Surproduction et concentration dans l’édition : la « bibliodiversité » en danger
En 2024, les éditeurs ont publié 65 000 nouveaux titres, soit 12 000 de plus qu’en 2004. Une surproduction qui n’amène pas plus de diversité. Au contraire, la course aux ventes pousse à l’uniformisation et la concentration des éditeurs dans de grands groupes sature le marché. Jusqu’à mettre en péril la pluralité ?
Le dernier prix Goncourt, un énième livre introspectif d’Emmanuel Carrère, le roman annuel d’Amélie Notomb et une pile du chouchou du moment, Cédric Sapin-Defour. Si vous êtes entré dans une librairie ces derniers mois, vous avez forcément vu ces ouvrages. Comme vous en avez sûrement entendu parler dans les médias, sur les réseaux sociaux, voire, sur une pub dans les transports en commun. Des nouveaux titres, il y en a eu pourtant plus de 65 000 en 2024, soit 12 000 de plus qu’il y a 20 ans, d’après l’Observatoire de l’économie du livre. De quoi rester circonspect face au mimétisme provocateur des librairies, la logique réclamant : plus de livres pour plus de diversité. « Se dire que la surproduction amène de la variété est un piège, s’exclame Mathilde Charrier, libraire au Rideau rouge, à Paris, au contraire, elle met en danger la bibliodiversité. » À l’image de la prédation des petites exploitations agricoles par la monoculture, la pluralité de l’édition est en perdition.
« La surproduction étouffe le reste »
Mathilde Charrier, libraire au Rideau rouge, à Paris
Selon une étude réalisée par l’Observatoire de la librairie en 2022, 77 % des ventes en valeur concernent 11 % des références. Cette année-là, les 10 000 meilleures ventes représentent à elles seules 45 % du chiffre d’affaires. Comment une poignée de maisons réussissent-elles ce tour de force ? « La production éditoriale est divisée en deux. D’un côté les livres de création, de l’autre ceux de reproduction qui n’ont aucune valeur ajoutée et ne font que copier une tendance. Le problème avec la seconde catégorie, c’est la puissance de frappe de ceux qui la produisent, qui fait passer cette offre souvent issue de la surproduction de substituable à incontournable et étouffe le reste », explique Mathilde Charrier, prenant pour exemple Hachette, racheté il y a deux ans par Vivendi et son appareil médiatique – CNews, Le JDD, Europe 1…
Une diversité en trompe-l’œil
Premier groupe éditorial en France, la maison quasi bi-centenaire est suivie par Editis, Média Participation, Madrigall et Albin Michel, les cinq géants se partageant 75 % du chiffre d’affaires du secteur. « L’absorption de nombreuses maisons d’édition par des groupes donne une impression de diversité sur les tables des librairies alors que, souvent, elles appartiennent toutes à la même entreprise, décrypte Emmanuel Vacher, représentant aux Belles Lettres, or, ces groupes n’ont pas dans leur ADN de prendre des risques éditoriaux », complète-t-il. La question n’est pas seulement d’ordre esthétique. En juillet 2024, Hugues Jallon, estimé « trop à gauche », a ainsi été limogé de son poste de président du Seuil quelques années après son rachat par le groupe Média Participation. Il a été remplacé par Coralie Piton, qui a fait ses armes chez McKinsey, à la Fnac et chez Canal+. Quelques mois avant, la maison aux publications pointues avait déjà surpris par un nouveau positionnement dans la romance et la BD, deux genres particulièrement en vogue.
Outre-Atlantique, la concentration du secteur aux mains des industriels assume pleinement de guider les choix de publication. « Les livres sont choisis selon une opinion de marché et leur best sellerisation ressemble beaucoup à une prophétie autoréalisatrice », décrit Benjamin Guérif. Éditeur chez Gallmeister, il a récemment été marqué par un échange avec des agents d’auteurs américains : « Ils m’affirmaient que tel ou tel livre était super et quand je leur demandais pourquoi il n’était pas publié aux États-Unis, ils me répondaient : car le sexe du héros n’est pas dans la tendance ! ». Résultat : les titres se ressemblent et les ventes se concentrent.
Dans sa librairie BD Flash, à Laval, Simon Roguet l’expérimente tous les jours. « J’en peux plus des livres Young Adult avec des couronnes, des forêts et des épines », se désole-t-il. Ces dernières années, le quarantenaire a vu ses rayons envahis par ce qu’il estime être de la masse commerciale. « Tout le monde s’est mis à faire pareil », lance-t-il. Même écho à 200 kilomètres à l’est, où Jérémy siège dans son antre BD chartraine. Les titres avec des nains et des elfes, lui aussi il en a marre, mais pas le choix, « ça fait de la tréso ».
Au premier semestre 2025, le chiffre d’affaires de toutes les librairies françaises était en baisse. « On doit être prudent et regarder les chiffres avant de commander des livres », argue-t-il. D’autres comme les grandes surfaces, telles que Cultura, succombent aux sirènes de la politique de la rentabilité. Faute d’un tirage important, le livre y est relégué dans un coin de rayon, puis retourné sans avoir eu la chance de rencontrer son lecteur. « Cette valorisation de la quantité au détriment de la qualité s’observe aussi en sens inverse, indique Mathilde Charrier. Les représentants d’Hachette, par exemple, ne se déplacent pas dans notre librairie car nous ne sommes pas intéressants pour eux. » Maillon essentiel, le représentant est celui qui défend les titres d’un éditeur auprès d’un point de vente. Emmanuel Vacher travaille aux Belles Lettres. Cette structure, qui distribue plusieurs maisons indépendantes, lui verse un salaire fixe tous les mois mais ce n’est pas le cas pour certains de ses concurrents. « Leur paie varie selon la quantité qu’ils arrivent à placer, et ceci peu importe s’il s’agit cent fois du même titre », glisse-t-il. Au Rideau rouge, à Paris, Mathilde l’a bien remarqué : « Ces représentants insistent sur l’adaptation Netflix de l’histoire ou sur le nombre d’abonnés TikTok de l’auteur pour montrer l’écho médiatique mais ne parlent pas du contenu du livre. »
Chez Harmonia Mundi, distributeur similaire aux Belles Lettres, pas beaucoup d’influenceurs mais des petits éditeurs qui subissent les conséquences directes de la surproduction. « Année après année, on voit le nombre de livres moyen mis en place dans des librairies diminuer », explique Matthieu Raynaud, directeur commercial. Pour lui, la mécanique se joue sur plusieurs plans : l’augmentation du nombre de titres publiés empêche les libraires de lire et les pousse à limiter les prises de risques tout en accélérant le turn over dans leurs rayons. « Cette polarisation affaiblit les indépendants dans leur économie et attire les auteurs à succès vers les groupes comme on rejoint une écurie plus performante ». Gérard Berréby, fondateur des éditions Allia, a ainsi dû, faute de commandes assez nombreuses, déprogrammer cinq livres de son catalogue. « En 43 ans, cela ne m’était jamais arrivé », explique celui qui tire ses titres souvent à plusieurs milliers d’exemplaires. Face aux difficultés, l’éditeur au catalogue exigeant ne perd pas espoir. Il lance une campagne de visibilisation avec la Fnac. Coût de l’opération : 2 500 euros les 10 livres. Risque encouru : 100 % de perte. « Et pour ceux qui n’ont pas les moyens ? », s’inquiète l’éditeur qui publie à la rentrée le second ouvrage de la philosophe Anne Alombert. Intitulé De la bêtise artificielle, l’ouvrage explore les enjeux des nouvelles machines d’écriture numériques comme Chat GPT et met en garde sur l’élimination des singularités que ces dernières pourraient provoquer. Un nouveau danger pour la bibliodiversité dont l’affaiblissement n’est peut-être qu’un début.

