Transfert autoritaire des digues : quand l’État arnaque les collectivités
L’eau et sa gestion sont des sujets récurrents qui traversent nos pages (voir le n° 4 dédié à la thématique). Le gouvernement n’en rate pas une pour alimenter le moulin. L’État vient de transférer autoritairement, dans le désordre et la plus grande opacité, le transfert de la gestion et de l’entretien de milliers de kilomètres de digues domaniales à des collectivités locales, sans les y avoir préparées ni dotées des moyens financiers adéquats. Et cela, dix ans après l’adoption de la loi qui en avait entériné le principe. Une façon de faire qui scandalise les élus, à l’heure où la protection contre les inondations et les risques de submersion, dopées par le changement climatique, devient un enjeu majeur de sécurité publique.
Une nouvelle taxe pour 17 millions de Français
Tout a commencé le 27 janvier 2014 avec l’adoption de la loi Maptam (Modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles) qui actait la création des métropoles. Elle prévoyait aussi d’attribuer à différents niveaux de collectivités locales de nouvelles compétences en matière de gestion de l’eau dans le milieu naturel et la prévention des inondations (Gemapi). Les 1 275 intercommunalités concernées actent cette prise de compétences et votent une nouvelle taxe pour la financer, représentant jusqu’à 40 euros annuels par habitant pour chaque foyer, perçus par le biais de la fiscalité locale. Près de la moitié des 17 millions de Français concernés l’acquittent déjà, le plus souvent sans le savoir. Le transfert concerne entre 1 000 et 1 500 kilomètres de digues sur les quelques 9 000 kilomètres jusqu’alors entretenus par l’État dont c’était l’une des missions régaliennes. La loi prévoyait que le délai de dix ans avant que la passation ne devienne effective serait mis à profit pour dresser un état des lieux précis du patrimoine à transférer : leur état, les travaux de restauration à conduire en cas de vétusté, et bien sûr le financement de ces travaux.
Aussi incroyable cela puisse paraître, il n’en a rien été et s’en est suivi l’un de ces pitoyables chausse-trappes bureaucratiques dont la haute administration a le secret.
Le 23 novembre 2023, en plein congrès de l’Association des maires de France (AMF), le ministère de la Cohésion des territoires publiait un décret qui se contentait d’annoncer le transfert automatique des digues aux intercommunalités « gémapiennes » le 29 janvier, exonérant l’État de toute obligation et ne laissant pas de place à quelque négociation que ce soit. En d’autres termes, les intercommunalités concernées ne sauront qu’a posteriori quels ouvrages elles se verront transférer ! Elles hériteraient de surcroît de toutes les charges et obligations du propriétaire qui leur seront automatiquement transférées pour les besoins de la gestion des ouvrages, des marchés publics conclus antérieurement par l’État, sans possibilité de les dénoncer, comme le stipule le décret. Et le transfert ferait l’objet d’une compensation financière uniquement sur les investissements et non sur les travaux d’entretien, la taxe Gemapi étant censée à elle seule couvrir les frais. Ce qui n’est absolument pas suffisant, comme les associations d’élus n’ont cessé de le répéter.
Un transfert forcé, sans état des lieux…
Toutes ces difficultés conduisaient le président de l’AMF, David Lisnard, maire de Cannes, à adresser un courrier au ministre Christophe Béchu, pour l’alerter sur la situation « anormale » à laquelle sont confrontées les collectivités, et lister ainsi un grand nombre de points de blocage.
Ainsi, les « missions d’appui technique » prévues par la loi Maptam pour accompagner la prise de compétences ont été « un échec », soulignait-il, puisqu’elles n’ont pas abouti à pouvoir établir un état des lieux clair et définitif du patrimoine transférable. « Une partie des digues domaniales reste à ce jour inconnue des collectivités », notamment en Loire-Atlantique, dans les Alpes-Maritimes, en Savoie, dans l’Eure ou en Moselle. « Il serait inacceptable d’opérer un transfert sans une délimitation claire des digues gérées par l’État et sans indication précise de l’état des ouvrages », poursuivait-il.
… et sans compensation adaptée
Il rappelait également que la loi Maptam prévoyait la compensation des charges transférées. Or le montant de la compensation n’est toujours pas connu des intercommunalités. David Lisnard soulignait donc non seulement « l’exigence d’une compensation », mais souhaitait la possibilité, six mois après le transfert, de pouvoir réviser celle-ci « pour l’ajuster à la réalité ». Et de demander « l’organisation en urgence de réunions locales avec l’ensemble des intercommunalités concernées », le transfert n’ayant « manifestement pas été préparé ».
La lecture de la situation par la Direction générale de la prévention des risques (DGPR) du ministère de la Transition écologique était radicalement différente. Elle mettait ainsi en avant dans un webinaire organisé le 18 décembre 2023 les « nombreux travaux de réhabilitation réalisés ou en cours sur ces digues ». À travers deux décrets publiés à la hussarde le 21 novembre 2023, elle insistait sur la possibilité que l’État termine, après le 28 janvier, les marchés publics engagés avant cette date. Précisant que l’accompagnement financier à 80 % par le Fonds Barnier ne serait, lui aussi, valable que pour les chantiers listés dans la convention. Ce qui implique que les travaux à engager sur les digues ne sauraient bénéficier de ce taux de 80 % en l’absence de convention signée au 28 janvier (un arrêté préfectoral actera le transfert au 29 janvier). On notera que la DGPR a par ailleurs mentionné la possibilité de bénéficier de crédits du Fonds vert pour les travaux sur ces digues.
Un véritable traquenard. De nombreuses collectivités, le couteau sous la gorge, ont dû signer ces conventions sans connaître l’état réel du patrimoine transféré, dont la réhabilitation leur coûtera des dizaines de millions d’euros dans les années à venir.
Mal anticipée, une remise en l’état « impensable »
En Savoie, par exemple, le transfert de compétence est entré en vigueur en janvier 2024 avec la signature des conventions de transfert détaillant des montants d’investissement de plus de 150 M€, dont 20 % à la charge des collectivités gestionnaires entre 2024 et 2027. Marie-Claire Barbier, vice-présidente du conseil départemental, juge « impensable » le calendrier de remise en état des digues, confiait-elle le 8 mars dernier au magazine économique régional Ecomedia : « L’État était supposé nous transférer des digues irréprochables. Or, c’est loin d’être le cas. En outre, deux mois avant le transfert, nous apprenons par décret que l’État ne prendra en charge que 80 % des investissements jusqu’en 2027, puis 40 % ! Pour la Savoie, c’est juste impensable », s’insurge-t-elle. Rappelons seulement que ces digues que l’on se refile à la hussarde, ont un rôle capital afin d’éviter de larges inondations.