Jersey creuse son projet de tunnel sous la Manche pour relier la Normandie

Faisant face aux conséquences économiques du Brexit et au vieillissement de sa population, l’île anglo-normande souhaite très sérieusement construire un tunnel routier reliant son territoire à la France, en Normandie. Un projet colossal qui bouleverserait la région mais le paradis fiscal britannique a les moyens de son ambition.

Véritable serpent de mer, le projet de relier directement les îles anglo-normandes à la France a pris de l’ampleur ces dernières années, bien qu’il soit encore méconnu, surtout côté français. De Saint-Malo au département de la Manche, en passant par les îles de Jersey et Guernesey, c’est toute la baie de Granville qui verrait son visage radicalement changer, au nom du développement économique. « Actuellement, ce tunnel est ma priorité en tant que ministre », explique à La Brèche Kirsten Morel, ministre de Jersey en charge du développement économique. « Ce projet est réalisable mais nous devons absolument en discuter avec la population de Jersey, en la faisant voter par exemple ».

D’une superficie de 118 kilomètres carrés, ce bout de terre bucolique aux racines normandes et britanniques est surtout connu pour ses établissements bancaires et ses taux d’imposition très favorables aux entreprises, qui en font l’un des principaux paradis fiscaux d’Europe. Malgré sa toute-puissance économique, l’île fait face à un isolement coûteux, surtout depuis la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne en 2020. Cerise sur le gâteau, les îles anglo-normandes ne font pas partie du Royaume-Uni mais sont malgré tout sous l’autorité du roi Charles III. Une exception typiquement britannique que regrettent les autorités de Jersey. « Le Brexit a beaucoup nui aux relations internationales, d’autant que nous n’avons pas eu le droit de vote à ce sujet! », dénonce le membre du gouvernement de Jersey. « Pour nous, le Brexit ce n’est que du négatif. C’est le Royaume-Uni qui a décidé cela, nous le subissons fortement et nous devons travailler à en réduire les effets. »

Outre le retour à l’obligation d’un passeport pour les Français voulant visiter les îles plus d’une journée (et un tourisme en baisse de moitié !), l’arrivée de nouvelles frontières a aussi eu des impacts sur l’économie des Britanniques, très dépendants de la France d’un point de vue matériel et énergétique. De plus, le Brexit a fait fuir des travailleurs étrangers et le manque de main d’œuvre croissant va poser de sérieux problèmes face à l’évolution démographique locale. « Le nombre d’habitants sur l’île augmente et la population est de plus en plus vieillissante », confirme Kirsten Morel. « Nous avons besoin de personnes pour travailler ici, comme des travailleurs au service à la personne. Il faut savoir que dans les années 1990, environ 1 000 travailleurs exerçaient à Jersey et vivaient en France. Aujourd’hui ils sont une dizaine car le service de liaison par ferry s’est détérioré. » In fine, le tunnel routier permettrait donc de faire venir des travailleurs frontaliers sans avoir à les héberger, quitte à carrément construire des cités-dortoirs en Normandie… « L’éventualité d’une nouvelle ville d’environ 10 000 habitants qui se crée près du tunnel existe, mais il faudra en parler au gouvernement français », annonce le ministre, sans sourciller…

Plus de 30 kilomètres à 2,5 milliards d’euros

Les autorités de l’île se donnent une dizaine d’années pour monter le projet, chiffré à environ 2,5 milliards d’euros, et une dizaine supplémentaire – voire davantage – pour le construire. En mars 2024, les chambres de commerce de Jersey et de Guernesey (l’île voisine plus petite qui lorgne aussi sur un tunnel la reliant à Jersey) ont organisé une réunion avec des ingénieurs scandinaves spécialistes dans ce type de constructions. « Selon moi, la première étape sera la connexion entre les îles de Jersey et de Guernesey », explique Eivind Grøv, professeur et consultant pour les projets de tunnels nord-européens, qui était à Jersey à cette occasion. « Ce premier tunnel serait probablement creusé dans la roche granitique. Ensuite, l’étape beaucoup plus longue serait de relier la Normandie avec un autre tunnel, de plus de 30 km de long. » L’expert, qui a participé à l’ouvrage de Hvalfjordur en Islande ainsi qu’à la construction de quatre autres tunnels sous-marins aux îles Féroé, se veut très optimiste. « Cela améliorerait l’accès à un marché du travail plus vaste pour les insulaires et permettrait un meilleur accès à des marchés alimentaires et un accès facilité au tourisme qui a fortement chuté là-bas. »

S’il était initialement question d’un pont reliant les deux pays, l’idée du tunnel est ancrée aujourd’hui, notamment face aux épisodes de tempêtes plus récurrents dans cette partie de la Manche. Actuellement, il est possible de se rendre sur la principale île anglo-normande par bateau et par avion, l’essentiel du trafic passant par le port de Saint-Malo, en Bretagne. Côté français, le principal soutien politique au projet est le député LR de la Manche Philippe Gosselin, qui est aussi président du groupe d’études sur les îles anglo-normandes à l’Assemblée nationale. S’il n’a pas donné suite à nos sollicitations, ce dernier a reçu au palais Bourbon, le 14 février 2024, avec d’autres députés une délégation anglo-normande pour discuter du projet. Une rencontre durant laquelle le financement a dû être évoqué, tant il est important étant donné que Jersey ne pourra l’assumer seule, malgré son statut de paradis fiscal. « Pour les financements, il y aura évidemment des fonds privés mais aussi des aides du gouvernement de Jersey, du département de la Manche, de l’État français voire même de l’Union européenne », s’avance le ministre de l’Économie de l’île.

Si en coulisses le projet paraît avoir des appuis, le littoral normand ne semble pas croire réellement au projet, jugé même fantaisiste. « Le tunnel ira de Saint-Hélier à Gouville-sur-Mer mais je crois que les habitants de Gouville ne sont pas du tout au courant », révèle le ministre Kirsten More. « Cela peut changer leur ville, un matin ils se réveilleront avec un grand truc sur la plage (rires) ! ». La petite commune d’à peine 3 000 habitants, célèbre pour ses cabanes de bord de mer colorées et ses huîtres, semble ignorer les plans du ministre de Jersey, à commencer par son maire. « C’est énorme comme projet, ce serait le top pour ma commune », réagit l’élu François Legras, qui soutient Les Républicains. « Nous avions évoqué ce sujet en conseil municipal avec l’ancienne équipe mais pas de nouvelles depuis… On trouvera bien une entrée ou une sortie quelque part à Gouville ! ». Les arguments économiques semblent faire mouche mais quid de l’écologie ? « À Gouville, ils ont les pieds quasiment dans l’eau aujourd’hui. Le recul du trait de côte est énorme. La commune n’a pas encore compris que pour préserver leur importante ostréiculture, il fallait être beaucoup plus vigilant sur l’environnement et l’écologie », nuance Alain Millien, administrateur de l’association Manche-Nature.

En tant qu’acteur du projet, Eivind Grøv se veut très rassurant sur d’éventuels impacts, notamment du côté des forages que nécessiterait une telle infrastructure. « Un tel tunnel entièrement creusé dans la roche d’un bout à l’autre n’aura aucune influence négative sur la nature », se défend-il. « Toute l’eau et la roche collectées dans le tunnel seront acheminées vers l’extérieur et passeront par une installation de nettoyage dédiée ». Un deuxième voire un troisième tunnel sous la Manche ? À Jersey, l’idée continue d’être creusée…

Guy Pichard

Illustration : Lucie Benk

Paru dans La Brèche n° 11 (mars-mai 2025)