Old Masset a accepté d’emprunter 2 millions de dollars de son fonds de réserve pour mettre sur pied la société Haida Salmon Restoration Corp. (HSRC) qui réaliserait le projet. La communauté autochtone n’a toutefois pas été prévenue que le projet comportait des risques environnementaux, et surtout qu’il violait des traités internationaux. « Pour convaincre la population locale, cet entrepreneur a fait valoir le fait qu’en enrichissant les océans en fer, on stimulera la chaîne trophique, ce qui permettra d’accroître les populations de poissons. Or, cet argument repose sur une “opinion” publié dans une revue d’océanographie, et donc pas un fait scientifique avéré. Russ George et son comparse, John Disney, président de HSRC, clament qu’ils tireront des crédits carbone de ce projet, mais personne ne leur en accordera, car la fertilisation océanique est illégale », dira même un écologiste sur le sujet.
Enfin, je voudrais rajouter autre chose. Parmi les gens qui soutiennent la géo-ingénierie, il y a toutes sortes de personnes : des scientifiques pour qui c’est un défi, des industriels qui y voient une opportunité ou des écologistes qui ne voient pas comment on pourrait faire autrement. Dans la seconde catégorie, on retrouve beaucoup d’entrepreneurs ou de multinationales qui appartiennent aussi au mouvement climato-sceptique. Ces gens qui nient le réchauffement climatique ou qui en contestent l’influence humaine. Stéphane Foucart en parle dans son excellent livre L’avenir du climat : enquête sur les climato-sceptiques. C’est-à-dire qu’on a des gens qui d’un côté dépensent des sommes astronomiques en lobbying pour nier les causes du réchauffement climatique et de l’autre soutiennent la géo-ingénierie. Si on suit leur logique, il s’agit de trouver une solution à un problème qui n’existe pas ! Ce que nous dit le positionnement totalement incohérent de ces gens est intéressant : le problème ce n’est pas l’écologie, c’est de trouver des solutions marchandes ou technologiques.
« Les écologistes sont, sur le terrain de la lutte contre les nuisances, ce qu’étaient, sur celui des luttes ouvrières, les syndicalistes : des intermédiaires intéressés à conserver les contradictions dont ils assurent la régulation, des négociateurs voués au marchandage (la révision des normes et des taux de nocivité remplaçant les pourcentages des hausses de salaire), des défenseurs du quantitatif au moment où le calcul économique s’étend à de nouveaux domaines (l’air, l’eau, les embryons humains ou la sociabilité de synthèse) ; bref, les nouveaux courtiers d’un assujettissement à l’économie dont le prix doit maintenant intégrer le coût d’un “environnement de qualité”. On voit déjà se mettre en place, cogérée par les experts « verts », une redistribution du territoire entre zones sacrifiées et zones protégées, une division spatiale qui réglera l’accès hiérarchisé à la marchandise-nature. Quant à la radioactivité, il y en aura pour tout le monde. »
Adresse à tous ceux qui ne veulent pas gérer les nuisances mais les supprimer, Encyclopédie des Nuisances, 1990
Il faut également revenir sur la régulation environnementale du début de la révolution industrielle. Au XIXe siècle. L’historien Jean-Baptiste Fressoz explique que « la régulation environnementale n’a pas empêché les pollutions. Elle les a accompagnées. Elle les a rendues possibles. » Après la COP21, on nous a parlé d’ « optimisme », de « réveil » ou de « prise de conscience ». Pourtant à regarder l’histoire, il n’y a vraiment pas de quoi qualifier l’époque ainsi.
Ce que j’ai voulu montrer dans le documentaire Les dépossédés, c’est l’extrême paradoxe entre des mesures qui se veulent révolutionnaires (il n’y a qu’à regarder le battage médiatique autour de la COP21, le “sommet de la dernière chance“, comme celui quelques années avant à propos du Grenelle de l’environnement) et la réalité. La réalité, c’est que toutes ces régulations environnementales ont existé sous une autre forme ou un autre nom dès les débuts de la révolution industrielle. Un certain nombre d’historiens se sont intéressés au début de la révolution industrielle à la régulation des nuisances. On peut citer Thomas Leroux dans Paris, le laboratoire des pollutions industrielles. Geneviève Massard-Guillebaud dans Histoire de la pollution industrielle, Jean-Baptiste Fressoz dans l’Apocalypse Joyeuse ou Estelle Baret-Bourgoin, à propos de Grenoble dans La ville industrielle et ses poisons.
Dans le film, on voit des images de l’ancienne usine de Chaptal à Istres près de Fos-sur-mer. Cette usine, ouverte en 1809, est la plus importante du département. À l’époque, grâce aux chemins de fer on commence à délocaliser l’industrie en-dehors des villes. Autour de Marseille c’est notamment vers Istres que l’on concentre l’industrie chimique. Ce qui est plutôt cocasse c’est que cette usine, celle de Chaptal qui inspirera le décret de 1810, se trouve à moins de 20 kilomètres du site de Cossure, géré par la CDC Biodiversité et en charge de la compensation de la biodiversité. Celui qui ne connaît pas l’histoire est condamné à la revivre.
Dans l’Apocalypse Joyeuse, Fressoz introduit la notion de « désinhibition moderne ». Désinhiber : ne plus réfréner un processus. C’est-à-dire l’ensemble des processus qui permirent à nos ancêtres de détruire leur environnement en toute connaissance de cause. Cette notion renvoie à la thèse de Jean-Pierre Dupuy, dans Pour un catastrophisme éclairé, pour qui nous ne sommes pas en face d’un problème de connaissance ou de conscience. Les problèmes sont connus et identifiés, au XXIe siècle comme au début de la révolution industrielle. Le problème c’est qu’on ne croit pas ce qu’on sait, et ON invente des dispositifs de désinhibition (comme la réglementation environnementale ou la compensation) pour continuer comme avant malgré la parfaite connaissance du danger.
Antoine Costa
Illustrations par Vincent Couturier
1 La société post-moderne dont parle Ulrich Beck dans La société du risque, c’est cette société contemporaine où les risques prennent une ampleur différente (ils ne sont plus naturels mais directement issus de la modernité), mais où les hommes auraient enfin pris conscience des externalités négatives qu’ils génèrent : nuisances, pollutions, catastrophes sanitaires… D’un passé aveugle nous voici dans un présent en voie d’illumination. « Le politique dans la société postmoderne vit et s’organise autour du risque et dans l’anticipation de la catastrophe. On dit aussi de la modernité qu’elle est devenue réflexive, c’est-à-dire qu’elle questionne dorénavant sa propre dynamique, écrit Jean-Baptiste Fressoz. Pourtant, plus les catastrophes se répètent et moins nous semblons en mesure d’en tirer les leçons. Notre foi dans le progrès et notre souci de la rentabilité économique sont tels que, contrairement à ce que prétend le discours postmoderne, nous ne sommes pas sortis des illusions de la modernité. » Jean-Baptiste Fressoz dans Les leçons de la catastrophe, critique historique de l’optimisme post-moderne.
2 L’événement anthropocène, Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, 2013
3 Le marché carbone, même si il est la conséquence directe du protocole de Kyoto, s’est avéré en réalité différent lors de sa mise en pratique. Il s’agit d’une mise en pratique par un choix politique. Le protocole de Kyoto est un accord entre pays. Le marché carbone est un business entre entreprises. Aussi, la seule loi du marché carbone est celle du commerce alors que le protocole de Kyoto insiste sur la coopération internationale. « Le protocole de Kyoto semble suivre la démarche coopérative dont il adopte le langage, en parlant de situation de “non-conformité“ plutôt que d’une “violation“ du traité en cas de non-respect. »
4 http://www.theguardian.com/environment/interactive/2011/dec/08/carbon-emissions-global-climate-talks
Les dépossédés : L’économie arrivera-t-elle à sauver la biodiversité ? A l’heure où une nouvelle loi sur la biodiversité, dix mois après son passage devant l’Assemblée, est présentée au sénat, ce documentaire revient sur un amendement faisant débat : celui concernant la compensation. Inscrit dans la législation dès 1976 mais jamais appliqué, le principe de compensation oblige un aménageur à compenser les dégâts qu’il cause sur la nature, en protégeant ou en restaurant un territoire équivalent à celui qu’il vient de détruire. Mais cette nouvelle loi, qui autorise la création de « réserves d’actifs naturels », ouvre aussi la voie à une monétarisation de l’environnement qui attise les craintes de certains écologistes. S’il suffit maintenant de compenser et d’acheter la nature, qu’est-ce qui arrêtera celui qui à les moyens de payer ? Quelques mois après la COP21 et alors que l’État s’apprête à reprendre l’offensive contre Notre-Dame-des-Landes, la monétarisation de l’environnement semble être ici l’ultime fuite en avant du nihilisme marchand : protéger la nature en continuant de la saccager. L’économie arrivera-t-elle à sauver la biodiversité ? En revenant sur l’exemple du marché carbone et l’histoire des régulations environnementales du début du XIXème siècle, Les dépossédés tente de répondre à la question. Le film Les dépossédés, réalisé entre juillet 2015 et mars 2016, dure 48 minutes. Pour commander le DVD, il suffit d’envoyer un chèque sans ordre de 12 euros à l’adresse suivante : HIK & NUNK, 5 rue George Jacquet, 38 000 Grenoble. Plus d'infos : lesdepossedes.tumblr.com
Mouton 2.0, la puce à l'oreille Antoine Costa avait co-réalisé avec Florian Pourchi le documentaire Monton 2.0 – La puce à l’oreille, en 2012, dans lequel il dénonçait l'obligation pour les éleveurs ovins à pucer électroniquement leurs bêtes. Plus d'infos : http://mouton-lefilm.fr
Aller plus loin ! Pour aller plus loin il y a le documentaire Les dépossédés bien sûr, mais Antoine Costa conseille également de se plonger dans différents documents : - Le climat otage de la finance, Aurélien Bernier, 2008 - Planter des arbres pour polluer tranquille, la fausse bonne idée, Sylvain Angerand, rue89, 12/12/2010 - De l’argent propre avec de l’air pollué, un documentaire de Inge Altemeier, 52 minutes, 2013 - Une faille du protocole de Kyoto a aggravé le réchauffement climatique, Stéphane Foucart, Le Monde, 27/08/2015 - Plaidoyer contre les éoliennes industrielles, brochure disponible sur douze.noblogs.org - Les apprentis sorciers du climat, Clive Hamilton, éditions Seuil Anthropocène, 2013 - Les apprentis sorciers du climat, un film de Pierre-Oscar Lévy, arte, 2015, 84 min - Géo-piraterie : argumentaire contre la géo-ingénierie, ETC Group, 2011 - Gouverner le climat, 20 ans de négociations internationales, Stefan C. Aykut et Amy Dahan, les presses de SciencePo, 2014 - Climat, 30 questions pour comprendre la conférence de Paris, Pascal Canfin et Peter Staime, les petits matins, 2015
Lutte sociale des sidérurgistes de Lorraine en lien avec la financiarisation du climat Arcelor Mittal est le plus gros producteur mondial d’acier et plus gros pollueur français (18 % des émissions de CO2, devant EDF 16 % ou TOTAL seulement 9 %). Ses usines sidérurgistes du bassin lorrain firent la une de l’actualité sociale pendant la présidentielle de 2012. Les hauts-fourneaux marchaient au ralenti depuis quelque temps et les causes étaient somme toute classiques dans une économie mondialisée : la concurrence chinoise, la hausse des matières premières qui devaient venir de plus loin depuis qu’on avait fini d’extraire le fer du bassin. On s’intéressait peu à cette région et à la situation sociale de ceux qui y vivaient, mais les élections les projetèrent sur le devant de la scène. Les candidats en campagne s’y succédèrent, faisant de grandes promesses aux ouvriers. Sarkozy promit de trouver un repreneur. Hollande aussi. Montebourg parla un temps de nationaliser les hauts-fourneaux. Jean-Marc Ayrault promit de reclasser les ouvriers. Mais pendant ce temps-là : « En raison de la crise économique nous avons dû réduire nos volumes de production, ce qui a abouti à un excédent de quotas de CO2 gratuit. Mais ils sont soit conservés pour couvrir nos besoins futurs, soit revendus pour financer des projets d’efficacité énergétique », déclare Hervé Bourrier, PDF d’Arcelor Mittal en France. "En raison de" ou "grâce à" la crise économique, Arcelor vend ses crédits sur BlueNext1. La fameuse crise, celle à cause de laquelle "il faut se serrer la ceinture" c’est donc, pour Arcelor : 140 millions de dollars en 2010 et 93 millions de dollars en 2011. Entre 2005 et 2010, c’est 156 millions de tonnes de CO2 qui auraient été économisées. On ne peut pas calculer exactement le gain car le prix de la tonne carbone varie, mais au prix le plus bas (7 euros la tonne), le gain serait de 1,1 milliard d’euros. De l’argent qui tombe du ciel, puisque ces crédits ont été donnés à Arcelor par l’État. « Le CO2 n’est plus un déchet mais un sous-produit dont les possibilités de valorisation déterminent la stratégie industrielle des groupes », relèvera la confédération européenne des syndicats (regroupement de syndicats européens auprès des institutions de l’Union Européenne) dans son rapport sur l’Impact sur l’emploi du changement climatique et des mesures de réductions des émissions de CO2. Car Mittal Steel Company - propriété d’un milliardaire indien qui racheta Arcelor, l’entreprise européenne, en 2006, n’en est pas à son coup d’essai. L’office for the protection of competition, une autorité tchèque responsable de la concurrence et dépendant de l’OCDE, peu soupçonnable de sympathie écolo, dénonça les pratiques de Mittal Steel Company, qu’elle accuse de réduire son activité en République tchèque au profit de ses usines au Kazakhstan. Les crédits ainsi non utilisés en République tchèque étaient revendus en Europe de l’Ouest. Et la production pouvait continuer dans un pays non soumis aux lois sur le marché carbone : le beurre et l’argent du beurre. Autre exemple. Au Brésil, la Mittal Steel Company possède une filiale Arcelor Mittal Brazil forests. On privilégia le charbon de bois plutôt que le coke comme combustible pour alimenter les usines. Ce changement de combustible génèra des millions de crédits de quotas carbone mais impliqua la transformation d’immenses régions en désert vert, gigantesque monoculture d’eucalyptus. En Chine cette fois-ci, Arcelor Mittal finance un projet du PNUD, Programme des Nations-Unies pour le Développement. 1,7 million d’investissement dans douze provinces. La Chine, ayant un énorme parc industriel, vétuste et très polluant en gaz à effet de serre, se révèle un terrain de jeu propice pour les éco-investisseurs. On y génère là-bas et en grande quantité, des crédits carbone qui pourront servir à polluer ailleurs. Mais Arcelor Mittal n’est pas une exception. Entre 2008 et 2012, les pays membres de l’Union Européenne devaient baisser leurs émissions de 130 millions de tonnes de CO2. Sauf qu’avec ce système de compensation par investissement, ce sont en vérité 280 millions de tonnes sous forme de crédits qui sont rentrés en UE. Donc quand on nous parle du bilan de Kyoto, quand on nous dit qu’un pays est rentré dans ses objectifs ou non, ce constat est de toute façon faussé dès le début. A.C. 1. Bluenext est la bourse du marché carbone où s’échangent et s’achètent les permis de polluer.