Tran To Nga , « le combat d’une vie » contre l’agent orange et les géants de l’agrochimie
Utilisé par les Américains pendant la guerre du Vietnam, l’herbicide appelé agent orange a fait des millions de victimes parmi les soldats et les civils. À 81 ans, Tran To Nga a passé sa vie à se battre pour faire reconnaître la responsabilité des firmes qui ont conçu ce produit chimique ultra-puissant. Le combat de David contre Goliath.
Les firmes agrochimiques qui ont permis le déversement de 80 millions de litres d’agent orange au Vietnam vont-elles un jour être déclarées coupables ? C’est la bataille que mène Tran To Nga, militante franco-vietnamienne, elle-même exposée dans les années 1970 à cet herbicide développé en lien avec l’armée américaine pour débusquer les combattants vietnamiens. Les épandages ont eu lieu entre 1961 et 1971, faisant, selon les estimations, de 2,1 à 4,8 millions de victimes. Depuis des années, Tran To Nga se bat pour que le préjudice soit reconnu. À 81 ans, l’ancienne reporter, décorée de la Légion d’honneur, n’a rien perdu de sa combativité. « Mon chemin est tracé, c’était mon destin de vivre ce combat contre l’agent orange. J’ai une mission à accomplir », répète sereinement celle qui souffre de toutes les maladies causées par l’herbicide. « Du diabète, un cancer, une maladie des poumons, la tuberculose… Là, j’ai aussi un kyste sur le foie. »
Un nouveau procès en appel doit avoir lieu en France, sans doute pas avant 2024. En mai 2021, en première instance et après déjà dix-neuf reports d’audience, le tribunal d’Évry s’est déclaré incompétent pour juger les faits, reprenant les arguments des firmes qui assurent avoir agi « sur ordre et pour le compte de l’État américain, dans l’accomplissement d’un acte de souveraineté ».
Après le procès, les trois avocats de Tran To Nga, William Bourdon, Amélie Lefèbvre et Bertrand Repolt, ont annoncé avoir fait appel. Ils s’étaient alors insurgés de la reprise, par le tribunal, de l’argumentaire des multinationales. « Les préconisations posées par l’administration américaine n’imposaient pas de fabriquer un produit comportant un taux de dioxine aussi élevé que celui de l’agent orange. Ceci n’a résulté que d’une initiative souveraine et libre des entreprises concernées. […] Devant la cour d’appel, des initiatives devront être prises pour connaître l’intégralité des communications échangées entre les entreprises et l’administration américaine, ce qui pour l’instant n’a pu être fait que partiellement et avec difficulté, de sorte que la cour puisse avoir accès à l’intégralité des communications et non pas aux morceaux choisis et proposés de façon opportuniste par les entreprises. »
Une énorme déception pour Tran To Nga, dont une fille est décédée en bas âge, conséquence sans doute de l’agent orange. « On estime qu’aujourd’hui 4 millions de personnes subissent encore les conséquences de l’agent orange-dioxine au Vietnam mais c’est sans doute beaucoup plus », rappelle Thuy-Tiên Hô, réalisatrice, en 2013, du documentaire Vietnam : Agent orange, une bombe à retardement, et désormais très proche amie de Tran To Nga.
Malformations, cancers, fausses couches, taux anormalement élevés de dioxine dans le sang responsables de problèmes cardiaques, etc. Sur plusieurs générations, les séquelles sont considérables. Et les handicaps se transmettent de mère à enfant. Plus de cinquante ans après ce qui a été défini comme le premier « écocide » de l’Histoire, aucune victime vietnamienne n’a été indemnisée et les États-Unis, jamais poursuivis, réfutent toujours tout lien entre l’exposition à l’agent orange et les maladies.
Quatorze firmes chimiques, elles, sont assignées en justice, les principales se nomment Monsanto, devenue Bayer en 2018, Dow Chemical Company… Selon elles, de simples entreprises qui n’ont fait qu’obéir à des demandes de l’État américain en temps de guerre sous peine de sanctions. « Faux », assure Thuy-Tiên Hô. « Les firmes ont produit l’agent orange. C’était certes sur ordre des États-Unis. Mais c’était un appel d’offres, elles étaient donc libres d’y répondre ou pas. »
« Le tribunal n’a même pas jugé sur le fond »
Aujourd’hui, les forces de Tran To Nga s’amenuisent face à des entreprises toutes-puissantes qui jouent la montre à coups de reports d’audience et qui profitent d’une justice peu encline à accélérer la procédure. « Je n’ai pas le droit d’abandonner, je dois garder la tête droite. Même face à ceux qui ont voulu me tuer. Quand la victoire viendra, je ne serai peut-être plus là. Mais d’autres prendront le relais », assure Tran To Nga. La militante franco-vietnamienne peut compter sur le soutien sans faille d’un collectif, Vietnam Dioxine, pour ne pas faire tomber dans l’oubli son combat. « Ma jeune armée », comme elle l’appelle. En raison de son statut de victime directe, elle est la seule en France à pouvoir intenter une action en justice. Elle est régulièrement soutenue par des personnalités politiques de gauche et mise à l’honneur, comme récemment en tant que « citoyenne d’honneur » de la commune de Villejuif. Mais elle est surtout défendue par ses trois avocats historiques. Depuis des années, le trio n’est pas rémunéré mais amasse les preuves de l’intoxication par l’agent orange, rassemble les témoignages et les traductions de documents publiés à l’époque par les firmes chimiques, dont la plupart ont changé de nom au fil des années. Un travail de fourmi qui a un coût. Aujourd’hui, les proches et soutiens de Tran To Nga poursuivent l’organisation d’événements et les appels aux dons. Plus de 20 000 euros ont déjà été collectés. « En juin, la cour d’appel devrait décider si le procès peut se tenir en France. On espère désormais que le prochain juge sera plus réceptif à nos arguments », détaille Thuy-Tiên Hô. Le procès de 2021 montre que la voie judiciaire sera très longue. « Le tribunal n’a même pas jugé sur le fond », poursuit la militante.
Des motifs d’espoir existent pourtant. En 2022, après une bataille judiciaire de plusieurs années, l’agriculteur Paul François a définitivement gagné son procès contre le géant Monsanto-Bayer, qu’il accusait de l’avoir intoxiqué avec un herbicide, le Lasso, désormais interdit. « Vous avez vu ce qu’il a touché comme indemnité ? C’est dérisoire. Il dit que sa femme en est morte », se désole Thuy-Tiên Hô. La firme a été condamnée à payer un peu plus de 11 000 euros au céréalier charentais. Une indemnité jugée indécente par les soutiens de l’agriculteur. Les poursuites contre l’agent orange-dioxine peuvent-elles aboutir ? Tran To Nga, elle, est toujours déterminée, à mener à bien « le combat de sa vie ».
Jérémy Pain
Illustration : BN
Les ravages de ce poison perdurent L’agent orange est un herbicide contenant de la dioxine. La couleur orange lui a été attribuée car il était transporté dans des barils aux bandes de couleur orange. Produit couramment utilisé pour l’agriculture, il a été surdosé et déversé par l’aviation américaine pendant la guerre du Vietnam sur les forêts et la végétation pour détruire les cachettes des combattants vietnamiens, durant 10 ans, de 1961 à 1971. 80 millions de litres de produits chimiques ont ainsi été déversés par l’armée des États-Unis, dont 61 % d’agent orange. Les conséquences humaines et environnementales sont désastreuses : des années après, les eaux et terres sont toujours empoisonnées, responsables de maladies, cancers. Les handicaps et malformations se transmettent de génération en génération au Vietnam, mais aussi au Laos et au Cambodge, également impactés pendant la guerre. On estime que 20 % des forêts du sud du Vietnam ont disparu et environ 400 000 hectares de terres agricoles ont été détruits ou sont toujours empoisonnés. En 1970, l’épandage de l’agent orange-dioxine est devenu interdit. Un an plus tard, décision est prise de rapatrier aux États-Unis les stocks d’herbicide pour les détruire par incinération à haute température. Le produit est détruit entre 1978 et 1979 dans l’État du Mississippi. Depuis, des programmes de décontamination des sols, financés par les États-Unis, ont été organisés par chauffage à haute température. Bien que les Américains contestent le lien « incertain » entre l’exposition au produit et les maladies, les dioxines n’ont plus jamais été utilisées dans la production de pesticides ou herbicides depuis.