La France, partie prenante de la guerre au Yémen

Depuis une trentaine d’années, la France est un des partenaires privilégiés du Yémen. Au-delà des intérêts économiques de Total, l’Hexagone a été l’un des soutiens culturels, diplomatiques et politiques du Yémen sur la scène internationale avant d’adopter une stratégie d’ouverture avec l’ensemble des factions de cette guerre.

« L’ancien président Saleh adorait Paris. Il avait développé une relation de confiance avec la France depuis Mitterrand. Il l’appréciait beaucoup. » Ministre yéménite des Affaires étrangères de 2001 à 2014, Abu Bakr al-Qirbi a été l’un des témoins de la profonde relation entre son pays et la France. « Les investissements de Total ont évidemment été la clef (ndlr, voir La Brèche n° 1). Nos intérêts avec la France étaient surtout économiques, mais il y avait aussi un côté personnel pour l’ancien président. »

Séjournant habituellement à l’hôtel de Crillon, Ali Abdallah Saleh, le colonel moustachu ayant gouverné le Yémen pendant trente-deux ans, était effectivement reçu avec les honneurs par les différents présidents qui se succédaient à l’Élysée. « De nombreux dignitaires venaient aussi chez nous, à Sanaa », pointe Hamid Alawadhi, ancien ambassadeur yéménite à l’Unesco. « J’ai eu notamment de nombreux échanges avec Alain Juillet, un homme charmant ». Ancien patron de la DGSE, ce dernier effectuait des séjours ponctuels au Yémen pour des missions variées : préservation des intérêts économiques de la France (Airbus et Total principalement), synthèse de renseignements autour de la lutte contre le terrorisme, etc. « La proximité qui existait entre nos deux pays a rendu d’autant plus dure la séparation avec l’ancien régime », analyse Khaled al-Yamani, ministre des Affaires étrangères de 2018 à 2019. « Beaucoup pensaient que les partenaires traditionnels du pays, dont la France ou les États-Unis, soutiendraient coûte que coûte le régime malgré le printemps arabe. »

Un acteur clé du dialogue national

Après le départ (mouvementé) du président Saleh le 25 février 2012, un processus de transition démocratique a été adopté sous l’œil de l’ONU avec en point d’orgue la conférence du dialogue national regroupant 565 délégués de tous bords géographiques, politiques et sociaux. « Les pays du Golfe et les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies avaient chacun un rôle bien défini », explique Linda al-Obahi, conseillère à l’ambassade de France. « Les États-Unis géraient par exemple la réforme du secteur militaire. La France, quant à elle, devait aider à la rédaction d’une nouvelle constitution. »

Désireux de préserver leurs intérêts, les représentants français étaient gentiment tancés par leurs homologues internationaux quant à leur opposition pour découper le Yémen en États fédérés. « On en rigolait, on disait : “Évidemment qu’ils sont contre, sinon ils vont devoir payer une dizaine de ministères du Pétrole au lieu d’un” », plaisante Gerald Feierstein, ambassadeur américain au Yémen de 2010 à 2013. De fait, l’Hexagone multipliait les rendez-vous et les accolades avec toutes les parties, y compris les partisans de Dieu — Ansar Allah, connus plus généralement comme les houthis. « La France était très proche d’eux à l’époque de la conférence du dialogue national », confirme l’ancien ministre al-Yamani. Par l’entremise d’une puissante famille, les al-Bukhaiti et d’un député houthi plus modéré, Ahmed Sharaf al-Din, la France avançait ses pions jusqu’à l’assassinat tragique de ce dernier et l’échec du dialogue national. En septembre 2014, les houthis contrôlèrent militairement le nord du pays et la capitale, Sanaa, avant de bouter le président Abdrabbo Mansour Hadi hors de son trône en janvier 2015 pour conclure leur coup d’État.

Les opérations ratées de la DGSE

Depuis le début de la guerre, plusieurs membres des forces spéciales et de la DGSE furent dépêchés au Yémen. Problème, certaines de ces opérations censées rester secrètes virèrent au fiasco. « Les houthis avaient récupéré un individu français qui naviguait au large d’Al-Hodeïda, sur la mer Rouge », se souvient Ahmed al-Shami, ancien conseiller économique des houthis. « Ils l’avaient accusé d’être un espion, mais l’homme niait. Il disait qu’il avait dérivé depuis Dubaï et qu’il s’était perdu [rires]. Dubaï n’était pas sur la mer Rouge, ça avait suscité l’hilarité. L’ambassadeur français avait dû venir à Sanaa pour négocier sa libération, qui avait été acceptée. »

Maquillée par des articles de presse faisant croire à un malencontreux accident, cette affaire a depuis été occultée par le retour triomphal de la France au Yémen, du moins à en croire le Quai d’Orsay qui se félicitait d’un partenariat pour la pêche à Moukalla, une des grandes villes du sud du pays. Une communication opportuniste n’ayant trompé personne : les nouveaux investissements de la France au Yémen et les multiples rendez-vous de son ambassadeur – le très apprécié Jean-Marie Safa – sont avant tout une manière de convaincre le gouvernement yéménite d’accepter une reprise des activités gazières de Total, suspendues depuis le début des hostilités.

Romain Molina

Illustration : Tortue anonyme

Des armes françaises un peu partout
Classés un temps organisation terroriste par les États-Unis sous Donald Trump, les houthis, soutenus par l’Iran, sont toujours maîtres de Sanaa, du Nord et d’une partie de la côte donnant sur la mer Rouge. Considérés comme des parias sur la scène internationale, notamment à cause de leur positionnement géopolitique et de leur slogan (« Mort à l’Amérique! Mort à Israël ! Maudits soient les Juifs, victoire à l’Islam ! »), ils ont cependant récupéré une large partie de l’arsenal de l’armée régulière (dont des équipements américains) ainsi que des stocks de contrebande, incluant des armes françaises comme l’a révélé l’observatoire des armements Obsarm.
En face, la coalition arabe menée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis soutenant le gouvernement yéménite légitimement reconnu par la communauté internationale jouit également de ses fructueux contrats passés avec ses partenaires occidentaux, États-Unis, Royaume-Uni et France en tête; en 2021, les Émirats ont ainsi signé une promesse de 16 milliards, notamment pour l’achat de 80 Rafales. « On a fait des livraisons au Yémen aussi », glisse un ancien membre de la Défense française, désireux de garder l’anonymat. « C’était en petite quantité, mais il y a eu des cargaisons qui partaient de notre base à Djibouti. » À qui ces cargaisons étaient-elles destinées ? Mystère, d’autant plus qu’une petite dizaine d’années auparavant des lunettes de tir particulièrement sophistiquées made in France s’étaient retrouvées dans les mains de membres d’Al-Qaïda au Yémen.