Yémen – Palestine, le double jeu embarrassant des Houthis

Depuis plus de neuf ans, le Yémen est ravagé par une guerre civile qui s’est transformée en conflit régional, puis mondial, qui a causé près de 400 000 morts. Relativement peu médiatisé, ce pays est pourtant revenu au centre de l’actualité internationale à la suite des attaques en mer Rouge en réponse au blocus de la bande de Gaza. De quoi créer une nouvelle étape dans les guerres yéménites avec des bombardements anglais et américains… De son côté, la France, avec les intérêts de Total à défendre, avance à pas feutrés.

« Les seules fois où le monde s’est intéressé au Yémen, ça n’a jamais été à cause de ce qui se passait chez nous, mais par des faits extérieurs. Ça en dit long sur la perception et la préoccupation de la communauté internationale pour notre situation. » Cynique, Nadwa Dawsari exprime cependant une frustration partagée par des millions de Yéménites. « Il a fallu qu’un citoyen saoudien, Jamal Khashoggi (N.D.L.R. Le journaliste saoudien s’opposait fermement à l’intervention au Yémen), soit assassiné pour qu’on s’intéresse à la guerre au Yémen. Et encore, cela a été fait par le prisme de l’Arabie saoudite ! Aujourd’hui, on a une situation similaire avec la tragédie de Gaza et les répercussions au Yémen à la suite des attaques des bateaux en mer Rouge par les Houthis. »

Analyste et chercheuse ayant collaboré un temps avec les Nations Unies, Dawsari est l’une des rares voix critiques envers toutes les parties du conflit : « J’ai averti sur les crimes commis par les Houthis depuis le début. Avant même qu’ils ne s’emparent de la capitale ! » Mouvement politique et armé basé dans le nord du pays, les Houthis ou Ansar Allah – les partisans de Dieu – se sont emparés de Sanaa le 4 septembre 2014, puis d’une majeure partie du littoral ouest sur la mer Rouge.

Le coup de pouce maladroit de la communauté internationale aux Houthis

Profitant de la faiblesse du gouvernement légitimement reconnu et ayant fui dans le sud, à Aden, et des divisions au sein de la coalition arabe menée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, les Houthis se sont solidifiés au fil des années. Ils ont également bénéficié d’un coup de pouce de la communauté internationale qui a œuvré pour les accords de Stockholm, en décembre 2018, afin d’imposer un cessez-le-feu immédiat. « La coalition et les forces gouvernementales avaient acculé les Houthis et étaient sur le point de récupérer Al-Hodeïda », explique Dawsari. « Les États-Unis en tête ont insisté pour un cessez-le-feu et ainsi permettre aux Houthis de garder la ville et le port par lequel était acheminé l’essentiel de l’aide humanitaire. C’était une terrible erreur qu’ils regrettent aujourd’hui. »

Deux mois après la mort du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, assassiné le 2 octobre 2018, et les polémiques en découlant sur la brutalité et les crimes opérés par l’Arabie saoudite – notamment à travers des bombardements aériens ayant visé des civils et des infrastructures élémentaires –, les accords de Stockholm marquèrent effectivement un tournant dans la guerre au Yémen et accordèrent aux Houthis un répit salvateur. « Ils étaient affaiblis et ont eu le temps de se remplumer », estime Khaled Al-Yamani, ancien ministre des Affaires étrangères. « Les dynamiques locales n’étaient pas assez prises en compte par la communauté internationale. C’est ce qui crée la situation actuelle. »

« Maudits soient les Juifs ! », ce slogan des Houthis

Dès leur marche vers la capitale, les Houthis placardèrent un peu partout le slogan de leur fondateur, Hussein Al-Houthi : « Gloire à Dieu ! Mort à l’Amérique ! Mort à Israël ! Maudits soient les Juifs, victoire à l’Islam ! » Si personne ne s’accorde sur l’origine exacte des paroles1, la formule n’a jamais changé. « Quand ils parlent des Juifs, ils visent Israël. Il y a une longue histoire commune puisque le nord du Yémen abritait une importante communauté juive », explique Ahmed Al-Shami, ancien conseiller économique des Houthis.

Des clips publicitaires de recrutement promettant de tout faire pour libérer la Palestine

Successeur de Hussein, son jeune frère Abdul-Malik a toujours évoqué la cause palestinienne dans ses discours publics. « Lorsque j’étais ambassadeur américain à Sanaa, ils avaient organisé une petite manifestation en chantant : “Mort à l’Amérique ! Mort à Israël !” Il était impossible de communiquer avec les Houthis. Sauf qu’à l’époque, c’était un mouvement marginal », se souvient Edmund Hull, nommé spécialement par George W. Bush au Yémen.

Survivant à deux décennies de guerres, entamées dès 2004 par le gouvernement yéménite, les partisans de Dieu ont depuis acquis un savoir-faire unique pour tirer à leur avantage chaque événement. « Il n’est pas question de nier l’importance de la Palestine dans leur doctrine. Néanmoins, ils vont l’utiliser à leurs fins personnelles », juge Nadwa Dawsari.

Le conflit impacte Amazon, Ikea, Tesla…

Le 19 novembre 2023, les Houthis s’emparent d’un bateau sillonnant la mer Rouge, le Galaxy Leader. Navire britannique opéré par une société japonaise, le Galaxy est notamment détenu par une compagnie (Galaxy Maritime Ltd., elle-même possédée par Ray Car Carriers) dont le copropriétaire est un homme d’affaires israélien, Abraham Ungar. Une trentaine d’autres attaques de navires a suivi, bouleversant le trafic maritime d’une des routes commerciales les plus utilisées au monde2. Plusieurs compagnies, dont les géants Maersk ou Hapag-Lloyd, ont ainsi ordonné des changements d’itinéraires en contournant finalement l’Afrique, ce qui a occasionné des coûts supplémentaires et des retards. Ikea a dû publier un communiqué sur le sujet tandis que Tesla a annoncé la suspension de la production dans son entreprise européenne du 29 janvier au 11 février.

En réponse, une coalition internationale d’une vingtaine de pays s’est formée pour « faire office de gendarme routier patrouillant en mer Rouge et dans le golfe d’Aden ». Pas un souci pour les Houthis qui expliquent « continuer leurs attaques sur tous les bateaux à destination d’Israël tant que le blocus de la bande de Gaza ne sera pas totalement levé ». Un argumentaire et des actes ayant déclenché une popularité considérable au sein du monde arabe et de la population locale, à un moment où le régime d’Ansar Allah était vivement critiqué pour ses arrestations arbitraires, sa brutalité et sa corruption.

« Les Houthis préparent des attaques dans les terres yéménites »

Profitant de cette ferveur, les Houthis ont lancé des clips publicitaires de recrutement pour le « saint Jihad » en promettant de tout faire pour libérer la Palestine. En réalité, ce sont plusieurs dizaines de milliers de soldats – environ 45 000 – qui furent immédiatement positionnés en direction de Mareb, la région riche en hydrocarbures échappant à leur contrôle. D’autres offensives et incursions ont également débuté sur la côte ouest de Tihama et dans des territoires au sud, notamment à Shabwa. « Tout le monde se focalise sur la mer Rouge en oubliant que les Houthis préparent des attaques dans les terres yéménites. Et quelle réponse la communauté internationale apporte ? Des bombardements aériens ! Ce qui n’a pas marché avec la coalition arabe et dont les Houthis vont pouvoir se servir afin de passer pour des victimes », se désole Dawsari.

Anglais et Américains ont effectivement bombardé des positions houthis (aéroport, camp militaire, dépôt supposé de munitions) depuis le 12 janvier 2024, faisant au passage cinq morts lors de la première salve. Des « martyrs » pour Ansar Allah qui a de nouveau été désigné le 17 janvier 2024 par le département d’État américain comme un « groupe terroriste ». Pas de quoi stopper les Houthis, toujours soutenus par l’Iran, ni la guerre au Yémen, qui n’a toujours aucune proposition sérieuse de paix après plus de neuf ans de combat et près de 400 000 morts.

Romain Molina

Illustration : Camille Jacquelot

Paru dans La Brèche numéro 7 (février-avril 2024)

  1. Plusieurs versions existent. Hussein Al-Houthi aurait prononcé ces mots après le début de la seconde intifada palestinienne en 2000 ou après le 11 septembre 2001 ↩︎
  2. Près de 15 % du commerce maritime mondial transite par le détroit de Bab el-Mandeb qui borde le Yémen ↩︎
FRANCE : UNE POSITION LIÉE AUX « INTÉRÊTS DE TOTAL »

Patrouillant en mer Rouge, la frégate française Languedoc a abattu deux drones houthis dans la nuit du samedi 9 décembre. Dix jours plus tard, la France faisait partie de l’opération Prosperity Guardian menée par les États-Unis, une « initiative multinationale de sécurité » placée sous l’égide du CMF, les forces maritimes combinées, un conglomérat de 39 pays incluant la France qui comprenait déjà plusieurs task forces au large du golfe d’Aden.

Ouvertement critique envers les actions des Houthis du temps de son précédent ambassadeur, Jean-Marie Safa, la France a toutefois été plus mesurée depuis son remplacement par Catherine Corm-Kammoun, le 13 septembre 2023. Multipliant les réunions avec le gouvernement légitimement reconnu, l’ambassadrice a une position plus feutrée sur le Yémen en général. Preuve en est le 4 janvier 2024, lorsque la France ne s’est pas jointe à la déclaration commune de 12 pays (incluant pourtant ses alliés traditionnels comme l’Australie, le Canada ou les États-Unis) implorant un cessez-le-feu immédiat des Houthis. Plusieurs ambassadeurs étrangers se questionnent quant à la position française et aux intérêts de Total, premier partenaire économique historique du gouvernement yéménite qui souhaite reprendre pleinement ses activités d’exploitation, gazière notamment. « Le changement d’ambassadeur n’est pas neutre », pointe l’un d’entre eux en se demandant « si la France ne dresse pas sa politique yéménite selon les intérêts de Total ».