Agro-industrie : des canards gavés de vaccin pour ne pas changer de système

Depuis le 1er octobre, les canards sont soumis à la vaccination obligatoire contre l’influenza aviaire. Le but : enrayer les contaminations en série qui ont miné la filière avicole ces dernières années. Mais derrière cette opération coûteuse, l’organisation industrielle des élevages, en partie à l’origine du problème, semble peu remise en question.

Les adeptes de la tradition peuvent se réjouir, il y aura du foie gras dans les rayons à Noël ! Les producteurs espèrent, une bonne fois pour toutes, tourner la page de l’influenza aviaire. Mettre fin au cycle infernal débuté en 2015 et que les plans sanitaires successifs (voir encadré) n’ont pas réussi à stopper. Avec des élevages de 40 000 volailles en moyenne, chaque foyer a subi des abattages préventifs massifs. Résultat : 22 millions de volailles tuées lors de l’épizootie de 2021-2022 et 10 millions l’année suivante. Il y avait urgence à agir. Tous les élevages de plus de 250 canards destinés à l’alimentation, soit 64 millions de bêtes sur l’année, doivent désormais être obligatoirement vaccinés. L’objectif est de stopper la transmission du virus chez ces oiseaux particulièrement transmetteurs, et protéger par la même occasion les autres (poulets, poules pondeuses, etc.). La France est le premier pays européen à se lancer dans la vaccination. Pari risqué ou début d’une nouvelle ère ?

Pour comprendre l’ampleur de la crise que viennent de traverser les filières avicoles, en particulier celle du canard, il faut remonter les chaînes de production. Les canards élevés en France proviennent quasi tous des mêmes lignées, produites par deux entreprises leaders dans la génétique : Orvia et Grimaud. Des animaux sont sélectionnés pour leurs performances et croisés par insémination artificielle. Les sélectionneurs vendent des canards reproducteurs à des accouveurs, qui revendent des canetons âgés d’un jour à des éleveurs de canards « prêts à gaver », ensuite envoyés en ateliers de gavage. En 2022, toute cette organisation a menacé de vaciller, car les sélectionneurs implantés en Pays de la Loire, tout comme la quasi-totalité des accouveurs, ont été touchés par l’influenza aviaire. Le « trésor de guerre » génétique, comme l’appelle Éric Dumas, président du Comité interprofessionnel des palmipèdes à foie gras (Cifog), a été sauvé in extremis, grâce à la délocalisation de certains accouveurs.

« Réorganiser la production », une nécessité

La crise de 2022 a rappelé ce que l’on savait déjà. Il faut mieux répartir les élevages sur le territoire, réduire le nombre d’intermédiaires et les distances parcourues par les animaux. L’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) soulignait, dans son avis du 10 février 2017, la nécessité de « réorganiser la production » des palmipèdes, et réduire la densité « aussi bien en élevages qu’en nombre de palmipèdes par élevage ». La délocalisation des accouveurs est en cours et va « se poursuivre », assure le Cifog. L’entreprise Grimaud affirme par communiqué que des actions de « dédensification » sont en cours, « avec un délai incompressible de validation de projets et de construction de bâtiments adaptés ». Mais certains observateurs doutent de la réelle volonté des industriels. Sandy Bensoussan-Carole, chargée d’études sur le bien-être animal pour l’association Welfarm, parle même d’« inertie totale » de la filière depuis 2017. « Je crains que ça ne soit que de belles paroles. Il y a quelques années, les coopératives Euralis et Maïsadour s’étaient engagées à diminuer le nombre de kilomètres séparant les élevages de canards prêts à gaver des ateliers de gavages. Elles n’ont rien fait », affirme à La Brèche Patrick Dagorret, éleveur et membre de l’ELB, syndicat paysan basque.

Un plan à 100 millions d’euros… essentiellement d’argent public

La question de l’efficacité de ce plan vaccinal mérite d’autant plus d’être posée qu’il repose en très grande partie sur des financements publics. Son coût est estimé à 100 millions d’euros pour une année. 85 % de cette somme sera prise en charge par l’État, le reste par les producteurs. « Jusqu’à quand les contribuables seront-ils prêts à mettre la main à la poche ? Ne serait-ce pas plutôt à la filière industrielle d’assumer la crise qu’elle a contribué à accentuer ? », s’interroge Sylvie Colas, porte-parole de la Confédération paysanne du Gers. « Nous nous demandons si tous les coûts ont bien été évalués », affirme Sandy Bensoussan-Carole. Car, aux deux doses de vaccin, s’ajoutent des mesures de surveillance, comme la visite mensuelle d’un vétérinaire dans tous les élevages vaccinés. Selon un rapport des députés Philippe Bolo (Modem) et Charles Fournier (EELV), publié en avril 2023, sur les quatre dernières années, la France et l’Union européenne ont déjà déboursé plus de 1,5 milliard d’euros pour indemniser les entreprises touchées par l’influenza aviaire. Avec une forme d’opacité, regrette Sandy Bensoussan-Carole : « On ne sait pas clairement qui a reçu combien. »

Les États-Unis, le Canada et le Japon ont annoncé restreindre leurs importations françaises

L’Anses, consultée pour la mise en place du plan vaccinal, avait recommandé de vacciner en priorité « les élevages de sélection de grand-parentaux et de multiplication de parentaux », car ils ont été très touchés lors des dernières épizooties, et afin de préserver le « potentiel génétique » de la France1. Mais les élevages de reproducteurs ne sont finalement pas soumis à la vaccination obligatoire. Elle est même interdite pour les productions (oiseaux d’un jour ou œufs à couver) envoyées à l’étranger. Car le secteur de sélection avicole est très attaché à l’export – c’est 54 % de son chiffre d’affaires, selon un rapport de FranceAgriMer en 20222.

« Il est essentiel d’encourager l’utilisation de races variées et rustiques, qui présentent une meilleure résistance immunitaire. »

Rapport des députés Philippe Bolo (Modem) et Charles Fournier (EELV)

Contactées, les entreprises Orvia et Grimaud indiquent vouloir vacciner une grande partie de leurs élevages… tout en préservant les échanges internationaux. Chez Orvia, seuls 50 % des sites de producteurs de canards Pékin situés en zone à risque de diffusion seront ainsi vaccinés, « pour assurer les volumes exports ». L’entreprise Grimaud affirme, elle, que ses « sites grand-parentaux, largement épargnés lors des précédentes épidémies d’influenza […] ne seront pas vaccinés afin de maintenir un approvisionnement » pour ses clients étrangers. Ces mesures ne semblent toutefois pas avoir convaincu tout le monde. Début octobre, les États-Unis, le Canada et le Japon ont annoncé restreindre leurs importations de volailles françaises.

Après la crise, une forme de « désindustrialisation » de l’élevage ?

Et si la solution passait par plus de diversité dans les lignées ? « Il est essentiel d’encourager l’utilisation de races variées et rustiques, qui présentent une meilleure résistance immunitaire. À l’échelle de la filière, un travail doit être conduit, en partenariat avec l’Anses, pour identifier des souches plus résistantes, comme le recommande notamment la Fédération nationale d’agriculture biologique (FNAB) », indique ainsi le rapport de Philippe Bolo. C’est ce que pense aussi Patrick Dagorret, qui élève des canes Kriaxera à rôtir. Cette race locale a failli disparaître et doit sa survie au couvoir de la Bidouze, qui a refusé l’offre de rachat d’un grand groupe et s’est spécialisé dans les races rustiques. « Nous sommes partisans d’une petite agriculture paysanne, avec des petits troupeaux. Nous bataillons pour que notre modèle soit reconnu. Le ministère a annoncé récemment que nos pratiques allaient être étudiées de plus près. Nous attendons beaucoup de cette expérimentation », explique l’éleveur. La crise pourrait-elle finalement aboutir sur une forme de « désindustrialisation » de l’élevage ? Rien n’est moins sûr. En octobre, des chercheurs de l’université d’Édimbourg ont annoncé avoir réussi à créer des poulets génétiquement modifiés, résistants au virus H5N1. On n’arrête pas le progrès…

Héloïse Leussier

Illustration : Camille Jacquelot

  1. Avis relatif à « l’élaboration d’une stratégie nationale de vaccination au regard de l’influenza aviaire hautement pathogène en France métropolitaine », Anses, 30 mars 2023 ↩︎
  2. La filière génétique animale, une championne de l’export, FranceAgriMer, 27 février 2022 ↩︎
Chronologie d'une hécatombe
2006
La présence du virus H5N1 est confirmée pour la première fois en France, dans un élevage de 11 000 dindes dans l’Ain. 400 volailles succombent à la maladie. Les autres sont tuées préventivement.
2015-2016 (du 24/11/2015 au 09/08/2016)
Le virus H5N1 est identifié en Dordogne, puis s’étend en Haute-Vienne et dans les Landes. Des élevages sont vidés temporairement mais il y a peu d’abattages préventifs. 350 000 animaux sont tués par le virus ou préventivement.
2016-2017 (du 28/11/2016 au 28/03/2017)
Une nouvelle souche est détectée dans le Pas-de-Calais, puis se répand dans le Sud-Ouest. Abattage d’une partie des palmipèdes gras et période de vide sanitaire dans la zone la plus touchée. 4,5 millions d’animaux tués.
2020-2021 (du 17/11/2020 au 29/04/2021)
Le virus repart dans les Landes et s’étend jusqu’à 15 départements, principalement dans le Sud-Ouest. Abattages préventifs. Des élevages sont vidés temporairement. 3,3 millions d’animaux tués.
2021-2022 (du 26/11/2021 au 17/05/2022)
À la suite de cas détectés dans les Ardennes et l’Aisne, l’interdiction de l’élevage d’oiseaux en plein air est décrétée partout France. Certains éleveurs protestent. L’épizootie se propage dans le Sud-Ouest et dans la région Pays de la Loire, jusqu’ici épargnée. Des élevages sont vidés temporairement. 22 millions d’animaux tués.
2022-2023 (du 30/07/2022 au 11/07/2023)
La maladie est devenue « endémique » selon les professionnels. De nouveaux foyers sont déclarés, dont les trois quarts dans les Pays de la Loire. Des élevages sont vidés temporairement. 10 millions d’animaux tués.