Numérisation des démarches pour les étrangers : « Discrimination et atteinte aux droits »
« C’est le parcours du combattant, uniquement pour obtenir un rendez-vous. » Les propos d’Amadou1, jeune guinéen récemment régularisé, reflètent la réalité de nombre d’étrangers sur le territoire français. À la complexité administrative des procédures, maintes fois dénoncée par plusieurs associations, s’ajoute depuis quelques années une nouvelle dimension : la numérisation d’un nombre croissant de démarches, dont celle consistant simplement à obtenir un rendez-vous en préfecture.
« Pour l’accès aux droits des personnes étrangères, la numérisation a commencé à apparaître il y a une dizaine d’années, avec une prise de rendez-vous par Internet pour organiser l’accès au guichet dans le cadre des demandes de titre de séjour. Cette démarche est d’abord apparue localement avant de se généraliser sur le territoire, notamment à la faveur de la crise sanitaire. » explique Lise Faron, responsable des questions de droit au séjour à la Cimade. Cette association, fondée en 1939, accompagne les étrangers dans leurs démarches d’accès aux droits. C’est ainsi que ses membres ont attentivement suivi ces évolutions : « Dans un premier temps, nous avons constaté que les préfectures qui recouraient à la numérisation étaient des préfectures dans lesquelles le personnel était insuffisant pour accueillir physiquement les personnes venant déposer un dossier pour une demande de titre de séjour. », continue Lise Faron.
Une façon « d’invisibiliser l’attente » selon notre interlocutrice : « Avant la numérisation, on voyait souvent de longues files d’attente devant les préfectures. Des gens venaient parfois très tôt le matin, ou même la veille au soir. La prise de rendez-vous par Internet est apparue comme une solution permettant de réguler cet accès au guichet, et donc de faire disparaître visuellement ces files d’attente. L’attente s’est invisibilisée mais n’a pas du tout diminué. » En cause, le nombre beaucoup trop restreint de rendez-vous proposés par rapport au nombre de personnes concernées.
Des rendez-vous à plusieurs centaines d’euros
Elena de Gueroult d’Aublay est avocate et présidente du syndicat des avocats de France (SAF) dans le Val d’Oise. Elle partage son expérience : « De nombreuses personnes se sont tournées vers nous car elles n’arrivaient pas à obtenir de rendez-vous en raison de plannings surchargés. Et ce, malgré une connexion à toute heure du jour ou de la nuit. » Le témoignage d’Amadou est, à ce titre, éloquent : « C’était très compliqué. J’ai appris que, chaque semaine, les rendez-vous étaient ouverts le lundi à minuit. J’étais donc connecté le dimanche à partir de 23h59. J’ai essayé plusieurs semaines d’affilée jusqu’à 4 heures du matin, mais je n’ai jamais réussi. » Interrogée sur le sujet, la préfecture de la Loire, qui a commencé à mettre en place la prise de rendez-vous en ligne en mars 2018, reconnaît que « les plages disponibles pour assurer le renouvellement de cartes de résident ont été très vite saturées », mais assure que par la suite, « les plages offertes ont été doublées ».
En parallèle, se sont développés des services payants destinés aux personnes recherchant un rendez-vous : notification par SMS de la libération d’un créneau ou même prise de rendez-vous automatique, le tout avec des robots programmés et fonctionnant 24 heures sur 24. Les sommes requises dépassent parfois l’entendement, comme l’explique Lise Faron : « Dans certains endroits, des rendez-vous qui ont été pris par des robots peuvent se vendre plusieurs centaines d’euros. »
Une information confirmée par un rapport parlementaire, qui évoque « des tarifs allant de 20 à 600 euros ». Derrière ces « services », des personnes compétentes en informatique, profitant de l’opportunité offerte par la numérisation et du flou juridique en la matière. La situation étant de notoriété publique, plusieurs préfectures, à l’image de celle de la Seine-Saint-Denis, affichent ouvertement sur leur site web des messages de mise en garde : « Soyez très vigilants, n’acceptez aucune prise de rendez-vous en ligne payante. »
Un recours accru aux contentieux
Devant l’impossibilité d’obtenir un rendez-vous, de nombreuses personnes se sont alors tournées vers la justice. Elena de Gueroult d’Aublay détaille : « En tant qu’avocats, nous avons engagé ce que nous appelons des “référés mesures utiles”, qui sont des procédures dans lesquelles nous demandons au tribunal de faire injonction aux préfectures pour qu’elles donnent un rendez-vous aux personnes concernées. » Si ces démarches ont permis de « débloquer la situation de centaines de personnes », elles n’ont pas tout réglé, comme l’indique l’avocate : « Ce n’est pas pour autant que les préfectures ont recruté le personnel nécessaire au traitement des dossiers, on s’est donc retrouvé avec des décisions de juridictions pas appliquées par les préfectures, ou alors avec des délais inacceptables. »
Elena de Gueroult d’Aublay estime que le maintien de cette politique aboutit à « une situation d’engorgement insoluble qui pèse sur les juridictions administratives, les tribunaux ayant été transformés en pré-guichets pour les préfectures ». Un rapport parlementaire souligne ainsi que « entre 2019 et 2020, le nombre de contentieux relatifs à l’accès aux préfectures a plus que doublé ». Une dynamique qui ne s’est pas enrayée depuis, bien au contraire. Notre interlocutrice s’indigne : « On est juste en train de parler d’un accès physique à un service public pour déposer un dossier. En tant qu’avocat, on ne devrait pas intervenir à ce stade. »
Et maintenant l’Anef
Malgré les propos de Jacques Toubon, alors Défenseur des droits, estimant que « la dématérialisation de l’accès aux préfectures est une source de discrimination et d’atteinte aux droits », la numérisation semble plus que jamais d’actualité. Depuis quelques mois, les prises de rendez-vous via Internet sont progressivement supprimées au profit de procédures de dépôts de dossiers entièrement numérisées, via le programme Anef2. Lise Faron déplore « une perte d’accompagnement des usagers dans les préfectures. Les missions qui relevaient du service public se retrouvent ainsi transférées vers les concernés, mais également leurs proches, les associations, les avocats… ». Elena de Gueroult d’Aublay confirme : « Pour pouvoir déposer un dossier avec l’Anef, vous devez être équipé d’un ordinateur, d’un scanner… C’est impossible de le faire avec un téléphone portable, qui est souvent le seul équipement dont disposent les personnes concernées. On a maintenant beaucoup de personnes qui se tournent vers nous, car elles ne peuvent pas déposer leur dossier via l’Anef, pour des raisons essentiellement techniques. »
Suite à plusieurs recours de la Cimade, visant à « obtenir des alternatives et le maintien d’un accompagnement humain », le Conseil d’État a posé des garanties dans un arrêté du 3 juin 2022. Les pouvoirs publics ont ainsi la possibilité de rendre obligatoires les téléservices à deux conditions : la mise en place d’un accueil et d’un accompagnement, y compris physique, pour répondre aux difficultés des usagers, et la proposition de solutions de substitution, lorsque le blocage vient du téléservice lui-même. À ce sujet, la préfecture de la Loire, par ailleurs condamnée par le tribunal administratif de Lyon en décembre à « mettre fin au caractère exclusif […] de ses services par la voie dématérialisée » pour certaines procédures, assure garantir la présence d’agents, « afin que la fracture numérique ne soit pas une difficulté ». Selon ses premières observations, Lise Faron estime, quant à elle, que « les préfectures traînent pas mal des pieds. Les mesures mises en place pour le moment sont très insatisfaisantes ». Et notre interlocutrice de conclure : « C’est du service public au rabais. »
Jp Peyrache
Illustration : Le Becq
1 Le prénom a été modifié
2 Administration numérique des étrangers en France