La guerre en Ukraine, une aubaine pour le lobby agricole

La guerre en Ukraine met la souveraineté alimentaire en péril. L’argument est choc. « La logique de décroissance souhaitée par la stratégie européenne doit être profondément remise en question. Il faut au contraire produire plus », a déclaré dans un communiqué du 2 mars 2022 la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles). « Nous demandons à pouvoir produire plus », poursuit sa présidente Christiane Lambert. Deux semaines après, Emmanuel Macron lui répond qu’« en aucun cas l’Europe ne peut se permettre de produire moins ». La guerre en Ukraine représente, pour le lobby agricole, une véritable aubaine. Et la souveraineté alimentaire, une nouvelle excuse de productivisme agricole. Il faut s’adapter à la crise, quitte à remettre en question la stratégie européenne Farm to Fork, dont l’objectif affiché était « de promouvoir la nourriture locale dans les restaurants et les cafétérias scolaires, de préférence par acquisition directe auprès du producteur ».

Produire plus et faire sauter tous les verrous environnementaux, c’est exactement ce que propose la Copa-Cogeca, le comité des organisations agricoles européennes, présidé cette année par cette même Christiane Lambert1. Mais la souveraineté que le syndicat propose est toute relative. L’agro-industrie vit sous perfusion d’hydrocarbures. Les pesticides sont des dérivés de la pétrochimie et les engrais azotés sont produits avec du gaz. La Russie est le premier exportateur mondial d’engrais et la France le premier importateur européen : produire plus signifie accroître notre dépendance au gaz russe. La souveraineté productiviste, c’est la dépendance aux hydrocarbures.

Souveraineté alimentaire : la nouvelle excuse du productivisme agricole

« Les gens meurent de faim en Afrique car nous mangeons de plus en plus de produits biologiques », dixit en mai 2022, au journal suisse NZZ am Sonntag, l’Américain Erik Fyrwald, patron depuis 2016 de Syngenta, mastodonte de la chimie et l’agroalimentaire. Depuis le début de la guerre, le lobby affole tout le monde en jouant les cassandres avec le triptyque « guerre, pénurie, famine ». Le patron de Syngenta se déchaîne contre l’agriculture biologique, pas assez productive à son goût, et qui serait responsable de la famine en Afrique. Il faut, selon lui, arrêter le bio pour augmenter la production et ainsi éviter « la catastrophe mondiale ».

Pourtant les chiffres publiés par la FAO (Organisation pour l’alimentation et l’agriculture) sont loin d’être alarmants et restent relativement stables en dépit de la guerre en Ukraine. Alors comment expliquer la multiplication des famines dans le monde (Yémen, Tigrée) et la hausse de la malnutrition ? En vérité, la hausse du prix des céréales a commencé avant la guerre en Ukraine par une succession d’événements (sécheresse, pluie et gèle) qui ont agité la volatilité des prix sur les marchés. Pour l’heure, nous avons donc à faire à une crise des prix plutôt qu’à une crise des céréales. « Rien ne justifie des prix si élevés sinon une spéculation frénétique », pour les analystes du rapport Cyclope, société d’études spécialisée dans l’analyse des marchés mondiaux de matières premières et de commodités. La crainte est que cette crise des prix entraîne un problème de disponibilité l’année prochaine.

Pour David Beasley, le directeur du Programme Alimentaire Mondial en 2023 « les nations les plus riches continueront de pouvoir payer, mais cela aggravera l’accès à la nourriture des plus pauvres ». L’accord conclu en juillet qui vise à faciliter les exportations ukrainiennes aurait pour objectif de « calmer les marchés ». En effet, sur 87 navires chargés de céréales d’Ukraine seuls deux transportaient des céréales destinées au Programme alimentaire mondial des Nations Unies. Le Yémen et le Liban reçurent 3 % de ces livraisons, l’Europe 36 % et l’Asie le reste.

La faim refait son apparition dans le monde alors que la récolte de blé de 2021 a battu tous les records. La production se porte bien mais la malnutrition augmente (650 millions de tonnes en 2019 et 811 millions en 2020). « Les famines ne sont jamais liées à la production alimentaire. Elles sont toujours causées par des problèmes d’accès », précise Arif Husain du Programme alimentaire mondial de l’ONU. Une façon de rappeler cette évidence : ce n’est pas la taille du gâteau qui compte, mais la façon dont il est réparti.

Antoine Costa

1 « L’intense lobbying de l’agro-industrie contre “Farm to Fork”, le volet agricole du Pacte vert européen », Le Monde, 12 octobre 2021