Instances sourdes et science bafouée, la « déstabilisante » prolongation du glyphosate
La prolongation pour dix ans du glyphosate est le symbole d’une victoire des lobbies à Bruxelles. Les preuves scientifiques du danger du glyphosate existent, des solutions alternatives aussi. Elles émanent de recherches publiques et pourtant les instances ont préféré fermer les yeux. Retour sur une prolongation « à l’encontre du bon sens et des avis éclairés ».
L’Europe a prolongé l’utilisation du glyphosate pour un nouveau bail de dix ans. Une douche froide. Le premier coup de massue avait été donné en 2017, avec une autorisation pour cinq ans de la Commission européenne. « On ne pensait pas qu’on repartirait pour dix ans, cinq ans plus tard », peste Laurence Huc, toxicologue et directrice de recherche à l’Inrae, Institut de recherche public en faveur d’un développement cohérent et durable de l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. Et le temps n’aurait pas dû jouer en faveur du glyphosate : « Le glyphosate est un des pesticides les plus expertisés. En 2017, il y avait déjà des éléments pour son interdiction avec le rapport d’expertise du CIRC qui a classé l’herbicide comme cancérigène probable. Si les agences sanitaires avaient suivi cette classification, elles auraient dû enclencher son interdiction. Et depuis, l’expertise s’est encore consolidée. »
« Dans une démocratie qui fonctionne, la France aurait dû voter contre »
Les seules études francophones permettent, en effet, de se faire un avis tranché sur la question : « Il y a deux expertises majeures en France avec, en 2021, celle de l’Inserm qui valide l’implication du glyphosate dans certaines maladies (lymphomes non hodgkiniens, un rôle de perturbateur endocrinien, neurotoxique…) et celle de l’Inrae Ifremer de 2022 qui montre l’effet dévastateur du glyphosate pour les différents milieux que sont l’air, le sol et l’eau. »
L’histoire aurait pu être différente si, le 13 octobre, la France ne s’était pas abstenue dans le vote du glyphosate. « Dans une démocratie qui fonctionne, la France aurait dû voter contre », regrette la toxicologue. Le ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau, a justifié son vote en expliquant souhaiter « restreindre les usages, là où il y a d’autres solutions pour faire en sorte qu’il y ait moins de glyphosate ». Un argument peu convaincant aux yeux de Laurence Huc : « Depuis 2008, on a mis en place des plans écophyto pour rendre l’agriculture moins dépendante aux pesticides. Restreindre les usages c’est bien, mais l’interdiction aurait permis d’accélérer le processus. On n’est plus au stade des promesses, on veut des actes. »
La Confédération paysanne qui avait appelé la France à voter contre tire dans le même sens : « La France a toujours cette position de ne pas interdire tant qu’il n’y a pas d’alternative, mais si on ne fixe pas un horizon proche pour l’interdiction, la recherche sérieuse d’autres solutions ne se fait pas. »1 On peut tout de même citer le rapport d’agronomie de l’Inrae rédigé en 2017 qui présente certains leviers pour une agriculture sans glyphosate. « Les solutions pour s’en passer existent. Dans le rapport de 2017, une estimation économique est effectuée et vient contredire tous ceux qui disent que ce n’est pas possible », détaille la toxicologue.
Des « enquêtes scientifiques réalisées avec de l’argent public » qui n’ont « aucun poids »
Avant l’annonce de la Commission européenne du nouveau bail de dix ans, mi-novembre, le groupe allemand Bayer, qui a racheté Monsanto en 2018, s’était montré « confiant ». Il avait de quoi. L’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a expliqué dès juillet ne pas avoir identifié de « préoccupation critique » susceptible d’empêcher l’autorisation de l’herbicide. « L’Efsa a fait le tri dans le mauvais sens. Elle a écarté 90 % des études indispensables qui allaient contre l’utilisation du glyphosate, même celles de l’Inserm ou de l’Inrae. C’est déstabilisant. Ces enquêtes scientifiques sont réalisées avec de l’argent public et pourtant, elles n’ont aucun poids », confie Laurence Huc.
Le rôle de l’Efsa interpelle : « Ce sont des agences d’État. On peut attendre qu’elles se positionnent dans le sens de la protection sanitaire. Pourtant, on voit une cécité de ces instances, sans état d’âme. » La mission même du scientifique s’en retrouve perturbée : « Je suis devenue chercheuse pour prévenir la population de maladies et notamment de cancers. Les résultats des scientifiques doivent avoir un impact et accompagner des choix de société. Ne pas être écouté, ça heurte, car nous avons un rôle de prévention. » À l’heure actuelle, ce rôle est dévoyé et le chercheur se retrouve plutôt à tenter de limiter les dégâts.
Alors, que faire ? « Il en revient aux citoyens de voter pour des politiques soucieuses de l’environnement. Il faut des politiques publiques fortes pour un virage sur le bio et un plaidoyer pour notre santé. Des politiques clairement engagées dans un véritable choix de société. Les lobbies font bien leur boulot, mais selon les partis politiques on laisse plus ou moins la porte ouverte. Au plan européen, c’est compliqué. Les pays de l’Est ont laissé la porte ouverte sur la problématique des pesticides. » La solution pour changer de manière durable les regards sur le glyphosate est pour Laurence Huc de « convaincre les agriculteurs qui sont les premières victimes de ces produits phytosanitaires et les accompagner dans la transition vers une agriculture plus vertueuse. »
La FNSEA a besoin du glyphosate pour… « la lutte contre le changement climatique »
Cela ne se fera pas avec l’aide de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), dont le président, Arnaud Rousseau, a rappelé dans une lettre ouverte à Emmanuel Macron le 11 octobre, son souhait d’une « réhomologation du glyphosate au niveau européen ». Son argument ? « Gravir l’Everest que représente le double défi de la souveraineté alimentaire et de la lutte contre le changement climatique ». Fallait oser. Une sortie qui fait bondir la toxicologue Laurence Huc : « Cela va à l’encontre de l’avis de mes collègues agronomes car le glyphosate participe à la sixième extinction de masse. » Un discours qui a été malheureusement plus audible que celui des scientifiques… en tout cas plus écouté.
Mi-novembre, sans surprise, l’Union européenne a annoncé la prolongation du glyphosate pour un nouveau bail de dix ans. Pour faire bon effet, il est précisé « sous réserve de certaines nouvelles conditions et restrictions ». Personne n’est dupe. « Cette position est une trahison, sans surprise, de la promesse [de sortir du glyphosate sous trois ans] faite par le président de la République [Emmanuel Macron] en 2017 », rappellent les ONG Foodwatch et Générations futures2. L’organisation Pesticide Action Network (PAN) Europe va contester cette nouvelle autorisation devant la Cour de justice de l’UE. « En réapprouvant le glyphosate, la Commission européenne montre qu’elle est du côté de l’agro-industrie. Des arrêts récents de la Cour de justice de l’UE confirment que la priorité doit être accordée à la santé humaine et à l’environnement, alors que le principe de précaution est à la base des politiques en matière de pesticides. La Commission européenne a simplement fait le contraire », a alors déclaré Martin Dermine, directeur exécutif de PAN Europe. Avec la vitesse de la justice européenne, le comble serait que ça prenne dix ans…
Clément Goutelle
Illustration : Max Lewko
- « Prolongation de l’autorisation du glyphosate en Europe : la France s’abstient, le vote des 27 reporté », La Tribune, 13 octobre 2023 ↩︎
- « Le glyphosate autorisé pour dix années supplémentaires dans l’UE par la Commission européenne », Le Monde, 16 novembre 2023 ↩︎
SDHI : « Quand on met sur le marché de tels produits, on finit par compter les victimes »
Le boscalid inonde toujours les cultures malgré les alertes des scientifiques, comme nous l’avons expliqué dans notre numéro précédent. En France et en Europe, les autorités sanitaires tardent à se positionner sur sa dangerosité. « Le boscalid fait partie des SDHI (N.D.L.R. : sigle qui désigne les inhibiteurs du succinate déshydrogénase) qui bloquent la respiration cellulaire. Cette respiration est à la base de la vie. Des éléments sont connus depuis 1995. On sait que la santé humaine est impactée par une hydrogénèse qui fonctionne mal, avec pour conséquence : maladies neuropathiques, cancers... », détaille la toxicologue Laurence Huc.
Toutes ces données n’apparaissent pas dans les dossiers réglementaires des SDHI : « On autorise des substances en allant à l’encontre de tout bon sens et d’avis éclairés. Quand on met sur le marché de tels produits, on finit par compter les victimes dans des études épidémiologiques. Les SDHI ne se limitent pas à tuer les champignons invasifs. Ils attaquent les abeilles et les vers de terre. Les SDHI comme les néonicotinoïdes sont des substances très actives, des molécules très efficaces. Même si on baisse le tonnage, ça ne réglera pas le problème. »
« Il faudrait une agence de réglementation mondiale »
Le glyphosate est un vieux serpent de mer. « L’usage du glyphosate a augmenté à partir des années 1970 avec l’utilisation de plans de maïs OGM résistants à l’herbicide de Monsanto. Déjà des préoccupations ont émergé, mais ce n’était pas encore un enjeu majeur, en raison de son usage alors limité », confie la toxicologue Laurence Huc. Tout a bien changé depuis : « Entre 1970 et maintenant, l’usage a été multiplié par 100. Avec cette utilisation massive, la contamination s’est généralisée. »
La fabrique du doute s’est rapidement mise en place : « En 2013, quand Monsanto a appris que le CIRC préparait une étude sur l’impact du glyphosate, l’entreprise américaine a lancé la production d’études leurres. Des études écrites par eux et signées par des scientifiques rémunérés pour cela. Ils ont créé du doute en produisant des données contradictoires. C’est l’activité de lobbying par la preuve. » Et même quand certaines substances sont interdites, tout n’est pas réglé. « Les Européens vendent en Afrique et en Asie des pesticides qu’ils ont interdits en Europe, pour écouler les stocks ou certaines substances qu’ils fabriquent encore... Pourtant, si on les a retirés, c’est que l’on connaît leur impact désastreux. » La France a en effet autorisé en 2022 l’exportation de près de 7 500 tonnes de pesticides interdits sur le territoire national, comme l’a révélé l’ONG suisse Public Eye. Face à ce constat désolant, Laurence Huc ne voit qu’une solution : « Il faudrait une agence de réglementation mondiale. »
Rejet surprise du règlement sur l'utilisation durable des pesticides
Le Parlement européen devait se prononcer le 22 novembre à propos du règlement sur l’utilisation durable des pesticides – surnommé SUR – texte clef du Pacte vert. Passé bien inaperçu à côté de la prolongation du glyphosate mais pas moins important puisque ce texte devait permettre de mettre en place des objectifs contraignants de réduction des pesticides de l’ordre de 50 % (65 % pour les plus dangereux) dans l’Union européenne d’ici 2030 et de les interdire dans les zones sensibles. Il concernait également l’interdiction de l’export des pesticides interdits. À la surprise générale, il a été rejeté par les eurodéputés. « La droite dans son ensemble, ainsi qu’une partie des socialistes, a vidé le texte de son sens, protégeant l’agrobusiness au détriment de l’environnement et de la santé [...] Ma proposition d’interdiction de l’exportation des pesticides interdits sur le sol de l’UE est une victime collatérale de ce fiasco », a réagi sur son site l’eurodéputée d’Europe Écologie Les Verts (EÉLV), Michèle Rivasi (N.D.L.R. décédée subitement le 30 novembre dernier). Il ne reste alors qu’une chose à faire : « Formuler une nouvelle proposition de régulation dédiée à l’interdiction d’exportation de ces produits interdits au sein de l’Union européenne. » En espérant que quelqu'un prenne le relais...