Toxicomanie : une stupéfiante ambulance a ouvert la voie

En vingt-cinq ans, le visage rongé de Vesterbro s’est métamorphosé. Autrefois l’une des plus importantes « scènes ouvertes » de la drogue à Copenhague, le quartier est aujourd’hui un vrai laboratoire d’initiatives pour la réduction des risques. Entrez ici sans crainte et découvrez ces rues devenues refuge pour les toxicomanes. 

Il débarque après une journée de travail écrasante. Chevelure fraîchement taillée, chemise bleu ciel sur les épaules, pantalon à pinces noir. Ce soir, il est le plus âgé d’entre eux. L’affaire doit se régler vite. Peut-être qu’un dîner l’attend ou que sa famille ignore l’objet d’une telle visite. Il semble un habitué des lieux. Il se pose, saisit la seringue stérile et se pique une première fois le mollet. Les infirmiers veillent sur lui. Ils veillent aussi sur Martin*, petite trentaine, jogging descendu jusqu’aux chevilles pour faire examiner son aine. Une mauvaise piqûre y a laissé une longue trace violacée sous la peau. Rien de grave.

Ce soir, l’endroit ne grouille pas, mais la nuit s’annonce longue pour les infirmiers et les travailleurs sociaux de Skyen1. Fermeture prévue à six heures du matin. S’ensuit 1 heure 45 de ménage avant d’ouvrir à nouveau les portes vitrées. Il est 22 heures. Fin de la pause cigarette tant attendue.

Skyen, « le nuage », est la salle de consommation de drogues la plus fréquentée de Copenhague. Située près d’un centre d’hébergement d’urgence pour hommes, Skyen fut le carrefour de toutes les consommations supervisées. Sa fréquentation a diminué grâce à de nombreuses initiatives sociales, aujourd’hui reprises par la municipalité.

Il fait sept degrés ce soir dans le quartier de Vesterbro. Si, à Copenhague, toutes les rencontres commencent autour d’une Carlsberg, celle-ci a été bue dans un bureau de la minuscule Onkel Dannys Plads. Le lieu est on ne peut plus intrigant. Halmtorvet, la rue de la botte de paille et Staldgade, la rue du hangar entourent cet ancien quartier des abattoirs. Des cafés, des restaurants, des associations assurent sa survie. Certaines aident chaleureusement les réfugiés arrivés au Danemark ; d’autres, les toxicomanes. Il y a vingt ans, Vesterbro était encore la plus importante scène ouverte2 de Copenhague. Chaque semaine, les aiguilles usagées, quand elles n’étaient pas gardées précieusement par les consommateurs, se ramassaient par milliers.

« Dans les années 1990, on ramassait des milliers de seringues chaque semaine. Les gens se piquaient en pleine rue, ils y dormaient, certains pissaient tout le temps. Beaucoup faisaient des overdoses et mouraient dans la rue. Il fallait faire quelque chose pour eux… »

L’histoire raconte que le quartier a été déserté dans les années 1960. La mairie de Copenhague souhaitait construire une autoroute en plein centre-ville. La future voie devait passer au pied de Hovedbanegård, la gare centrale, à deux pas du coeur de Vesterbro. Le projet rebuta, les rues se vidèrent. Peu de temps après, elles retrouvèrent un tout autre dynamisme quand plusieurs entrepreneurs investirent les lieux pour vendre ce qu’on ne pouvait pas vendre ailleurs : la pornographie. Peep-shows, sex shops et autres marchands de rêves libidineux ont englouti les rues dépeuplées. Un mouvement singulier, bientôt suivi par les toxicomanes.

« Comment j’ai convaincu les autorités ? En agissant ! »

Engouffrons-nous dans ces artères sombres où le calme côtoie le tumulte. Il est 20h30, la nuit est tombée depuis une heure et demie déjà. Sur la place, un camion, immobilisé. Fixelancen, l’ambulance des injections. Ce soir, c’est Anna* qui supervise. L’intérieur est étroit. La chaleur humaine comble le vide. Et quelques meubles : un coin bureau et quatre petites places pour s’injecter le produit désiré. Les tables en inox reflètent la lumière des néons. À droite, de petits mots rédigés par les usagers sur des bouts de papier déchirés fourmillent sur le mur. Un exutoire peut-être. Ou bien une page de leur journal intime rendue publique et habillée de remerciements pour ceux qui les surveillent. Ce cher Fixelancen ou Mobil fixerum (en français, salle d’injection mobile) a été initié par un cerveau hyperactif, celui de Michael Lodberg Olsen. « Dans les années 1990, on ramassait des milliers de seringues chaque semaine. Les gens se piquaient en pleine rue, ils y dormaient, certains pissaient tout le temps. Beaucoup faisaient des overdoses et mouraient dans la rue. Il fallait faire quelque chose pour eux… » Un discours un brin idéaliste qui a porté ses fruits. Aujourd’hui, le quartier a retrouvé ses résidents et ses familles. « Je savais qu’une salle d’injection pouvait déranger les habitants. Alors je me suis dit : pourquoi ne pas mettre des roues dessus ? Et voilà le résultat ! » Le tout premier Fixelancen fut lancé avec des médecins et infirmières bénévoles en 2011 dans une vieille ambulance allemande. Il fait aujourd’hui partie de la collection du Nationalmuseet, le musée national du Danemark. Une « putain de fierté » pour Michael.

À l’angle de Onkel Dannys Plads, un café plus connu pour ses toilettes que pour ses tasses. Initié officieusement par Michael Lodberg Olsen et aujourd’hui financé par la mairie de Copenhague, le Café Dugnad permet à tous ceux qui n’ont pas vraiment le choix de venir profiter gratuitement des W.C. À leur disposition, tables et chaises, toilettes propres, aiguilles stériles et une bonne dose de conversation. Dehors, un vieil abribus fait office de fumoir. « Nous devions l’enlever, mais finalement… il sert beaucoup. Les fumeurs sont contents d’avoir leur petit abri.» Un mot d’ordre a pris le pas sur tous les autres : « sauver des vies. »

Depuis la mise en place de programmes d’aide aux toxicomanes, le nombre de morts par overdose a nettement baissé dans la ville. Le rapport officiel européen a recensé 218 décès dus à la drogue en 2015. Même s’il reste très élevé, ce chiffre s’est aujourd’hui stabilisé et fait l’objet de toutes les attentions. « Rien qu’avec l’ouverture du café, nous avons pu sauver 25 vies en un an », souligne Michael. Des vies qui seraient parties en fumée si aucun citoyen n’avait pu avoir les bons gestes et, ainsi, mettre une claque à l’overdose. Au Danemark, la loi autorisant l’ouverture de salle de consommation n’a été adoptée qu’en 2012. « Toutes les installations ont été mises en place grâce à la société civile, bien avant les lois. Aujourd’hui, seules la connaissance et l’éducation peuvent combattre les mauvais usages. Comment j’ai convaincu les autorités ? En agissant ! » Le chemin fut rude, mais son entreprise a prospéré grâce au dialogue.

Toutes les personnes rencontrées l’assurent, ici aussi, le parcours a été semé d’embûches. Les problèmes liés à la consommation de drogue effrayent bon nombre de personnes qui préfèrent ignorer les remèdes possibles aux dommages. À Paris, l’ouverture en octobre 2016 de la toute première salle de consommation à moindre risque a suscité de nombreuses critiques négatives. Pendant dix-huit ans, la bataille pour imposer ce devoir d’aide aux toxicomanes fut houleuse.

Nom de code : Cocolocco

Le bruit s’intensifie à l’approche de Skyen. À quelques mètres, plusieurs personnes assises par terre terminent leur bière. En face, la vitrine de « Madame Amour » fait de l’œil à tous les passants. « Franchement, qui aimerait habiter ici ? Il y a toujours du bruit, c’est souvent sale.» Erik* travaille ici depuis plusieurs années. Il comprend qu’une telle structure puisse s’attirer les foudres des résidents de temps à autre. Pour lui aussi, les solutions existent et s’appellent « discussions et connaissances ». Ses yeux roulent vers le ciel lorsqu’il apprend que la toute première salle de consommation à moindre risque de France ouvrira dans l’enceinte même d’un hôpital.

« Je savais qu’une salle d’injection pouvait déranger les habitants. Alors je me suis dit : pourquoi ne pas mettre des roues dessus ? Et voilà le résultat ! »

Les portes vitrées fuient sous les pas. Une banale petite salle d’attente. En face, une autre porte donne sur la pièce la plus silencieuse : la salle d’injection. L’atmosphère est très détendue. Ces murs blancs peuvent accueillir neuf personnes à la fois. Ici, les dossiers n’ont ni nom ni prénom, simplement un surnom, un sexe, un âge, et parfois une nationalité. Ce lundi soir, Cocolocco, un homme d’une quarantaine d’années est venu à Skyen prendre sa dose de méthadone. Son temps est compté. Chaque usager dispose de 45 minutes dans la salle d’injection. Le calme est remarquable. Chacun fait sa petite affaire. Certains paraissent fatigués, d’autres juste défoncés. Dans chaque salle, deux superviseurs sont en poste. Les places sont séparées par de petites vitres, mais cela ne les empêche en rien de s’aider entre eux. Devant les lampes d’architecte fixées aux murs, une infirmière affutée de gants chirurgicaux bleus est aux aguets pour réagir en cas d’incident.

H17, la super initiative municipale

Skyen est longtemps restée la salle la plus fréquentée par les toxicomanes avant que ne surgisse H17. Ce n’est pas le nom d’une substance psychoactive, simplement l’adresse de la salle : Halmtorvet 17. Cet ancien abattoir de 1 000m² a subi une rénovation de fond en comble orchestrée par des architectes. Devant, une longue barrière se laisse traverser par les quelques rayons du soleil danois. Elle est censée créer un soupçon d’intimité pour les usagers. En face, un charmant voisin : le commissariat. L’entente avec les policiers est au beau fixe. Ils connaissent le lieu, mais ne sont pas autorisés à traverser la route pour fouiller les poches des usagers de H17. Ils se réjouissent même de l’ouverture de cette salle de consommation supervisée. Selon eux, le résultat est net : plus de calme, moins de seringues qui traînent.

L’intérieur n’est pas si différent de celui d’un hôpital, lumières colorées en plus. Les portes sont ouvertes à coup de badge de sécurité. Les longs couloirs croisent les bureaux et autres recoins où sont posés d’énormes coussins de sol. Le repos après la consommation fait partie du contrat signé par les usagers. Là, deux hommes dorment profondément. Le tout a coûté la modique somme de trente millions de couronnes danoises (près de quatre millions d’euros), versées par la municipalité.

11h30, le bureau du médecin est vide. Il n’officie qu’une fois par semaine. Dans la salle d’injection : un seul homme, plutôt jeune. Il est tranquillement assis, prêt à s’injecter sa dope avec douceur. Soudain, il se lève, marmonnant quelques mots. Il montre une aiguille de taille conséquente plantée dans le pli de son coude. Elle commence à se remplir de sang. L’aide ne se fait pas attendre, les infirmiers règlent le problème en quelques gestes.

De salle en salle, les besoins des usagers s’offrent à nous. Derrière une vitre, deux autres tables d’injection. Sur chacune d’elles, un trou béant fait office de poubelle pour éviter à quiconque de plonger ses mains nues dans un seau d’aiguilles usagées. Tout près, deux employés découpent des carrés de papier aluminium destinés aux fumeurs de crack. La salle des fumeurs se trouve à l’entrée. Seuls ou accompagnés, les usagers peuvent librement fumer leur crack, parés de tubes roulés dans une feuille d’aluminium et d’un briquet. La flamme consume le psychoactif, la « chasse au dragon » est ouverte. Ce matin, deux fumeurs se font face dans le même box, ils papotent et échangent quelques blagues.

Chaque jour, près de 300 personnes se présentent à H17. La plupart prennent de la cocaïne. Même principe ici, la consommation est anonyme et contrôlée. « L’ouverture de cette salle n’a pas fait augmenter la consommation de stupéfiants et n’a pas attiré de nouveaux utilisateurs. Et d’ailleurs, nous les refusons. Il n’y a pas de consommation récréationnelle dans un tel endroit », insiste Louise Runge Mortensen, directrice de H17.

Son cartable toujours posé sur le carrelage l’attend patiemment. La jambe du pantalon attend, elle, d’être rabaissée. La première piqûre a échoué. Il faut desserrer le garrot et le poser sur le mollet gauche pour recommencer. Encore raté. Debout, la jambe droite nue, appuyée sur l’assise de la chaise, le capuchon stérile entre les dents, il faut refaire ceci rapidement. Le mollet se gorge de sang. Il se tâte, physiquement. La petite aiguille pénètre à nouveau. Cette fois, c’est la bonne. En silence, la jouissance surgit. Elle ne durera que quelques secondes, mais sera intense.

Camille Grange (texte et crédits photo)

Illustration par Rokessane

* Les prénoms ont été modifiés

1 Prononcé [sku-eun]

2 Une scène ouverte est un lieu à ciel ouvert où se concentre les consommateurs de drogues dans une ville (souvent en pleine rue).

Le vilain petit camion
Devant les briques verdâtres, la petite lumière du Fixelancen. Celui-ci est figé, et il le restera. En décembre 2016, à la veille de Noël, le Fixelancen a été remis au garage par la municipalité de Copenhague. Une fermeture qui a laissé un goût amer chez tous ceux qui ont oeuvré pour la réduction des risques à Vesterbro. Michael Lodberg Olsen n’est pas en reste : « Fermer le Fixelancen, c’est un gros doigt d’honneur de la ville de Copenhague à tous ses utilisateurs. » Lui qui, en octobre, racontait encore avec plaisir cette anecdote un poil tordante : « Lorsque j’ai lancé le premier Fixelancen le 12 septembre 2011, ça n’a pas vraiment plu à la mairie. Ils sont venus me voir pour me taper sur les doigts et me dire ‘ce que vous faites est illégal’. Alors oui, à l’époque, c’était illégal. Les salles d’injection n’étaient pas autorisées. Mais il fallait se bouger. La municipalité a porté plainte contre nous pour en finir avec le Fixelancen. L’initiative était entièrement inédite dans la lutte pour la réduction des risques. Il fallait qu’on continue. J’ai pris un avocat. Ensemble, nous avons lu et relu la loi danoise. Eh bien, vous savez quoi ? Puisque j’ai été le premier à ouvrir une ‘salle d’injection sur roues’, il n’est écrit nulle part dans la loi que c’était interdit ! Voilà comment nous avons gagné. »
Le Fixelancen a toujours été considéré comme une initiative de désobéissance civile. Sa fermeture serait une décision politique, et surtout financière. En 2016, la gestion du Fixelancen a coûté près de 2,4 millions de couronnes danoises (323 000 euros). Un budget qui ne serait plus acceptable pour la municipalité. Joachim Rasmussen, coordinateur du Fixelancen pour la municipalité, nous explique : « Après l’ouverture de H17, il ne restait qu’une toute petite demande pour le Fixelancen ici, à Vesterbro ». Lors de réunions municipales, il avait été proposé de déplacer le Fixelancen dans d’autres quartiers, « pas spécialement des scènes ouvertes, mais là où il y a un taux élevé de morts liées à la consommation de drogue ». Demande refusée. « Aujourd’hui, le Fixelancen est au dépôt. Nous attendons quoi faire. Une ONG et une autre municipalité se sont proposées pour racheter le véhicule. » Malgré tout, Joachim Rasmussen n’exclut pas que la ville de Copenhague relance les négociations et cherche une nouvelle place à l’ambulance des stupéfiants.
C.G.