« Un écocide en Ukraine ! » : comment défendre la liberté et l’écologie pendant la guerre ?

Ecological Platform est un collectif écologiste et anarchiste ukrainien fondé en 2015 à Lviv. Il est l’un des rares groupes à porter une critique radicale du « totalitarisme technologique » et de la destruction écologique en Ukraine. Depuis février 2022, ses membres ont rejoint le front – parfois en tant que volontaires – contre l’armée russe. Lors d’une permission, nous nous sommes entretenus avec trois d’entre eux, à Kyiv.

La guerre engagée par Vladimir Poutine et l’armée russe depuis 2014, et à plus forte raison depuis février 2022, a eu des répercussions écologiques majeures et pérennes. C’est un sujet rarement abordé en période de conflits. Que pouvez-vous en dire ?

« Un écocide perpétré par le régime russe est en train d’advenir en Ukraine. Ce sujet reste très marginal dans le traitement médiatique occidental. L’artillerie et les bombardements polluent durablement des dizaines de milliers de kilomètres carrés de terres par des métaux lourds et des produits chimiques qui y demeureront pendant des décennies voire plus. Des populations d’animaux sont décimées (50 000 dauphins seraient morts depuis février 2022 dans la mer Noire). Des bois et des forêts partent en flammes.

Paradoxalement, la situation écologique de certains milieux vivants s’est parfois améliorée. Nous constatons par exemple une augmentation de la population d’espèces menacées, comme les loups qui seraient passés de 1 000 à près de 6 000 depuis deux ans. Les faisans seraient également en voie de multiplication. Dans les champs abandonnés près de la ligne de front, la faune sauvage est quelquefois en plein essor. Mais cela ne doit pas cacher qu’une destruction massive de forêts protégées est en cours, par exemple dans la région de Kherson-est qui est en zone occupée par l’armée russe. Ces lieux ont subi de lourds bombardements, des tirs d’artillerie en grand nombre avec des munitions incendiaires au phosphore qui ont pour conséquence de défolier et brûler les arbres, de carboniser les sols, empêchant quiconque de s’y cacher. »

La guerre est une « recherche de puissance » technologique, économique et politique. Comment conciliez-vous la résistance à l’invasion de l’armée du Kremlin avec une perspective de critique du développement technologique ?

« Si l’armée russe nous combattait avec des arcs et des lances, nous les combattrions volontiers avec les mêmes armes. La vie de millions d’êtres humains ne serait pas engagée ou meurtrie, la nature ne serait pas mutilée comme elle l’est actuellement. Mais vous voyez bien qu’il y a une réalité que nous n’avons pas choisie. Dans notre cas, le recours au “pacifisme” signifierait la victoire de l’armée russe.

Nous avons toutes les raisons de détester les technologies de la guerre moderne : drones kamikazes, armes avec lunettes à vision thermique et nocturne, etc. Plusieurs soldats d’infanterie expérimentés nous ont déjà dit sur le front que les drones ont rendu le champ de bataille encore plus incertain et affreux. Mais si nous ne les utilisons pas, l’asymétrie technologique peut vite se transformer en défaite stratégique. Cela rejoint le constat du penseur et activiste Théodore Kaczynski : vouloir endiguer le “progrès technologique” à partir d’un seul pays, c’est courir le risque de voir d’autres pays en profiter pour prendre militairement ou politiquement le dessus. Si la désescalade technologique doit effectivement être localement ancrée, elle doit aussi avoir une dimension transnationale.

« Les drones ont rendu le champ de bataille encore plus incertain et affreux »

Nous avons bien conscience que les drones et de nombreuses technologies ayant pénétré le tissu social pendant cette guerre seront plus facilement réutilisés par les services de police et de renseignements dans un contexte de paix. Le moment sera alors venu de redoubler de vigilance et de combattre leur utilisation.

Malgré la guerre, les anarcho-écologistes ukrainiens visent à la constitution de mouvements populaires pour instituer un changement de modèle de société. Car, s’il est encore pensable ici, il ne l’est déjà plus en Russie : le régime a provisoirement verrouillé toute possibilité de transformation sociale. Si l’armée russe gagne cette guerre, les possibilités de basculements révolutionnaires de notre société et de celles de nos voisins s’éloigneront aussi.

Les détracteurs sont nombreux à nous renvoyer ce paradoxe : le recours à un système technologique militaire que nous critiquons par ailleurs. C’est en réalité assez simple : pour continuer à faire du militantisme (y compris techno-critique), à questionner nos institutions et à défendre notre autonomie, nous devons gagner la guerre contre la Russie. Car, dans une dictature, cela serait difficile, voire impossible pour un laps de temps inconnu. »

La critique écologiste est-elle audible en Ukraine et comment évolue-t-elle ces dernières années ?

« En Ukraine, la population considère largement le progrès technologique comme un bien ultime. C’est, entre autres, l’un des héritages du colonialisme soviétique, de ses pénuries multiples et de son échec économique structurel. Les gens, ici, veulent généralement vivre “comme en Europe”. C’est-à-dire dans l’abondance de biens matériels : ils ne veulent plus d’une bureaucratie corrompue qui faisait partie de cet héritage.

D’un point de vue militant, nous sommes la seule plate-forme qui critique ouvertement la technologie dans la sphère écologiste. Mais le débat public évolue. Même si cela reste balbutiant, il apparaît ces dernières années de plus en plus de canaux de discussion cryptés ukrainiens questionnant la fuite en avant dans le progrès technologique et la croissance économique.

Ceci dit, l’Ukraine est traversée depuis des décennies par un mouvement écologiste qui n’est pas négligeable. Mouvement qui n’est pas seulement dû à l’effondrement de l’URSS en 1991 car il prend racine dans les années 1980. Il se structure autour de deux axes. D’une part, dans la lutte contre la déforestation des zones naturelles protégées.

D’autre part, il s’incarne dans la lutte contre la sur-construction de buildings dans les métropoles, notamment à Kharkiv et à Kyiv où des promoteurs projettent de bâtir des immeubles disproportionnés au pied de parcs urbains. En ce moment même, une lutte est menée à Lviv contre un projet illégal de construction de logements dans le parc Pohulyanka, au sud de la ville. Mais depuis le début de l’invasion à grande échelle en février 2022, la possibilité d’organiser des manifestations d’une certaine ampleur est très limitée. Alors, de petits groupes militants épars organisent des rencontres-débats auxquelles assistent quelques dizaines de riverains venus là pour s’informer.

À vrai dire, si en Ukraine nous avons des combats écologistes qui s’organisent autour de luttes locales, nous n’avons pour ainsi dire aucun mouvement écologiste nationalement structuré qui remette en question les racines profondes de la destruction socio-environnementale, à savoir : le capitalisme et l’industrie. »

Avec l’application Diia, les Ukrainiens ont « l’État dans [leur] poche »

La guerre permet bien souvent aux gouvernements d’accélérer l’innovation technologique et d’en favoriser son acception au sein de la population. Pouvez-vous nous parler de la récente application « Diia » ?

« En Ukraine, nous avons une société fortement digitalisée. Début 2020, le ministère de la Transformation numérique a lancé une application mobile, nommée Diia. Elle a un double rôle : être un portefeuille d’identité numérique où l’on peut stocker une foule de documents (carte d’identité, permis de conduire, assurances, etc.) et permettre la réalisation d’un grand nombre de démarches administratives (signer un acte de naissance, déclarer un arrêt maladie, s’inscrire à l’université, etc.). La perspective affichée est de fluidifier la bureaucratie d’État et de prétendre rapprocher la population de services publics largement affaiblis en ayant “l’État dans sa poche”, un slogan tout à fait orwellien.

Cette application a de quoi soulever de fortes inquiétudes : la puissance d’État se rapproche des individus sur lesquels elle accumule des quantités d’informations inégalées jusqu’alors. Cela est en train d’installer à une vitesse ahurissante une société de contrôle – que renforce le contexte de guerre au nom d’une recherche de l’efficacité dans tous les domaines. Il est également crucial que nous remettions collectivement en cause ces évolutions. »

Propos recueillis à Kyiv par Gary Libot

Illustration : Camille Jacquelot

Paru dans La Brèche n° 11 (mars-mai 2025)