Concentration des médias :« Une manière de peser sur le politique et de favoriser des intérêts croisés »

Déprivatiser TF1, créer un organe en lieu et place de l’Arcom, empêcher une seule personne de détenir plus d’un média… Contre la concentration et la financiarisation des médias, Acrimed (acronyme d’Action critique médias) ne s’arrête pas au constat et formule des propositions. Nils Solari, chargé de coordination de l’association, détaille les différentes propositions de celle-ci pour transformer les médias.

Face au constat de la dérive de concentration des médias, Acrimed invite à un retour à l’esprit de 1944 : une personne, un média, pas plus. Pouvez-vous nous préciser ce que cela implique ?

« Acrimed est une association qui a été créée pour mettre à l’agenda politique ces questions de concentration et de financiarisation des médias et envisager des perspectives de transformation. Au-delà de la critique, il faut proposer des solutions. Contre la concentration et la financiarisation des médias, nous disons en effet qu’il faudrait d’abord revenir à l’esprit des ordonnances de 1944. Ces ordonnances disposaient qu’une personne ne peut pas posséder plus d’un média.

Entre 1944 et 1986, une série de mesures venant détourner le cadre des ordonnances de 1944 a ouvert les vannes à la constitution de groupes comme Lagardère ou Hersant. La loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, dite loi Léotard, a fini de permettre une concentration accrue des médias. »

« Bolloré est l’arbre qui cache la forêt »

« Il y a de nombreux autres groupes de presse. Le législateur a baissé les bras face à ce défi. Actuellement, on parle beaucoup de Bolloré, mais c’est l’arbre qui cache la forêt. Depuis les années 1980, on observe la massification d’un courant néo-libéral transposé dans le monde des médias. L’information est un bien symbolique qui influence nos choix électoraux et de consommation, or ce bien ne devrait pas suivre la même logique que n’importe quelle autre marchandise. On voit bien que la concentration atrophie le débat public dans le sens d’une hégémonie des idées néo-libérales. Appeler à revenir à l’esprit du cadre législatif de 1944 ne veut pas dire reprendre le texte, mais l’adapter à la réalité actuelle avec notamment le cadre numérique et la concurrence avec les Gafam. »

Vous préconisez également d’interdire à des groupes qui vivent de commandes de l’État ou des collectivités de posséder des médias. Qu’est-ce que cela pourrait changer ?

« Prenons l’exemple de Bouygues qui est un opérateur télévisuel mais aussi un gros constructeur public qui se positionne sur des marchés publics. On comprend le danger que ce groupe, qui répond à des commandes publiques, possède TF1, la chaîne ayant la plus forte audience en France et même en Europe. Les médias sont une manière de peser sur le politique et de favoriser des intérêts croisés. Je cite Bouygues, mais on pourrait citer Dassault avec Le Figaro et d’autres. »

« Le CNR avait pointé les collusions entre l’industrie et certains titres de presse »

Est-ce une dynamique nouvelle ?

« À la libération, le CNR (Conseil national de la Résistance) avait en mémoire l’amère expérience de conglomérats comme le Comité des forges. Ils avaient pointé les collusions entre l’industrie et certains titres de presse. L’esprit de 1944 était justement d’éviter les intérêts croisés. Aujourd’hui, on a vu d’autres conglomérats apparaître avec Free, SFR ou Bolloré. Des empires qui sont encore d’une autre échelle sous l’effet du développement numérique. La mise en place d’un dispositif anti-concentration pourrait empêcher la constitution d’empires. Ce que l’on critique c’est que la production d’information est gérée comme un autre bien de marché. »

CNews, Le JDD ont ouvert la boite de Pandore des dérives médiatiques… Comment défendre l’indépendance des rédactions et la déontologie du journalisme ?

« Il faut un véritable statut juridique des rédactions. Il faudrait qu’une charte de déontologie commune soit intégrée à la Convention collective nationale de travail des journalistes, et qu’elle en devienne ainsi opposable aux patrons de presse. On pourrait envisager la création d’une instance de déontologie, composée de journalistes et d’usagers, mais fermée aux représentants des entreprises de presse. Indépendance et déontologie, l’une ne va pas sans l’autre. Il faut également une refonte des aides à la presse et donc du mode de financement des médias. Ce qui interroge de fait le rapport à la publicité. »

« Constituer et constitutionnaliser un Conseil national des médias en lieu et place de l’Arcom »

C8 sera supprimée en février 2025. L’Arcom1 ne joue-t-elle pas correctement son rôle de régulateur ?

« Un dernier point serait de constituer et constitutionnaliser un Conseil national des médias en lieu et place de l’Arcom, avec une composition différente (salariés des médias, usagers et représentants des organisations politiques) et un périmètre élargi. Actuellement, nous dénonçons le fait que les usagers n’ont pas voix au chapitre avec l’Arcom. On voit que C8 a écopé de plus de 7,5 millions d’euros d’amendes depuis 2012. CNews a été condamnée à hauteur de 100 000 euros pour avoir présenté l’avortement comme “la première cause de mortalité” lors d’une émission. Ce sont des propos non conformes à la loi. Pour autant, l’actionnaire principal, Vincent Bolloré, est prêt à payer. Cela montre bien tout ce que permet la force de l’argent. »

« Un manque de volonté politique de légiférer et d’investir ces questions liées aux médias »

« On note un manque de volonté politique de légiférer et d’investir ces questions liées aux médias au sein du débat démocratique. Quand des projets de loi sont avancés, ils sont à chaque fois balayés. Depuis près de trente ans, la question de la critique des médias s’est davantage répandue mais pas encore suffisamment pour que les acteurs concernés, les politiques et les citoyens exigent des transformations. Lors de la précédente commission sénatoriale sur la concentration des médias (fin 2021), les patrons et industriels ont maintenu leur argument selon lequel il faut continuer à constituer de grands groupes pour faire face à la concurrence des Gafam. Il y a également un chantage à l’emploi qui présente une forme de cécité. »

Propos recueillis par Clément Goutelle

Illustration : Rémy Cattelain

Paru dans La Brèche n° 11 (mars-mai 2025)

  1. L’Arcom pour Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, est une autorité publique indépendante française chargée de garantir la liberté de communication et le respect des lois dans le secteur audiovisuel. ↩︎
  2. « Pour garantir le pluralisme, contre la concentration et la financiarisation des médias », Acrimed, 17 mai 2006 ↩︎
« L’ESJ Paris va permettre à ces médias de former des journalistes prêts à l’emploi »

« Si les concentrations compromettent ou menacent le pluralisme, c’est en raison des intérêts indissolublement politiques et financiers qu’elles servent. Les entreprises médiatiques ne sont pas des proies de la financiarisation capitaliste (et de la mondialisation libérale), elles en sont des acteurs et, sous des formes plus ou moins sournoises, les propagandistes »
, notait Henri Maler, fondateur d’Acrimed2.

Cette dérive de concentration des médias en France est résumée dans le rachat de l’École supérieure de journalisme de Paris (ESJ Paris) par un consortium de milliardaires. On retrouve dans celui-ci différents propriétaires de journaux ou de chaînes de télévision comme Bernard Arnault (propriétaire du Parisien, des Échos et de Paris Match), Rodolphe Saadé (BFM-TV, La Provence) ou encore bien sûr Vincent Bolloré (Canal+, Europe 1, Prisma, Le Journal du dimanche...). « Le rachat de l’ESJ Paris va permettre à ces médias de former des journalistes prêts à l’emploi. Cela va encore augmenter le recrutement de personnes issues des classes favorisées et restreindre encore un peu plus la pluralité. Le système Bolloré est une prédation sur le monde de l’édition et des médias tous supports confondus : radio, télé, presse papier. Vincent Bolloré contrôle toute une chaîne de production d’information. Et cela ne peut qu’accroître le manque de pluralisme. C’est très inquiétant. »

Julie Majerczak, directrice du bureau de Bruxelles de Reporters sans frontières (RSF), ne se montre pas plus rassurée : « Ce n’est évidemment pas une bonne nouvelle. Si les méthodes journalistiques enseignées sont ce que l’on voit sur CNews... Il faudra être très vigilant. »