École inclusive : l’échec du mauvais élève français
Si l’on peut mesurer la grandeur d’une nation à la façon dont ses individus les plus faibles sont traités, notre pays ne semble pas vouloir prendre beaucoup de hauteur. La gestion des personnes âgées, confiées à des Ehpad principalement motivés par l’appât du gain, en est une bonne illustration. L’accueil des élèves en situation de handicap dans les écoles de la République suit un peu la même logique : des déclarations d’intention tonitruantes et une réalité beaucoup moins reluisante.
À chaque rentrée, les différents ministres de l’Éducation nationale, recteurs et inspecteurs d’académie se félicitent publiquement d’accueillir toujours plus d’élèves porteurs de handicaps (430 000 à la rentrée 2022). Les acteurs de « l’école inclusive » ne cessent, de leur côté, de déplorer le manque de moyens et une gestion purement comptable de l’accompagnement. Et ce n’est pas un problème récent. Là où l’Italie, par exemple, a su dès les années 1970 s’inscrire dans une démarche d’insertion scolaire réfléchie et continue, la France a eu un peu de retard à l’allumage et semble depuis franchement naviguer à vue. Dès 1971, notre voisin a légiféré pour que toute personne handicapée puisse accéder à une scolarité normale, puis établi un cadre précis par de nouvelles lois en 1977 et 1992. Depuis, des accompagnants formés à dessein interviennent en appoint dans des classes où le nombre d’élèves est volontairement réduit. Le suivi des élèves à besoins spécifiques est planifié dans des dispositifs précis et avec des concertations mobilisant l’ensemble des intervenants. L’élève en situation de handicap est au centre des attentions et l’accompagnant est reconnu comme membre à part entière de l’équipe pédagogique (ils sont d’ailleurs considérés comme « enseignants »).
A contrario, nous avons assisté dans l’Hexagone à une suite ininterrompue de mesures décousues, tentant laborieusement de répondre aux nécessités du moment. Les premiers AVS (auxiliaires de vie scolaire) apparaissent au milieu des années 1980 pour être ensuite peu à peu supplantés par des emplois-jeunes la décennie suivante. Emplois jeunes à qui l’on confie une tâche pour laquelle ils n’ont pas été formés. La Charte des droits fondamentaux de l’UE (décembre 2000), qui reconnaît le droit des personnes handicapées à l’inclusion sociale, va changer la donne : la France va devoir se mettre dans les clous. En 2003, fin des emplois-jeunes : de nouveaux types de contrats voient le jour pour compenser. Puis en 2005, à la suite de la loi du 11 février pour l’égalité des droits et des chances donnant pour la première fois une définition du handicap et imposant un principe d’égalité, on assiste à la création dans l’urgence d’un nouveau cadre et de nouveaux emplois aidés. Ces AVS et EVS (emplois de vie scolaire) seront ensuite remerciés au bout de trois ou six ans de contrats (dans le meilleur des cas) et on repart le lendemain avec d’autres salariés précaires (non formés, bien entendu).
Le rapport de Pénélope Komitès balayé au profit de la technique du bricolage à moindre coût
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. En avril 2013, le rapport Komitès préconise la création d’un nouveau métier (les AJH, accompagnants de jeunes handicapés) avec un GIP (groupement d’intérêt public) comme employeur. Pour ce faire, le rapport prône la création d’un diplôme, accompagné d’une formation, pour un emploi à temps plein et en CDI. Mais le gouvernement ne mettra jamais en œuvre ce que le groupe de travail avait défini. Un an plus tard, il ripoline les vieux AVS et crée les AESH (accompagnant d’élève en situation de handicap) avec des missions qui changent à la marge et des contrats d’un an, renouvelables jusqu’à six fois et un hypothétique CDI en ligne de mire. Une formation « au métier » de quelques dizaines d’heures sera, souvent, dispensée six mois après la prise de poste : dans l’Éducation nationale, on te forme quand tu sais déjà faire le travail ! Toute la pertinence de l’analyse du groupe de travail présidé par Pénélope Komitès aura donc été balayée, et la technique du bricolage à moindre coût prévaudra à nouveau.
Car oui, l’État montre toujours la volonté de glorifier son action mais les moyens, eux, tardent à suivre. Le cadre d’emploi et les missions des AESH vont être peu à peu modifiés et la rentrée 2019 va voir la disparition des derniers contrats aidés d’AVS. Une grande partie de ces AVS (de droit privé) va être « basculée » en AESH (de droit public), faisant perdre au passage un peu de rémunération pour un plus grand nombre d’heures de travail. 2019, c’est aussi l’année de création des Pial (Pôles inclusifs d’accompagnement localisés) censés gérer la main-d’œuvre en fonction des élèves et instruments d’une « gestion Excel » totalement déshumanisée1. Désormais, les AESH ont comme hiérarchie l’établissement où ils sont affectés, plus le lycée mutualisateur-employeur, plus le Pial, plus l’inspection académique… le mille-feuille administratif à la française, permettant avant tout de diluer les responsabilités de chacun en cas de problèmes. Les AESH se retrouvent dans des situations ubuesques : changements d’accompagnements d’élèves et d’établissements du jour au lendemain, changements d’emplois du temps récurrents, agents avec des années d’expérience en lycée envoyés en maternelles (et vice-versa), nombre d’élèves accompagnés délirant (de cinq à dix, en moyenne)… Tout ça pour un salaire bien en dessous du seuil de pauvreté : vingt-six heures de présence avec les élèves par semaine (sans compter les heures connexes de réunions et concertation) pour une quotité de 66 % de temps de travail2, rémunération qui peine à suivre les augmentations du Smic, avec une augmentation mensuelle royale de moins de trois euros au bout de six ans d’activité. Il ne faut donc pas s’étonner de la situation actuelle, fruit de plus de vingt ans d’errances programmatiques et de logique comptable. Les AESH démissionnent par wagons et les rectorats refusent d’ailleurs généralement de donner les chiffres de ces départs, signe de leur embarras sur le sujet.
Mutualisation de l’accompagnement à outrance
Un nombre croissant d’élèves se voyant notifier un accompagnement par les MDPH (Maisons départementales pour les personnes handicapées), la solution était toute simple : on mutualise l’accompagnement à outrance. Des élèves qui, il y a cinq ans, se voyaient attribuer un accompagnement individualisé ou quantifié en nombre d’heures ne disposent plus que de quatre ou cinq heures durant lesquelles l’AESH a aussi la charge simultanée d’autres élèves de la même classe. L’élève à handicap ne se trouve plus au centre des préoccupations. On s’assure seulement, par une rustine, de rester dans la légalité au cas où l’idée viendrait à certains parents de se retourner contre l’État. D’où l’apparition de situations en contradiction totale avec les principes de l’inclusion : on réunit les élèves à handicap dans les mêmes classes, et dans certains cas on les incite même à suivre des cours ou orientations qui permettent ainsi de les rassembler…
84 % des AESH ont un diplôme de niveau Bac à Master 2
Mais cela ne suffit plus cependant : l’État peine à recruter pour compenser les départs d’AESH. Le métier n’est pas attractif avec un salaire en forme d’aumône et des conditions de travail qui ne cessent de se dégrader. Et les cas d’élèves non accompagnés se multiplient. Peu de chance que cela s’améliore rapidement : le nouveau ministre de l’Éducation nationale, Pap Ndiaye, après avoir tout d’abord asséné à la rentrée 2022 que les dizaines de milliers d’AESH commençaient à coûter cher, s’est opposé à la titularisation de ces derniers, suite à une proposition de loi à l’Assemblée nationale le 22 novembre. Raison invoquée pour refuser la création d’un statut pour un métier qui existe de facto depuis plus de trente ans ? « Vous voulez créer un corps de fonctionnaires de catégorie B. Or, il faut le bac. Et seuls 20 % des AESH ont le bac. » Des AESH avec des années d’expérience ne seraient donc tout simplement pas assez qualifiés pour un statut de catégorie B de la fonction publique. Pourtant, le bilan social AESH présenté en comité national de suivi par le ministère lui-même en février 2020 dit exactement le contraire : 84 % des AESH ont un diplôme de niveau bac à master 2. On peut donc raisonnablement penser qu’il s’agit davantage d’une volonté politique, « investir » dans l’inclusion scolaire et dans le soutien aux plus faibles n’étant définitivement pas une priorité.
J-F Maz
Illustration : Zac Deloupy
1 Sur l’académie de Aix-Marseille, le summum du cynisme sera atteint avec l’utilisation d’un logiciel nommé « Ganesh », censé affecter « en temps réel » les personnels aux besoins des élèves : eh oui, la divinité hindoue possède quatre bras, ce qui devrait être le cas de chaque AESH étant donné la nature des missions. Deux bras n’y suffiraient jamais !
2 Ce qui donnerait un temps plein à 39,39 heures, donc, considérant que les élèves bénéficient d’un enseignement de 26 heures hebdomadaires…