La « constellation Breton », entre satellites et fonds publics

Alors que les projets de mégaconstellations pour un Internet par satellite mondial, à l’image de Starlink1, se multiplient, l’Union européenne vient de franchir une nouvelle étape avec son projet Iris² ‒ ² pour « au carré » ‒ (Infrastructure de résilience et d’interconnexion sécurisée par satellites). Celui-ci, qui vise à garantir à l’Europe sa « souveraineté », se veut pleinement opérationnel en 2027, pour un coût total de 6 milliards d’euros. Cet ambitieux projet, qui devra faire oublier les ratés de Galileo, est indissociable de son initiateur, Thierry Breton.

Le 17 novembre dernier, un accord tripartite entre le Parlement, la Commission et le Conseil européens entérinait le projet Iris². Cette mégaconstellation se destine à doter l’Europe de son propre système de communication haut débit par satellite, pour ne pas dépendre de Starlink ou d’autres acteurs internationaux, vertement critiqués par certains eurodéputés. À l’image du Français Christophe Grudler, membre du Modem et du groupe Renew Europe, qui a déclaré à propos d’Iris² : « Cette nouvelle constellation sera un exemple mondial en matière de durabilité spatiale, à l’inverse d’autres projets qui multiplient le nombre de satellites sans penser à l’impact environnemental. »

À l’heure actuelle, pourtant, les éléments manquent pour affirmer la « durabilité » de la mégaconstellation à venir. L’avancée la plus récente a eu lieu le 2 mai, lorsque plusieurs acteurs européens du domaine spatial et des télécommunications ‒ parmi lesquels Airbus Defence and Space, Orange ou encore Thales ‒ ont annoncé la formation d’un consortium pour répondre à l’appel d’offres de la Commission européenne relatif à Iris².

LES SOUVENIRS DE GALILEO : QUAND LE PRIVÉ PROFITE D’UNE INFRASTRUCTURE FINANCÉE PAR LE PUBLIC

Si les contours du projet restent relativement flous, malgré un coût total annoncé de 6 milliards d’euros et une mise en service espérée à l’horizon 2027, celui-ci soulève à nouveau la problématique des liens entre secteurs public et privé au sein de l’Union, ravivant les souvenirs douloureux de Galileo. Ce projet d’infrastructure satellitaire, officiellement lancé en mai 2003, avait pour objectif de mettre fin à la dépendance de l’Europe vis-à-vis du système états-unien GPS, en mettant en place son propre système de positionnement par satellites. Le financement de Galileo devait être assuré par un consortium public et privé, à l’image d’Iris², réunissant à l’époque l’Union européenne et huit industriels ‒ dont, déjà, Thales et EADS, devenu le groupe Airbus.

Mais, entre 2003 et 2007, les difficultés se succèdent ‒ rivalités entre États, volonté d’associer deux consortiums concurrents… ‒ amenant finalement la Commission européenne et les États membres à annuler le partenariat public-privé alors en vigueur, pour se tourner vers un projet intégralement financé par des fonds publics. La récolte des 2,4 milliards d’euros, qui devaient initialement être pris en charge par le privé, s’étirera jusqu’en 2012, entraînant un nouveau retard dans le déploiement de l’infrastructure. Si les premiers services de Galileo ont fini par être accessibles à la fin de l’année 2016, il faudra encore attendre 2024 pour qu’ils soient pleinement opérationnels. Ils sont dorénavant exploités par les industriels du secteur, Thales et Airbus en tête, qui profitent des retombées d’un projet qu’ils n’ont pas financé.

THIERRY BRETON, FIGURE CENTRALE D’IRIS²

Difficile donc, à l’heure de l’officialisation d’Iris², de ne pas penser au précédent Galileo et à ses connexions entre public et privé. L’eurodéputé italien Massimiliano Salini a d’ailleurs déclaré, à propos de ce nouveau projet, trouver « regrettable que de l’argent soit prélevé sur d’importants programmes existants comme Horizon Europe (N.D.L.R. Un programme européen visant à financer la recherche en sciences) ». Concernant la mégaconstellation européenne, une figure centrale cristallise cette problématique : celle de Thierry Breton. C’est notamment lui qui est à l’initiative du projet, souvent qualifié de « constellation Breton ». Ce commissaire européen, responsable notamment du numérique, est en fonction depuis le 1er décembre 2019. À l’époque à la tête d’Atos, entreprise française du numérique, il avait été proposé à la Commission européenne par Emmanuel Macron.

Ancien PDG successivement de Thomson et Orange, puis ministre de l’Économie sous Jacques Chirac, Thierry Breton a multiplié les allers-retours entre sphère publique et secteur privé. S’il a cédé, au moment de sa nomination comme commissaire européen, l’ensemble de ses actions chez Atos pour prévenir les risques de conflits d’intérêts – Édouard Philippe a pris sa place au sein du conseil d’administration en octobre 2020, remplacé à son tour par le banquier Jean-Pierre Mustier en mai 2023 – il reste en lien étroit avec les acteurs privés du numérique et des télécommunications, qui ont constitué l’essentiel de sa carrière. Ceux-là mêmes qui sont aujourd’hui au cœur du projet Iris², dont la question de la pertinence n’a l’air de faire débat qu’au sein de la société civile.

Jp Peyrache

Illustration : Vincent Chambon

1 « Starlink, une mégaflotte de satellites à la conquête de… parts de marché », La Brèche, n° 3, mai-juin 2023