Éditions de Minuit : quand le « silence » fait grand bruit

Les Éditions de Minuit ont fêté leurs 80 ans d’existence, en 2022. Retour sur l’histoire d’une résistance par le livre avec Le Silence de la mer, le roman fondateur publié en 1942 sous l’Occupation.

Quand la guerre éclate, Jean Bruller se casse la jambe. En convalescence avec sa famille en Charente-Maritime, il assiste pendant l’été 1940 à l’arrivée des Allemands à Saintes. Ils « se sont bien conduits. Ni violences ni pillages. Aimables, empressés, payant rubis sur l’ongle » et même « attentifs et câlins envers les enfants ». Bruller constate que la population offre un accueil « chaleureux aux vainqueurs ». Écœuré, il hésite entre la lâcheté et l’aveuglement. L’impossibilité de rejoindre l’Angleterre l’oblige à passer la saison estivale au pays du cognac et à assister à cette complaisance des populations.

À l’époque, Bruller a 40 ans. Après avoir été ingénieur en électricité, puis être devenu caricaturiste et illustrateur au milieu des années 1920, il décide à la fi n de sa convalescence de rentrer en Seine-et-Marne. Refusant de publier quoi que ce soit dans une France occupée, il devient alors menuisier. Quelques années plus tôt, pour l’édition d’un de ses livres, Bruller avait rencontré Pierre de Lescure.

Les Éditions de Minuit sont nées en 1942. C’est « la France qui n’a pas démissionné »

Écrivain et éditeur, quand l’armistice de 1940 est signé, Lescure cherche à travailler pour les Anglais. Par l’intermédiaire de son cousin Robert Le Guyon, il collabore pour l’Intelligence Service. Un réseau se met en place entre Paris et la Bretagne qui prend en charge des agents anglais, recueille des informations sur les forces françaises démobilisées, pour les transférer à Londres.

Pendant l’Occupation, Lescure est lecteur du théâtre Montparnasse. Une couverture parfaite qui lui permet de circuler facilement et de créer du lien dans le monde de l’édition. Trois mois après l’armistice, les Allemands mettent en place de nouvelles règles d’édition. 136 maisons d’édition et plus de mille livres sont interdits pour propagande anti-allemande, procommuniste ou juive. Pour Lescure comme pour Bruller, il est impensable de se plier aux exigences de l’occupant. Lescure va chercher Bruller et lui propose de fonder une maison d’édition clandestine.

Leurs motivations sont semblables : « L’allemand s’installe chez nous en pays conquis […] où il trouve pour servir un sultan, le vieux pacha de Vichy, ses vizirs et ses sbires ». Les deux compères se désolent de l’attitude des écrivains français qui « ne firent du bruit que grâce à notre silence forcé ». Lescure et Bruller refusent l’exil, comme Bernanos, « un aveu de faiblesse », ou le pacifisme d’un Giono. Les Éditions de Minuit sont nées. C’est « la France qui n’a pas démissionné ». Bruller alias Vercors, qui jusqu’ici n’était pas écrivain, propose à Lescure un manuscrit autour du thème du silence. L’idée lui vient d’un ami : assis au restaurant derrière deux Allemands dont il surprit la conversation « sans pouvoir lever le petit doigt », il entend ces derniers se gausser de la naïveté des Français qui avaient foi en la volonté de coopération affichée par les autorités.

Lescure lit le manuscrit du Silence de la mer en octobre 1941. Le synopsis : « Werner von Ebrennec, officier de la Wehrmacht, d’une grande correction et d’une grande culture, s’installe chez un oncle et sa nièce. Comme seule résistance, ceux-ci refusent de lui adresser la parole. » Lescure est conquis. Il s’agit maintenant de le publier.

Il faut trouver du plomb pour les caractères d’impression et du papier au marché noir. Il faut trouver un imprimeur. Il faut stocker les feuillets puis les assembler (le brochage). Vercors, le technicien, s’occupe de tout. Il trouve un imprimeur dans le XIIIème arrondissement de Paris. Celui-ci, dont la boutique est coincée entre deux agences de pompes funèbres, s’est spécialisé dans les faire-part de deuil. Il est situé juste en face de la Pitié-Salpêtrière, devenu un hôpital allemand. Entre deux annonces de décès, il imprime une feuille du Silence de la mer (premier tirage de 400 exemplaires) tandis que les soldats et infirmiers allemands défi lent devant sa vitrine. Vercors charge sur son vélo du plomb pour l’apporter d’un bout de Paris à l’imprimerie. Puis transporte les feuillets de l’imprimerie à un appartement pour l’assemblage.

L’auteur imprime son livre, mais reste anonyme. Même auprès de ses complices, Bruller se fait appeler Drieu. Il dit se trouver en liaison avec Vercors, qui reste inconnu du plus grand nombre. Personne ne sait qui se cache derrière Le Silence de la mer, pas même la femme de Bruller. L’identité de l’auteur sera d’ailleurs « le secret le mieux gardé de la guerre », pour Aragon.

Le Silence de la mer est imprimé en février 1942. Mais Lescure, qui participe à un réseau de résistance avec les Anglais, préfère en retarder la distribution de six mois. Le livre commence à circuler sous le manteau. Qui a bien pu l’écrire ? À Londres, on croit reconnaître la main d’André Gide. Qui peut bien l’éditer ? On pense à une grande maison d’édition (Gallimard ?) sous couverture.

Le livre circule en zone libre comme en zone occupée. Deux femmes se chargent du transport dans Paris. À vélo, à pied, en métro. Elles apportent/déposent les livres un à un aux abonnés. À Vichy, un allié se sert de la valise diplomatique pour en transporter. Yves Farge, alors journaliste au Progrès à Lyon et en lien avec les FTP (Francs-tireurs et partisans), en rapporte/transporte dans le Rhône. Aragon dans la Drôme. Mais la diffusion reste compliquée, elle ne peut s’effectuer que par petite quantité. Des valises qui se perdent dans les trains ou que l’on doit abandonner.

Mais peu à peu le catalogue des éditions s’étoffe tandis que Le Silence de la mer sort de France. Il arrive aux USA, en Australie, au Québec, à Beyrouth. En 1943, à Londres, un tirage de 10 000 exemplaires est épuisé en quinze jours. En février 1944, les Éditions de Minuit traduisent et publient Nuits noires de Steinbeck à 1 500 exemplaires. Leur plus gros tirage, toujours dans la clandestinité.

En novembre 1944, Lescure est contraint de fuir vers la Suisse. À Radio Genève, il déclare avoir été stupéfait de l’écho des éditions dans les différents maquis. « Étudiants, ouvriers, parachutistes anglais, américains… », tous connaissent les éditions de Minuit. L’aventure est lancée.

Antoine Costa

Bibliographie : Anne Simonin, Les Éditions de Minuit 1942-1955, le devoir d’insoumission, IMEC éditions, 1994.

Jean Debû Bridel, Les Éditions de Minuit : Historique, Éditions de Minuit, 1945.

Roger Faligot, Brest l’insoumise, éditions Dialogue, 2016.