Terre pillée et intoxiquée : comment l’IA change le monde

L’expression « intelligence artificielle » évoque une faculté immatérielle abstraite qui a tendance à faire oublier la réalité de ce qui se cache derrière cette technologie : des mines, des usines et des fumées toxiques. La généralisation de l’IA signifie concrètement une accélération insoutenable de la consommation mondiale d’énergie et de matières premières. Pourquoi ? Parce qu’au lieu d’intelligence, il faudrait plutôt parler de supercalculateurs aux millions de puces interconnectées et de centres de données obèses.

Comment, à partir d’une simple phrase, les applications à base d’intelligence artificielle peuvent-elles créer un passage de roman, une photo ou un film acceptables ? Le principe peut être résumé ainsi : le résultat est ce qui aura été calculé comme étant le plus probable, en fonction de ce qu’indique l’analyse automatique de toutes les données collectées (volées) par les géants du numérique. L’IA, ce n’est rien d’autre que la plus grande puissance de calcul jamais atteinte, appliquée au plus grand volume de données numériques disponibles.

La meilleure image concrète de l’intelligence artificielle, ce sont peut-être des colonnes de serveurs informatiques alignées le long d’interminables couloirs dans des entrepôts. Les centres de données (data centers) sont les infrastructures stratégiques de l’IA. Plus la puissance de calcul et les volumes de données augmentent, plus ces centres de données pompent de l’électricité. Les Gafam1 ont beau dépenser des millions pour améliorer leur efficacité énergétique, leur consommation de watts augmente de manière stratosphérique. Avant même le lancement des IA grand public, elle avait été multipliée par deux en quatre ans (2016-2020) et pourrait rapidement être multipliée par dix. Selon le chercheur néerlandais Alex de Vries, une requête sur un moteur de recherche assisté par IA consomme en moyenne dix fois plus d’électricité qu’une « simple » recherche par mots clés : quand une recherche Google nécessite actuellement 0,3 Wh d’électricité, ChatGPT consommerait au moins 2,9 Wh2.

Amazon Web Services, numéro un mondial du stockage de données, est devenue l’entreprise qui achète le plus d’électricité d’origine renouvelable au monde. Rien qu’en 2022, elle a souscrit des contrats d’approvisionnement en électricité à hauteur de 11 GW, l’équivalent de 40 millions de panneaux photovoltaïques. Pourtant, l’IA consomme tellement d’électricité que, malgré cet accaparement de l’électricité éolienne et photovoltaïque à des fins très discutables sur le plan de l’intérêt collectif, les leaders du cloud voient leur empreinte carbone bondir. En juillet dernier, Google a dû reconnaître, comme Microsoft, que ses émissions de CO2 grimpaient en flèche : + 48 % depuis 2019, « à mesure de l’intégration de l’IA dans [ses] produits »3.

« Changer les serveurs tous les deux-trois ans », pour conserver les meilleures performances

L’équipement informatique des Gafam représente également un véritable gouffre. Les entreprises du cloud (principalement Amazon) garantissent à leurs clients un taux d’interruption minimal par an, ce qui nécessite « de changer les serveurs tous les deux-trois ans » pour conserver les meilleures performances, explique Anne-Cécile Orgerie, directrice de recherche au Laboratoire français de recherche et d’innovation en sciences et technologies du numérique4.

Au printemps dernier, le PDG de l’entreprise coréenne Nvidia a fièrement présenté au public sa dernière carte graphique (Graphic processing unit, « GPU ») d’une puissance inégalée destinée à l’intelligence artificielle. Il s’agit d’un carré de quelques centimètres contenant 208 milliards de transistors, soit dix mille fois plus que les cartes graphiques des années 2000. Sur chaque millimètre carré de ce petit bout de plastique, se trouvent plusieurs centaines de millions de transistors, lesquels se composent d’innombrables circuits électroniques de quelques nanomètres de large, contenant des dizaines d’éléments chimiques combinés, dont une bonne partie sont toxiques : arsenic, cadmium, bismuth, antimoine… Tous issus, à l’origine, de l’industrie minière, puis purifiés dans des usines métallurgiques. Cette carte « Blackwell », le puits noir, porte bien son nom, car la densité de ressources, de travail toxique et d’énergie qu’elle contient est aussi opaque que les eaux profondes d’un puits. En 2023, Nvdia a vendu 3,76 millions d’exemplaires de la version précédente de cette super GPU, utilisée pour doper la puissance de calcul dans les centres de données.

Terres rares : Exploitation illégale dans les montagnes birmanes

Dans les serveurs qui constituent ces tours alignées dans les data centers, on trouve de minuscules cartes de commande (drive boards). Selon une équipe de recherche allemande qui a recensé les matières premières utilisées dans les data centers, ces cartes de commandes sont les composants « qui contiennent les plus grandes quantités de certaines terres rares comme le dysprosium et le néodyme »5. D’où viennent-elles ? Elles sont vendues par la Chine, qui détient un quasi-monopole sur ces minéraux essentiels à la production d’électronique de pointe, d’armement, etc. – c’est l’une des raisons de la frénésie actuelle autour des « matières premières critiques ». Mais les mines de terres rares sont particulièrement contestées en raison des lacs de résidus toxiques et souvent radioactifs qu’elles laissent derrière elles pour l’éternité, si bien que plusieurs mines de la province de Jiangxi ont été fermées. En 2022, une enquête de l’ONG Global Witness a révélé que cette production s’était déplacée en Birmanie : des entreprises chinoises exploitent illégalement des gisements de dysprosium et de néodyme au nord du pays, sur les terres collectives des peuples Kachin. « En 2021, relate l’ONG anglaise, le gouvernement formé par le mouvement populaire avait mis fin aux exportations et fermé ces mines chinoises. » Mais entre 2021 et 2023, depuis le retour de la junte militaire, les exportations vers la Chine auraient doublé, dévastant les forêts qui avaient jusque-là été protégées par le mode de vie de ces peuples des collines (certains sont chasseurs-cueilleurs) qui, comme l’a montré l’anthropologue James C. Scott, s’étaient constitués en fuyant les grands empires asiatiques au cours des derniers millénaires6.

Dans ces forêts luxuriantes qui abritent encore des tigres, des ours, des éléphants et des centaines d’espèces d’oiseaux, les entrepreneurs utilisent une technique d’extraction aussi simple que dévastatrice. Elle consiste à injecter des milliers de litres d’acide directement dans le sous-sol pour dissoudre les terres rares qui sont collectées à mi-pente dans de grandes fosses. Les minéraux sont ensuite asséchés et conditionnés en poudre, et les boues acides restent. D’après un témoin interrogé par Global Witness, « il n’y a plus de poissons dans les rivières. Le contact de l’eau cause des démangeaisons et des infections. Les animaux qui s’y abreuvent meurent. »7 Après les véhicules électriques, le secteur électronique en plein essor à cause du développement de l’IA serait le principal consommateur de ces terres rares8.

Extraction de pétrole, de gaz naturel et de charbon, pour alimenter les data centers

Pour autant, ces métaux ne représentent qu’une infime partie des matières minérales englouties dans l’infrastructure numérique qui va des téléphones, ordinateurs et autres terminaux aux câbles et aux antennes-relais, en passant par les centres de données et tous leurs serveurs. Étant donné que les appareils électroniques peuvent contenir plus de cinquante substances minérales différentes, toute mine est potentiellement une mine de l’IA, une mine dont la production peut être destinée à la collecte de données numériques et aux superpuissances de calcul. Les mines qui mettent la République démocratique du Congo à feu et à sang pour produire le tantale des condensateurs, le cuivre des circuits imprimés et le cobalt des batteries, comme le relate Fabien Lebrun dans Barbarie numérique9.

Les mines d’or et d’argent qui dévastent les terres autochtones de l’Amérique latine, d’Afrique ou d’Indonésie. L’extraction de pétrole, de gaz naturel et de charbon, lourdement sollicitée pour raffiner tous ces métaux et alimenter les data centers. Sans oublier, pour produire les batteries, les mines de lithium qui assèchent les pâturages des hauts plateaux andins au Chili et en Argentine, celles qui menacent d’ouvrir sur les terres des Algonquins au Québec. Et pour la même raison, les mines de nickel (en Indonésie, en Nouvelle-Calédonie), de manganèse (par exemple au Gabon), etc.

L’IA est une grande assoiffée

En calculant les données mobilisées par l’usage de ChatGPT dans les data centers et la quantité d’eau nécessaire à leur refroidissement, une équipe de recherche a calculé qu’une conversation d’une vingtaine de phrases « avec » ChatGPT nécessiterait un demi-litre d’eau10. À multiplier, donc, par les centaines de millions d’utilisateurs du robot. Le problème est le même qu’avec les émissions de carbone : la consommation (et la pollution) de l’eau induite par l’IA est en réalité bien supérieure. L’extraction minière induite par ces superpuissances de calcul est colossale : pour le broyage et le traitement du minerai, un site minier pompe des millions de mètres cubes d’eau par an, et la plupart d’entre eux finissent par polluer irréversiblement les eaux souterraines et les eaux de surface.

La chaîne de production de l’électronique est particulièrement assoiffée, en particulier la gravure des puces électroniques, qui nécessite une eau très pure. Selon le chercheur Gauthier Roussilhe, l’entreprise TSMC, le fournisseur taïwanais de semi-conducteurs du fabricant de GPU Nvidia, « utilise 159 000 m3 d’eau par jour, ce qui représente 63 piscines olympiques. C’est près du double de ce qu’elle consommait en 2015 »11.

Enfin, il faudrait aussi compter l’eau consommée par la production électrique qui alimente les data centers pour les IA, comme celle qu’évaporent les barrages hydrauliques ou le refroidissement des centrales nucléaires

Tout ceci nous oblige à déplacer les débats sur l’IA, qui portent le plus souvent sur ses usages : aliénants ou émancipateurs, inclusifs ou non. Avant même de commencer à discuter de tout ceci, force est de constater qu’aucune société humaine ne peut s’autoriser à développer une technologie aux impacts aussi gigantesques. Une fois ceux-ci mis en lumière, l’IA s’impose à l’évidence comme le stade ultime du mode de vie impérial : un mode de vie fondé sur l’hyperconsommation qui nécessite de dominer d’autres parties du monde, condamnées à être déstabilisées, pillées et intoxiquées.

Célia Izoard

Illustration : Ivan Brun

Paru dans La Brèche n° 10 (décembre 2024-février 2025)

  1. Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft ↩︎
  2. « The Growing energy footprint of artificial intelligence », Joule, septembre 2023 ↩︎
  3. « Après Microsoft, Google voit ses émissions de CO2 bondir à cause de l’IA », Le Monde, 2 juillet 2024 ↩︎
  4. Anne-Cécile Orgerie, conférence de mars 2023 visible sur https://ecoinfo.cnrs.fr ↩︎
  5. Cf. https://datacentersustainability.org ↩︎
  6. James C. Scott, Zomia ou l’art de ne pas être gouverné : une histoire anarchiste des hautes terres d’Asie du Sud-Est, Seuil, 2013. ↩︎
  7. « Fuelling the future, poisoning the present: Myanmar’s rare earth boom », sur https://globalwitness.org ↩︎
  8. En particulier de ces terres rares aux propriétés magnétiques extraites en Birmanie, telles que le néodyme, le dysprosium et le praséodyme. Voir https://mineralinfo.fr ↩︎
  9. Fabien Lebrun, Barbarie numérique, L’échappée, octobre 2024. ↩︎
  10. « Making AI Less “Thirsty”: Uncovering and Addressing the Secret Water Footprint of AI Models », P. Li et al., https://arxiv.org/abs/2304.03271, 2023 ↩︎
  11. « Eau et puces électroniques : l’avenir climatique et industriel de Taïwan », Gauthier Roussilhe, avril 2021 ↩︎