Sortir de Gaza : payer 10 000 dollars et espérer une autorisation d’Israël

Malgré le génocide en cours, les Palestiniens sont autorisés à fuir l’enclave au compte-gouttes, sur autorisation d’Israël, et moyennant des sommes que très peu possèdent. Même pour rejoindre l’Égypte ou la France, le dernier mot revient à Israël.

Depuis une zone rurale près de Deir el Balah (Gaza), où il se réfugie depuis que sa maison à Jabaliya a été détruite, Omar* a utilisé le peu de connexion qu’il avait pour envoyer des messages vocaux. Le réseau est une denrée rare depuis qu’Israël a coupé l’électricité à Gaza. Omar, sa femme Nour* et leurs cinq enfants attendent un feu vert pour fuir vers la France. Maître de conférences à l’université islamique de Gaza, lauréat du programme « Pause » du Collège de France (soutenu par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche français) conçu pour accueillir des scientifiques et artistes vivant en zones de guerre, Omar est pourtant coincé à Gaza. « J’ai reçu et signé mon contrat en décembre 2023. J’ai cru que nous allions pouvoir quitter Gaza avec ma famille. Mais cela ne s’est pas passé comme ça. Je me demande pourquoi nous devons être impliqués dans ces problèmes politiques », soupire-t-il dignement dans son message. « Je ne comprends pas pourquoi la France ne nous aide pas à sortir d’ici. »

« Les Gazaouis doivent décrocher une triple autorisation : française, égyptienne et israélienne »

Razan Nidal, responsable du Comité national d’accueil et de soutien aux rescapés du génocide en Palestine

À l’instar d’Omar et sa famille, des centaines de milliers de personnes déplacées, privées de leur logement, affamées, assoiffées et survivant sous les bombes, tentent de fuir le génocide. Pour échapper à l’enfer de Gaza, une seule voie est ouverte : celle qui mène de Rafah (Gaza) à l’Égypte. Une condition est requise pour l’emprunter : obtenir l’accord d’Israël. Chaque personne qui prétend traverser la frontière doit apparaître sur des listes égyptiennes, préalablement validées (ou pas) par les autorités israéliennes. Et ce même si le passage n’implique pas de fouler leur sol. « Légalement, il n’y a pas besoin de permis de sortie, puisque Israël ne contrôle pas la frontière égyptienne. C’est une coordination entre Égyptiens et Israéliens », explique Razan Nidal, responsable du Comité national d’accueil et de soutien aux rescapés du génocide en Palestine.

La France a décidé de s’accommoder de cette originale maîtrise des frontières. « Le ministre (des Affaires étrangères, N.D.L.R.) a eu l’occasion d’en discuter avec ses homologues israélien et égyptien. Ces sorties ne peuvent être rendues possibles sans discussion avec les autorités israéliennes et égyptiennes », nous confirme le porte-parole du Quai d’Orsay. Dans ce cadre, le ministère travaille avec la Coordination des activités gouvernementales dans les territoires (Cogat), une unité du ministère de la Défense israélien chargée d’appliquer la politique du gouvernement israélien à Gaza et en Cisjordanie. La procédure est vivement critiquée par Razan Nidal. « Il paraît que cela est fait pour éviter des troubles à l’ordre public et pour que des terroristes ne puissent pas atterrir sur le sol français. » Mais la démarche suscite son incompréhension car « les services de renseignement et de visa français effectuent déjà une vérification. Les Gazaouis, sous les bombardements, qui vivent la famine et un génocide, doivent tout de même décrocher une triple autorisation : française, égyptienne et israélienne ».

Des familles séparées

Les critères de validation des listes restent opaques. Au moment de prendre la route, de nombreuses familles ont été séparées. Certains membres ont été autorisés à s’exiler, d’autres contraints de rester. Sarah* est arrivée en novembre 2023 à Paris. Franco-Palestinienne, elle a dû attendre 20 jours à Rafah avant d’être évacuée. À la veille de la sortie de Sarah, son mari se trouvait au nord de Gaza. « Le consulat de France m’a affirmé que lorsque mon époux arriverait à Rafah, il serait tout de suite évacué. » Sarah n’a pas le choix. Elle doit quitter les lieux sans lui pour sauver leurs enfants. « Je me suis dit : il n’y a plus aucun endroit sûr, on est très peu nourris, on a très peu d’eau potable, on doit sortir. Il nous rejoindra après… » Une fois arrivée dans l’Hexagone, elle contacte de nouveau le consulat. « Jusqu’à aujourd’hui, j’attends. Il n’apparaît pas sur les listes. Tous les jours, mes enfants me disent “j’ai fait un cauchemar, j’ai rêvé de papa”. »

Pour permettre au plus grand nombre de Gazaouis d’émigrer, des avocats se sont réunis au sein du collectif des avocats France-Palestine. Ils et elles tentent de faire respecter la doctrine française : évacuation des ascendants, descendants, conjoints de Français, ainsi que des employés de Français et leurs ascendants et descendants. « De nombreuses évacuations ont été faites sans qu’elles ne concernent l’ensemble de la famille », explique Lyne Haigar, avocate au sein du collectif. « Nous sollicitons la cellule de crise du ministère des Affaires étrangères, le consulat de France à Jérusalem… Nous faisons face à beaucoup de silence. » En décembre 2023 et mars 2024, le collectif a engagé des contentieux devant les tribunaux administratifs pour faire respecter la doctrine. « Lorsque nous essuyons un refus, nous ne recevons aucune explication », ajoute-t-elle. Interrogé, le ministère des Affaires étrangères affirme que « la France reste pleinement mobilisée pour permettre à tous les ressortissants français et agents de l’État, ainsi qu’à leurs familles, de quitter la bande de Gaza, s’ils le souhaitent ».

5 000 à 10 000 dollars, la rançon de la sortie

Dans ce contexte, plusieurs entreprises égyptiennes ont trouvé comment tirer profit du désespoir. La plus grande, Hala Consulting & Tourism, est détenue par le riche homme d’affaires Ibrahim al-Argani, un proche du président Abdel Fattah al-Sissi. Ibrahim al-Argani a longtemps dirigé l’Union des tribus du Sinaï, une milice privée opérant en soutien à l’armée égyptienne. Pour autoriser l’entrée en Égypte des Gazaouis, Hala demande entre 5 000 et 10 000 dollars environ.

Le procédé : la personne qui prétend au départ envoie une vidéo d’elle, un papier officiel dans la main, rédigé par les soins d’un avocat en Palestine, à la personne mandatée. Le document prouve à Hala la validité de la délégation. L’entreprise, lors du paiement, demande à visionner cette vidéo. Des proches doivent se rendre au Caire dans les locaux de l’entreprise et payer, uniquement en dollars et en liquide. Aucune garantie de sortie n’est apportée après cette démarche. Payer n’exonère pas de la nécessité de validation israélienne.

« C’est triste que nos frères égyptiens utilisent cette situation pour gagner de l’argent »

Bilal*, réfugié palestinien

Bilal* en témoigne. Après avoir payé 10 000 dollars pour son frère, et la même somme pour son neveu, leurs noms ont surgi sur les listes en deux semaines. Sa mère et sa sœur, pour qui Bilal a payé 14 000 dollars au total en mars 2024, n’ont toujours pas pu s’en aller. « Nous attendons encore que leurs noms soient mis sur les listes. En payant plus cher, les noms apparaissent plus vite. C’est triste que nos frères égyptiens utilisent cette situation pour gagner de l’argent », se désole-t-il.

Pour réunir ces sommes, de nombreuses familles démunies ont créé des cagnottes en ligne. Elles y publient des photos et y racontent leur situation. « Ma famille est bloquée à Gaza. Le seul moyen pour eux de partir est de payer des frais pour fuir. C’est cher et nous avons besoin de votre aide. » Une autre dit : « Sans double nationalité ou 10 000 dollars pour passer la frontière à Rafah, s’en aller n’est pas une option. » Dans une annonce, un médecin gazaoui exprime sa « honte extrême » de quêter pour ses parents, ses 4 sœurs et leurs enfants. « Je resterai à Gaza pour aider mon peuple », précise-t-il. Au total, pour sauver sa famille, il a besoin de 50 000 dollars. La rançon de la survie.

Maïlys Khider & Meriem Laribi

Illustration : Ivan Brun

* Les prénoms ont été modifiés

Paru dans La Brèche n° 8 (mai-juillet 2024)