À bord de l’Ocean Viking : « Homme libre, toujours tu chériras la mer ! »
La Brèche a embarqué une dizaine de jours à bord du bateau de sauvetage de l’ONG SOS Méditerranée cet été. La période estivale étant la plus propice aux traversées de ce qui est devenu la route migratoire la plus dangereuse au monde, la semaine du 20 au 28 août fut logiquement agitée, malgré une mer calme. Durant l’hiver, les traversées continuent, des drames se déroulent sans discontinuité, dans l’ombre d’une actualité qui regarde ailleurs.
Dimanche 20 août – Port de Syracuse
Cochon grillé sur le pont dès 8 heures le matin, en même temps qu’une réunion de l’équipage. Nouvelle journée d’attente sur le port italien. L’air conditionné étant en panne, les autorités transalpines refusent avec beaucoup de zèle de laisser partir le bateau. Soyons reconnaissants envers les fonctionnaires de la Botte de prêter tant d’attention aux conditions de travail des salariés de l’ONG… Il fait plus de 35 degrés sur les quais siciliens, où l’Ocean Viking patiente entre des yachts de luxe de la jet set locale et le Panama, énorme ferry de la MSC. Eux, au moins, n’ont pas de problème de clim’ et gardent leur moteur allumé constamment, avec panache (de fumée). Ce repos contraint est tout de même bienvenu pour l’équipage de l’unique navire de l’ONG européenne, car avec 638 personnes secourues quelques jours avant, les corps et les esprits sont logiquement éprouvés. Appelé cette fois-ci à l’aide par les garde-côtes italiens, l’Ocean Viking avait alors « battu son record » en matière de sauvetages.
Lundi 21 août – Syracuse
Réunion sur le pont à 9 h 30. Albert, le Search and Rescue Coordinator, explique que l’air conditionné est bloqué aux douanes. Décidément, l’administration transalpine… 11 heures. Livraison de l’eau potable par centaines de bouteilles. Forcément, avec la clim’ en panne et la canicule, c’est dans la bonne humeur qu’est envoyée la précieuse ressource à la cale. 17 heures : l’air conditionné est arrivé et monté dans la foulée ! Branle-bas de combat, le navire mouillera devant le port de Syracuse pour la nuit et démarrera son périple le matin suivant. Un vent de fraîcheur souffle sur le moral de l’équipage…
Mardi 22 août – 22 milles nautiques à l’est de Syracuse
Briefing du matin : la météo, la clim’ qui fonctionne, et surtout la présence de frégates de la marine turque vers Kohms en Libye, captures d’écran à l’appui. Celles-ci ont réduit quasiment à néant le trafic maritime… 14 heures. L’Ocean Viking stoppe sa route dans les eaux italiennes, trois zodiacs semi-rigides sont alors mis à l’eau ! L’occasion de secourir le malheureux Oscar, jeté par-dessus bord à cinq reprises et secouru dans la foulée. Cet entraînement, dont Oscar était l’acteur principal, permet aux équipes de répéter les gestes qui sauvent, avec précision et discipline. Au coucher du soleil, des dauphins apparaissent à l’arrière du bateau, pour le plaisir de tous.
Mercredi 23 août – 70 milles au sud de Lampeduza
Briefing matinal détendu, les conditions pour arriver dans les zones de sauvetage aux abords de la Libye sont bonnes. Gwladys, la sage-femme du navire, a encadré un apprentissage de préparation de lait maternisé… ainsi que la lecture de sa notice en italien. L’occasion de voir des marins se marrer. 11 heures. Première alerte à la sortie des eaux maltaises ! Les guetteurs sur le pont aperçoivent une masse suspecte, quelques sauveteurs se mettent en tenue mais non, l’embarcation est vide. L’Ocean Viking tourne autour de la cible, en quête de survivants accrochés ou de corps flottants, en vain. 19 heures. Traversée des parcs de puits de pétrole dont les sommets crachant des flammes éclairent l’horizon. La Libye se rapproche doucement… l’avion de reconnaissance d’une autre ONG, Sea Birds 2, n’a rien signalé, les prochaines heures s’annoncent calmes. Cette attente, appelée « l’adrénaline du bip » chez les pompiers, aurait à bord l’allure d’une « drôle de mer ».
Jeudi 24 août – 40 milles au nord de Zouara
Avec cinq appels d’embarcations en détresse à partir de 2 h du matin, la nuit a été courte pour une partie de l’équipage. Midi. La journée s’emballe, deux embarcations sont en détresse. La première est un « boudin » avec 110 personnes à cheval dessus, la suivante en contient 113. Sans les secours, le « boudin » n’aurait pas tenu une heure… 15 heures. Nouvel appel, une cinquantaine de personnes sont sur un bateau en bois… Cette embarcation sera l’objet d’intenses négociations entre les gardes-côtes italiens et libyens, ces derniers affrétant même un navire, le Fezzan. Cadeau de l’Italie à Tripoli, celui-ci a déjà tiré à quelques milles des réfugiés et des sauveteurs le mois dernier… Forcément, ça plombe l’ambiance. Après une heure d’attente au milieu de l’eau, les négociations italo-libyennes avec la passerelle aboutissent ! Les réfugiés sont ramenés à bord, portant le total à 272 personnes secourues en une demi-journée. Décidément sans gêne, les autorités italiennes ordonnent à l’Ocean Viking de débarquer tout ce petit monde à Gênes justement, à près de quatre jours de navigation de la zone de sauvetage. Pourquoi l’Italie s’embêterait à transporter ces exilés alors qu’une ONG peut s’en charger ?
Vendredi 25 août – 25 milles au sud-ouest de Lampeduza
Vers 5 heures. Après une nuit saturée en messages de détresse, avec l’aube apparaissent des embarcations, plus sommaires les unes que les autres. Malgré l’interdiction de l’Italie faite aux ONG de multiplier les sauvetages, les lois internationales de la mer prennent le dessus et l’urgence pousse les zodiacs à aller à la rencontre d’une quinzaine de « bateaux » en dix heures, à 20 milles à la ronde. En coopération avec la Garda Corstiera italienne, le total d’exilés sur l’Ocean Viking grimpe alors à 439, sans compter ceux déposés sur les trois navires italiens. Face à ces personnes déshydratées et parfois affamées, les équipes de la Croix-Rouge internationale ont fort à faire sur le pont. Douleurs chroniques, infections, détresse psychologique et cinq femmes enceintes ainsi que 53 mineurs à accompagner. Deux salles, deux ambiances. Vers midi, le Dattilo, navire principal des garde-côtes sur place, annonçait à la radio ne plus pouvoir agir, avec plus de 800 personnes recueillies à bord… Contraint de quitter la zone, l’Ocean Viking devra donc déposer selon les ordres italiens plus d’une centaine de ses rescapés à Vibo Valentia en Calabre puis monter directement à Gênes… en traversant une tempête, sans avoir légalement le droit de la contourner !
Vendredi 25 août – 15 milles au sud-est de Marsala
8 h 15. Réunion de crise pour l’équipage car une fois une partie des rescapés déposée à Vibo Valentia, l’Ocean Viking devra traverser la mer Tyrrhénienne où sévissent des vents violents et de la houle qui mettront en danger les réfugiés sur le pont. Les équipes de la Croix-Rouge internationale ont donc « trié » les personnes à déposer en priorité car elles ne pouvaient pas affronter quelques jours supplémentaires en mer. Le soir, une « fête » est organisée durant laquelle bon nombre des rescapés se mélangent et chaque nationalité présente sur le navire a le droit à sa musique locale, en plus des rations de survie !
Samedi 26 août – Port de Vibo Valentia
10 heures. Quel spectacle à l’arrivée dans ce magnifique port de Calabre. Digne d’une carte postale. Entre yachts de luxe, petits bateaux de pêche, navires de la police et des douanes, l’Ocean Viking détonne. À bord, les réfugiés sont d’humeur festive et saluent les Italiens à quai, moins démonstratifs. Ce sont près de 185 personnes qui sont débarquées, accueillies par la Croix-Rouge italienne et beaucoup de forces de l’ordre. À bord du navire, l’agence européenne des garde-frontières et des garde-côtes Frontex et la Guardia di Finanza font le forcing pour obtenir des photos des embarcations en mer. Pour eux, chaque personne près d’un moteur lors des traversées est considérée comme un passeur. Pratique pour expulser ensuite facilement… Mais quel passeur se risquerait à traverser la Méditerranée ainsi ?! Grande nouvelle au cours de la journée, le débarquement des autres rescapés est finalement autorisé le lendemain… à Naples ! L’Italie, terre de suspense.
Dimanche 27 août – Port de Naples
Deuxième arrivée vers midi dans un port autrement plus grand, entre cargos et immenses bateaux de croisière. Le port napolitain fait son effet sur les réfugiés, qui rêvent de football et surtout d’une vie meilleure. Les 254 personnes restantes à bord sont débarquées et le comité d’accueil est massif. Des tongs sont offertes, car beaucoup sont pieds nus. Le capitaine du navire et le responsable des secours passeront onze heures à eux deux en « audition » avec la police italienne… avant d’être libérés, tout étant en règle. L’équipage a parfaitement respecté le droit international durant sa folle semaine. Une sortie nocturne pour décompresser s’impose, mais tout ne doit pas s’écrire !
Texte et photos : Guy Pichard
Une rentrée en mer agitée
Depuis cet été, l’Ocean Viking et son équipage ont d’abord été en pause technique à Marseille, l’occasion de rencontrer le pape François (excusez du peu) et de lui offrir un gilet de sauvetage siglé au nom du bateau. Après cela, les opérations en mer ont repris dans une exposition médiatique moins importante. Ainsi, le 10 septembre, 68 personnes ont été secourues, puis 47 fin octobre, 75 début novembre, 128 à la mi-novembre… Coincées dans une actualité faite de conflits, de crises climatique et économique et face à une Europe qui se mure toujours plus, les ONG telles que SOS Méditerranée mais aussi les Allemands de Sea-Watch naviguent bien seules. C’est bien l’Italie qui est leur plus féroce adversaire, surtout depuis l’arrivée de la Première ministre d’extrême droite, Giorgia Meloni, et son décret passé avec la stratégie des « ports éloignés ». En clair, forcer les navires à débarquer les naufragés le plus loin possible en leur interdisant de ralentir ou de dévier de l’itinéraire pour aller aider une autre embarcation, sous peine de détention et d’amendes. C’est sournois et ça paye, bon nombre de navires humanitaires ne peuvent s’y contraindre devant le drame qui se déroule sous leurs yeux. Ainsi, le 15 novembre l’Ocean Viking a été immobilisé en Italie pour 20 jours avec une amende de 3300 pour « avoir sauvé des personnes en détresse » au large de Lybie, selon l’ONG. De plus, pendant qu’ils traversent la Méditerranée pour déposer les personnes secourues, ils ne sont pas dans les zones sensibles. Depuis dix ans, on dénombre près de 30 000 morts et disparitions, et plus de 2 000 cette année; un triste record. Charles Baudelaire écrirait-il encore : « Homme libre, toujours tu chériras la mer ! » dans son poème « L’Homme et la Mer » aujourd’hui ?