Guerre « froide » sur les pôles et catastrophe scientifique
Les pôles Nord et Sud sont connus pour être les premières victimes du réchauffement climatique. Pourtant, leur surveillance devient de plus en plus difficile, en raison des tensions géopolitiques et des appétits économiques.
L’image paraît presque drôle. Ursula von der Leyen, engoncée dans une épaisse parka brune, les bottes prudemment posées sur la neige. La présidente de la Commission européenne n’a pas l’air très à l’aise lors de sa visite de Nuuk, capitale du Groenland, en mars dernier. Et pour cause, un séjour dans ces contrées nordiques n’est pas habituel, loin de là, pour elle comme pour ses prédécesseurs. Pourtant, il y en a des choses à dire sur les régions Arctique et Antarctique ! Des territoires hostiles mais riches en promesses de ressources : gaz, pétrole, charbon, ou encore métaux rares… Résultat, si tout le monde veut bien se rendre en Arctique et en Antarctique, ce n’est pas forcément pour les bonnes raisons, et les intérêts économiques ne laissent pas toujours de place aux problématiques scientifiques.
« Nous avons d’énormes biais pour étudier correctement l’Arctique. Nous comprenons mal tout ce qu’il s’y joue et c’est encore pire depuis que la guerre en Ukraine a éclaté », déplore Efrén López-Blanco, chercheur danois spécialisé dans l’écosystème arctique à l’université d’Aarhus.
Black-out en Sibérie, « pas juste une perte régionale »
Efrén López-Blanco, chercheur danois à l’université d’Aarhus
Le dialogue s’est refroidi ces derniers mois entre les chercheurs occidentaux et leurs homologues russes et chinois. Depuis le début de la guerre en Ukraine, la Russie s’est retirée de ses stations en Sibérie et ne communique plus les données aux autres nations. Ailleurs, le Canada, les États-Unis, la Norvège, la Suède et la Finlande disposent de leurs propres sources d’information, mais la Sibérie représente un territoire énorme où il est difficile de se contenter d’un black-out.
Efrén López-Blanco a cherché à quantifier ce manque à gagner scientifique dans une étude parue en janvier dernier dans Nature Climate Change1 : « Ce n’est pas juste une perte régionale, précise-t-il. Cela a un impact sur la compréhension globale des processus qui s’y déroulent. Comment évolue la biodiversité ? Comment se comporte le permafrost ? Sans possibilité d’échanger les données, nous perdons beaucoup d’informations. » L’enjeu est de taille puisque les pôles étant particulièrement sensibles aux changements climatiques, leur évolution est plus rapide que sur le reste de la planète, et leur fonte, notamment, élève considérablement le niveau de la mer. Sans compter que leur disparition par un effet boule de neige, accélère le réchauffement climatique.
« Rien ne remplace la recherche de terrain, abonde Heïdi Sevestre, glaciologue française spécialiste de l’Arctique. C’est en travaillant scientifiquement que l’on comprend à quel point la collaboration est précieuse. Le coût de la science est monumental mais on a tous à y gagner si les pays s’y engagent. »
Emmanuel Macron, lui, a franchi le pas lors du One Polar Summit de Paris en novembre dernier. Le chef de l’État a promis d’investir un milliard d’euros dans la recherche polaire d’ici à 2030, soit le double de ce qui avait été dépensé entre 2017 et 2023. Au programme, un navire d’exploration, la reconstruction d’une station, la rénovation d’une autre, ainsi que des efforts pour maintenir le dialogue avec la Russie.
Des points encourageants pour les scientifiques, même si la question des émissions de gaz à effet de serre, mortelles pour les pôles, n’a pas été abordée. Mais d’autres puissances mondiales s’y intéressent de près, pour d’autres raisons.
La Chine fond sur l’Antarctique
L’Antarctique est particulièrement convoité par la Chine. Début 2024, elle a inauguré sa cinquième station sur le continent glacé. Un complexe qui inclut un observatoire et une station satellite. Si le but affiché est d’ordre scientifique, les nations occidentales craignent que cela ne cache une volonté d’espionnage, étant donné que l’Antarctique est un des meilleurs endroits au monde d’où diriger des satellites. L’orientation, la faible couverture nuageuse, et le champ magnétique limité en font un spot de choix depuis des décennies de conquête spatiale. Des activités qui restent légales car non militaires. Or, le traité sur l’Antarctique de 1959 interdit uniquement les activités de nature non pacifique, ce qui n’inclut pas les satellites.
« D’un point de vue purement scientifique, la présence de la Chine peut être une bonne nouvelle. Mais encore faut-il pouvoir collaborer avec elle pour échanger les données », reconnaît Jonathan D. Wille, météorologiste à l’ETH Zurich. Des données précieuses car l’Antarctique est en proie à de redoutables hausses de température. Le chercheur a publié dans Journal of Climate un article2 sur des vagues de chaleur spectaculaires que le continent a traversées en mars 2022. « Nous sommes arrivés à un mercure de -9 degrés Celsius en mars, c’est du jamais vu, détaille-t-il (N.D.L.R. Le précédent record de “chaleur” de mars était de -17 degrés en 2022, et de -32 en 1967). Toute la communauté scientifique a été prise de court, et c’est dû à de nombreux facteurs que nous ne maîtrisons pas forcément. » Dans son papier, Jonathan D. Wille évoque des causes liées à la composition atmosphérique, à la thermodynamique, mais reconnaît que les liens avec le réchauffement climatique sont compliqués à établir. « Ça dépasse tous les modèles prévus dans lesquels nous arrivons à mesurer les variations, mais pas les épisodes extrêmes comme celui-ci. C’est bien le signe qu’il y a d’autres choses à l’œuvre et que nous avons besoin de davantage de recherches pour comprendre ce qui va se passer en Antarctique. »
« Si le Groenland disparaît, l’océan monte de 7 mètres »
Comme pour l’Arctique, les données satellites sont précieuses, ainsi que les modèles théoriques, mais les prélèvements et les mesures in situ restent inestimables. D’autant plus que la fonte des glaces est déjà une réalité. « Si le Groenland disparaît, l’océan monte de 7 mètres, rappelle Heïdi Sevestre. Si c’est l’Antarctique, il faut rajouter 58 mètres ! Toutes les nations doivent se préparer à ces changements, ce n’est pas quelque chose qu’on peut laisser de côté. Pour ça, on a besoin d’être vigilants, transparents, et de communiquer entre nous pour que la situation soit mieux connue. »
Avec la situation géopolitique complexe actuelle, cela peut sembler un peu naïf, mais la chercheuse rappelle que le Conseil de l’Arctique, créé en 1996, avait été envisagé en pleine guerre froide : « Gorbatchev avait alerté sur la pollution et des pays se sont rassemblés. La science peut créer des liens et c’est encore plus nécessaire aujourd’hui. »
Dans ce cadre, l’influence de la France reste modeste mais pas négligeable. Dès les années 1980, les actions de Michel Rocard en faveur des pôles ont ouvert la voie à une protection de ces espaces fragiles. Le ministre de François Mitterrand deviendra ambassadeur des pôles sous Nicolas Sarkozy, mandat durant lequel il a vivement critiqué les volontés d’exploitation des ressources.
Depuis, la France gère en colocation avec l’Italie la station Concordia, une des principales stations en Antarctique. Il y a aussi la station Dumont-d’Urville, vétuste mais qui devrait renaître en 2026, a promis Emmanuel Macron. Sans oublier la présence française en Arctique que le président voudrait aussi voir renforcée. « Il faut que les annonces se retrouvent dans la réalité, prévient Heïdi Sevestre. On ne peut pas se satisfaire de réflexions, nous avons aussi besoin d’actions, ce qui nécessite des financements ! »
Hugo Ruher
Illustration : Camille Jacquelot
Paru dans La Brèche n° 8 (mai-juillet 2024)
- « Towards an increasingly biased view on Arctic change » (« Vers une vision de plus en plus biaisée des changements dans l’Arctique »), Nature Climate Change, 22 janvier 2024 ↩︎
- « The Extraordinary March 2022 East Antarctica “Heat” Wave » (« L’extraordinaire vague de “chaleur” de mars 2022 dans l’est de l’Antarctique »), Journal of Climate, 9 février 2024 ↩︎
La répartition des forces en présence
En Arctique, les pays nordiques européens sont arrivés dès le début du XXe siècle, rapidement rejoints par l’URSS. Il a fallu attendre les années 1950 pour voir débarquer le Canada, puis d’autres pays, comme la Chine.
De nombreuses stations sont « dérivantes », il s’agit de navires emprisonnés dans la glace pendant quelques mois et qui finissent par sortir du territoire au fur et à mesure du déplacement de la banquise. Mais il existe aussi des stations permanentes réparties sur des territoires appartenant à la Suède, la Norvège, la Finlande, le Canada, les États-Unis, la Russie ou l’Islande.
Qui possède le plus de stations ? 13 : Canada; 10 : Russie; 9 : Danemark; 4 : Pologne; 3 : États-Unis, Finlande, Norvège; 2 : Allemagne, Chine, Inde, Suède; 1 : Autriche, France, Italie, Islande, Pays-Bas, Tchéquie.
En Antarctique, les stations se sont multipliées dès les années 1950 avec l’Australie suivie de près par la France, les États-Unis et la Russie. La Chine, ainsi que d’autres pays européens ou asiatiques ne sont arrivés qu’à partir des années 1980.
Qui possède le plus de stations ? 14 : Argentine; 12 : Chili; 6 : Royaume-Uni, Russie; 5 : Allemagne, Chine, États-Unis; 4 : Australie, France; 3 : Afrique du Sud, Norvège, Nouvelle-Zélande; 2 : Corée du Sud, Espagne, Inde, Italie, Pologne, Suède, Tchéquie, Uruguay; 1 : Belgique, Biélorussie, Brésil, Bulgarie, Équateur, Finlande, Japon, Pakistan, Pays-Bas, Pérou, Roumanie, Turquie, Ukraine.