Les aventures absurdes du Travailleur de l’extrême
Il y a cinq ans de ça était publié un étrange petit livre, à la couverture jaune comme un verre de pastis. Le Travailleur de l’extrême, une compilation de récits, signée par un certain Äke Anställning. Avec un tel nom d’auteur, on aurait pu s’attendre à de l’exotique venu des pays froids, comme c’est un peu la mode dans le polar actuel, mais en fait pas du tout. Non, ici, ce sont dix-huit petites vignettes acerbes décrivant avec acuité toute l’absurdité du monde merveilleux du salariat précaire, dans le pays où il suffit (prétendument) de « traverser la rue pour trouver un travail ». Sa réédition en format poche l’automne dernier nous permet de revenir sur ce véritable ovni en matière d’édition.
Un magasinier qui organise des courses de transpalette sur le parking de l’hypermarché, un employé de magasin qui signe « Iggy Pop » sur la liste de présence, un manutentionnaire dans un atelier de brandade de morue qui ne s’emmerde pas à enlever le carton avant d’envoyer le poisson dans la broyeuse… Ces textes furent tout d’abord publiés dans plusieurs numéros du fanzine Paul emploi édité à quelques dizaines d’exemplaires. Les éditions CMDE vont avoir la brillante idée de les réunir en un seul tome : « C’est une proposition. Je n’aurais jamais imaginé sortir un bouquin de mes conneries et encore moins envisagé qu’il se vende au point d’en sortir une troisième édition en version poche. Le zine concernait un public ciblé. Le livre a permis de toucher beaucoup plus de gens. » Et en effet, cela aurait été dommage de réserver ces témoignages à un public d’initiés. Car il s’agit bien de récits autobiographiques et non de fiction. On suit les aventures de l’auteur sous ses différents costumes éphémères de préparateur de commande dans l’alimentaire, d’éboueur – ripeur –, de magasinier dans la grande distribution, de conducteur de transpalette, et j’en passe… Vous savez, ces métiers de « deuxième ligne » tant loués pendant les confinements, et aussitôt oubliés depuis.
L’auteur s’applique, dans le réel, à opposer un art consommé du sabotage à l’ineptie généralisée du monde salarié. Pour notre plus grand plaisir de lecteur, puisque ces tranches de vie truculentes (j’aime bien ce mot) se révèlent jouissives. L’obstination de notre héros à faire foirer des situations de travail déjà mal engagées, au grand désespoir de petits chefs autoritaires et de responsables « ressources humaines » incompétents, produit nombre de passages hilarants. « Je raconte mes aventures dans le monde absurde du travail, mais je n’ai jamais pensé à “montrer” quoi que ce soit. On est des millions à vivre toute cette merde, je n’ai rien à leur “montrer”. C’est plus un témoignage que je partage avec celles et ceux qui galèrent comme moi. » Un témoignage donc, pas un exercice de style ni un ouvrage revendicatif. Mais qui réussit pourtant l’exploit de développer à la fois un ton totalement singulier et à rendre compte de réalités sociales rarement mises en lumière.
On pouvait donc raisonnablement se dire que le choix d’un « nom de plume » aussi imbitable, c’était pour que les agents de Pôle emploi ne retrouvent pas sa trace, non ? Que nenni : « Je m’appelle monsieur Äke Anställning et je t’emmerde ! C’est bien la France ça, dès qu’on ne s’appelle pas Michel ou Francine, ça devient suspicieux. » Le livre, lors de sa première édition, rencontrera un petit succès d’estime : « J’ai halluciné de voir l’article dans Le Canard enchaîné. Le bouquin a été chroniqué dans de nombreux journaux et magazines, ainsi qu’à la radio. C’est fou ! »
Quelques mois après la publication de ce modeste ouvrage, on a pu voir apparaître plusieurs petits livres jouant exactement sur les mêmes ressorts, le cynisme pseudodistancié et le « style professionnel » qui se regarde écrire en plus, la jubilation transgressive et la franche déconne en moins. Les « marchands du temple » se sont dit « Chouette ! Un nouveau marché de niche ! » ? Heureusement, des artefacts similaires et sincères ont eux aussi vu le jour, et je vous conseille par exemple la brochure Journal d’un parasite : 6 ans au RMI qui s’ouvre sur une citation du grand Paul Lafargue1 : « Notre époque est, dit-on, le siècle du travail ; il est en effet le siècle de la douleur, de la misère et de la corruption » ! Du côté de Äke, le but n’est pas de faire carrière : « J’ai continué à écrire, donc oui j’ai assez de matière pour sortir un tome 2. Pour le moment l’idée ne me branche pas trop, on verra bien… »
JF Maz
Illustration : DR
- Auteur du Droit à la paresse, 1880, et gendre de Karl Marx. ↩︎