Ukraine : autour des champs de mines, l’agriculture s’adapte
Dans notre no 11, nous évoquions le combat écologique face à la guerre en Ukraine1. Voici celui d’agriculteurs qui continuent leur métier dans un pays enlisé dans le conflit. Reportage en Volhynie, au nord-ouest du pays, zone relativement épargnée par les combats qui a vu ses exploitations agricoles s’adapter et même bénéficier d’un certain dynamisme malgré le contexte.
Enlisée dans la guerre, l’Ukraine est devenu le plus grand champ de mines mondial. En février 2024, le territoire truffé d’objets explosifs est estimé à 156 000 kilomètres carrés, soit 25 % de la superficie totale du pays, selon le Service d’urgence d’État ukrainien2. Autant de terres inexploitables pour l’agriculture. Si les médias généralistes ont surtout évoqué les exportations de blé ukrainien dès le début de l’invasion russe en octobre 2022, le secteur agricole du pays ne se limite pas aux céréales et aux oléagineux, bien qu’il en soit parmi les plus gros producteurs au monde. Côté élevage, les moutons et les chèvres ont représenté 1 200 tonnes d’animaux vivants à l’export en 2024, soit une augmentation de 60 % par rapport à la même période en 2023. La résilience n’est donc pas un mot galvaudé pour l’agriculture du pays qui fait plus que résister dans un pays en guerre. « Certaines productions ont en revanche diminué car les champs de mines ont fortement empiété sur les terres agricoles », tempère Oksana Yukhimyk, responsable du département du développement régional de la communauté territoriale de Shatsk, qui regroupe 31 communes. « Même si le climat actuel est très compliqué pour les potentiels investisseurs, nous pouvons dire que pour les champignons comme pour les myrtilles, la production a augmenté. »
La route est longue pour se rendre à la ferme de Viаtcheslav Zinkevich, à Olmeno, au nord-ouest de l’Ukraine. Pour accéder à cet ancien kolkhoze, il faut passer plusieurs checkpoints militaires et certains bords de route sont balisés pour prévenir de la présence de mines. Bien que loin du front en ce mois de janvier 2024 neigeux, la région est très surveillée car la frontière de la Biélorussie est presque visible sur le chemin et le pays du dictateur Loukachenko est un allié de la Russie de Poutine. « À vrai dire, la guerre n’a presque rien changé pour ma ferme et je dirais même que ce contexte nous aide un peu, notre viande se vend à meilleur prix », explique Viаtcheslav Zinkevich, qui revendique un cheptel d’environ 2 500 bêtes, essentiellement des moutons mais aussi environ 300 vaches, des chèvres et une quinzaine de chevaux.
Au global, l’agriculture du pays a dû faire face à des problématiques de taille, comme des pénuries (carburant, engrais et main-d’œuvre par exemple) mais aussi des territoires conquis ou impraticables à l’est (-21 % de la surface agricole totale), ajoutées au blocage des ports de la mer Noire entravant les exportations. L’Ukraine est encore loin de ses niveaux d’avant-guerre. La production de céréales et d’oléagineux est passée de 107 millions de tonnes en 2021 à environ 77 millions de tonnes en 2024, soit une baisse d’environ 28 % selon Reuters. « Les fermes à l’est de l’Ukraine ont été détruites. Une grosse partie de l’élevage là-bas s’est arrêtée, les soldats russes ont même parfois pillé des exploitations. La demande est donc plus grande et je pourrais facilement augmenter ma marge de 20 à 30 %, je vendrais ma viande aussi bien », confie Viаtcheslav Zinkevich.
Les femmes font tourner les fermes
« Quand les Russes ont commencé à envahir l’Ukraine, je pensais que mon exploitation allait prendre fin avec toutes leurs troupes à la frontière biélorusse, à quelques kilomètres d’ici. » Roman Strotsiuk est chef d’entreprise, à la tête d’une importante exploitation agricole productrice de myrtilles, l’une des spécialités de la région de la Volhynie. Chaque année, ce sont entre 300 et 350 tonnes de ces précieux fruits qui sortent de sa plantation d’environ 160 hectares, dédiées au marché intérieur ukrainien mais aussi à l’exportation, notamment aux Pays-Bas. En 2023, son pays a même établi un record à ce sujet, en exportant plus de 4 000 tonnes de myrtilles, principalement vers l’Europe. Avec une telle production, Roman Strotsiuk a d’importants besoins de main-d’œuvre qui varient fortement selon les saisons. « Mon entreprise passe de 100 à 1 000 personnes environ en pleine saison, de juillet à mi-septembre. L’exploitation peut alors produire jusqu’à 30 tonnes de myrtilles par semaine. Avec la guerre, je n’ai presque plus d’hommes comme ouvriers et les femmes occupent tous les postes. Il n’y a que les personnes les plus âgées et les jeunes qui sont restés dans mon exploitation. Quand ce conflit a commencé, les gens sont restés dans les champs à travailler et voulaient terminer la saison avant de fuir. »
Peu motorisée (les fruits sont ramassés manuellement), l’entreprise n’a pas les moyens de ses homologues européennes mais son dirigeant rencontre des problématiques similaires aux tensions agricoles au sein de l’Union Européenne. « Les blocages des agriculteurs polonais (ndlr, jugeant les tarifs des produits agricoles ukrainiens déloyaux) à notre frontière nuisent à l’exportation », regrette Roman Strotsiuk . « Mes myrtilles ont été stoppées une dizaine de jours à la frontière… Certaines personnes, dont des chauffeurs routiers, ont été bloquées pendant des semaines voire des mois dans cette situation, il y a même eu des morts (ndlr, au moins trois chauffeurs de poids lourds seraient décédés à la frontière polonaise3) ! ». Malgré la guerre et ses contraintes, il ne compte pas s’arrêter de produire. « Il faut avant tout nourrir l’Ukraine », conclut-il avec détermination.
Guy Pichard
Illustration : Christophe Girard
Paru dans La Brèche n° 12 (juin-septembre 2025)
- « “Un écocide en Ukraine !” : comment défendre la liberté et l’écologie pendant la guerre ? », La Brèche no 11, mars-mai 2025 ↩︎
- « L’Ukraine est truffée de mines. Voici quelques statistiques », war.ukraine.ua (site administré par l’ONG Brand Ukraine en coopération avec le Ministère des affaires étrangères ukrainien), 4 avril 2024 ↩︎
- « Third Ukrainian truck driver dies waiting at Poland border », The Independent, 17 décembre 2023 ↩︎