Risques sanitaires : Tetra Médical, symbole d’une défaillance généralisée
En Ardèche et dans le Loiret, l’entreprise de matériel médical stérile Tetra Médical a prospéré pendant plus de 30 ans. Après sa liquidation en 2022, les anciens salariés ont découvert qu’ils et elles auraient été exposés quotidiennement et depuis des décennies à un gaz cancérigène, mutagène et reprotoxique.
Avant d’être victime d’un cancer pour la seconde fois, Cathy Guironnet n’imaginait pas que l’oxyde d’éthylène pouvait être toxique. « À part un risque d’explosion, dans l’entreprise, personne ne nous a jamais informés de potentielles conséquences pour notre santé », assure cette femme de 55 ans, le visage grave. Toute sa carrière, Cathy l’a passée à Tetra Médical, à Annonay, en Ardèche. L’entreprise fabriquait des dispositifs médicaux à usage unique, tels des kits chirurgicaux, des compresses, ou des pansements, toujours soigneusement stérilisés à l’oxyde d’éthylène. Entrée à l’âge de 19 ans, son contrat a pris fin avec la liquidation judiciaire de la société, en février 2022. Durant trois décennies, cette ouvrière aurait inhalé quotidiennement ce gaz sans aucune protection. Un premier cancer du col de l’utérus en 2003, des collègues et amies décédées de maladies similaires… « Quand j’y pense, comment a-t-on pu se laisser berner ? », s’interroge Cathy avec colère.
En 2019, alors qu’elle est soignée pour un cancer du sein, l’Ardéchoise commence à se documenter et découvre que la substance pourrait avoir un lien avec ses problèmes de santé. « Peut induire des anomalies génétiques », « peut provoquer le cancer », « risques avérés d’effets graves pour les organes », « peut nuire à la fertilité […], au fœtus »… Sur le site de l’INRS (Institut national de recherche et de sécurité), la liste des dangers liés à l’oxyde d’éthylène lui donne la chair de poule.
En poussant la porte de la CGT d’Annonay, Cathy Guironnet lance un mouvement inédit. Quelques mois plus tard, avec l’aide du syndicaliste Guy Rousset, de l’association Henri-Pézerat et du cabinet d’avocats TTLA, plus de 150 dossiers sont portés aux prudhommes à Annonay et 22 à Orléans, pour préjudice d’anxiété – en Ardèche l’audience s’est tenue le 18 février dernier devant un juge professionnel et dans le Loiret le verdict est attendu à la fin du mois d’avril, dans l’espoir d’une indemnisation des salariés concernés. Cette mobilisation des anciens salariés a également poussé le parquet de Marseille à ouvrir une instruction pour mise en danger de la vie d’autrui. « Une enquête judiciaire qui part du procureur, c’est tout à fait exceptionnel », se réjouit Annie Thébaud-Mony, présidente de l’association Henri-Pézerat. Pour cette sociologue de la santé, Tetra Médical n’est qu’un cas parmi tant d’autres, resté sous silence pendant des décennies sans que les organismes de contrôle ne semblent s’en inquiéter.
Une santé au travail sans réel pouvoir d’agir
Alors que le risque chimique concerne 8 millions de salariés en France1, la protection est encore loin d’être optimale. Manque de formation, méconnaissance de la réglementation, danger souvent invisible et donc sous-estimé, tendance à privilégier l’emploi au profit de la santé… Les raisons sont multiples et les conséquences dramatiques.
Dans le cas de Tetra Médical, le premier rapport complet sur les risques chimiques porté à notre connaissance arrive très tard dans la vie de l’entreprise. En 2019, après la visite d’un ingénieur en prévention des risques professionnels, la médecine du travail du secteur d’Annonay dresse le constat de nombreux manquements, à commencer par l’absence d’évaluation du risque chimique, première obligation de l’employeur depuis 1989. C’est à partir de ce document qu’une stratégie de protection peut être déployée. Dans son rapport, la Santé au travail du Haut-Vivarais (STHV) relève aussi des hauts niveaux d’oxyde d’éthylène dans l’entreprise, avec des dépassements réguliers des valeurs limites d’exposition professionnelle, fixées par la loi depuis 2003. Trois ans plus tard, l’entreprise ferme ses portes sans changement notable2.
Cette affaire illustre la complexité du rôle de la médecine du travail auprès des entreprises. Outre le grand nombre de salariés suivis par les services inter-entreprises – STHV suit par exemple 17 000 salariés de 1 600 entreprises –, l’indépendance de la médecine du travail questionne. « Il peut arriver que certains médecins s’autocensurent. Et quand ils font un peu trop bien le travail, il y a toujours le risque que l’entreprise essaie de trouver un autre service de santé au travail (ndlr : ce sont notamment les entreprises qui les financent par leurs cotisations) », explique Jean-Michel Sterdyniak, médecin du travail et secrétaire général du Syndicat national des professionnels de la santé au travail. Il insiste toutefois sur la force de persuasion de la profession qui dans la majorité des cas, dit-il, permet de régler les problèmes. « Quand on constate une anomalie, on a tout à fait le droit d’écrire à l’employeur pour faire une alerte, en expliquant qu’il y a un danger et qu’il faut mettre des mesures en place », détaille-t-il encore. Charge ensuite à l’employeur de transmettre cette alerte au personnel, à l’inspection du travail et de faire les changements nécessaires…
Des organismes de contrôle de l’État fragilisés
« On n’est pas surpris, assure Gérald Le Corre, inspecteur du travail à Rouen et militant à la CGT de Seine-Maritime. ll y a des pans entiers de la réglementation qui ne sont pas respectés notamment pour les risques à effets différés. » Avec des conséquences à 10 ou 20 ans, le risque toxique est invisibilisé à tous les niveaux et malgré un code du travail assez précis en la matière, les inspecteurs peinent à le faire respecter. « On peut faire un procès-verbal mais derrière les procureurs de la République ont du mal à poursuivre la délinquance en col blanc lorsque les manquements n’ont pas encore fait de victimes identifiées, remarque Gérald Le Corre. Le plus souvent, les procédures sont classées sans qu’on sache pourquoi. » Le tout sans que les observations n’aient été rendues publiques.
L’autre réalité du métier, c’est le manque d’agents avec en moyenne 1 200 entreprises pour chaque inspecteur du travail. Dans ce contexte, certaines d’entre elles peuvent passer entre les gouttes des contrôles de l’inspection du travail, y compris lorsque le risque chimique est connu des services de l’État, comme l’explique Mathias Gaudel, inspecteur du travail et militant de SUD travail : « Il y a des entreprises qui peuvent ne jamais être contrôlées en 40 ans, s’il n’y a pas de plaintes, de délégués syndicaux… »
Si le doute plane quant à une potentielle visite de l’inspection du travail, Tetra Médical a en revanche bien été contrôlée par la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal). Mais le corps d’inspecteurs chargés de surveiller les ICPE (Installations classées pour la protection de l’environnement) contrôle surtout les rejets des entreprises à l’extérieur. Une visite du 27 septembre 2006, dont nous avons pu consulter le rapport, visait à vérifier le fonctionnement de l’installation d’un incinérateur qui brûlait les résidus d’oxyde d’éthylène. « [Jusqu’en 2005] le gaz était rejeté dans l’atmosphère sans aucun traitement (environ 50 tonnes par an) », peut-on lire.
Malgré ces fortes teneurs en oxyde d’éthylène rejeté dans l’environnement extérieur, aucune mesure à l’intérieur du laboratoire n’est mentionnée. Comme pour la plupart des contrôles, l’inspecteur de la Dreal vérifie le respect du code de l’environnement sans aller au-delà. « Notre corps de métier peut constater des manquements en droit du travail, mais on le fait rarement, on n’est pas formés », déplore David Flatischler, ancien inspecteur des ICPE et militant CGT.
Avec l’affaire Tetra Médical, les anciens salariés espèrent qu’un procès pénal visant à établir les responsabilités de l’entreprise pourra se tenir pour, enfin, en finir avec l’impunité industrielle… Car avec cette affaire, c’est l’ensemble de la gestion du risque chimique en France qui est questionné.
Pauline De Deus & Giovanni Simone
Illustration : Léah Touitou
Paru dans La Brèche n° 11 (mars-mai 2025)
- Chiffre publié par la Dares en 2017. Pour Annie Thébaud-Mony, ce chiffre est sans doute bien au-dessous de la réalité des expositions car de nombreuses substances ne sont pas comptabilisées, à commencer par les Pfas. ↩︎
- Contactée, la Santé au travail du Haut-Vivarais a refusé de commenter le dossier. ↩︎
Tetra Médical, une affaire d’oxyde d’éthylène
Ce gaz inodore et incolore n’est pas interdit en entreprise. Mais comme tout produit CMR (cancérigène, mutagène et reprotoxique), l’employeur a l’obligation de protéger ses salariés. « En droit du travail, il faut en premier lieu supprimer le risque, donc substituer le produit par un autre moins dangereux. Si ce n’est pas possible, il faut réduire le risque au maximum. D’abord avec des mesures de protection collective, par exemple avec un système de ventilation. Puis, avec des protections individuelles, telles que des masques à cartouche », explique Valérie Labatut, inspectrice du travail en Île-de-France et représentante CGT. Dans les locaux de Tetra Médical à Annonay et à Saint-Cyr-en-Val, les mesures de protection semblent avoir été minimes pour les quelque 200 salariés de l’entreprise. Après une enquête minutieuse auprès des anciens employés ardéchois, l’association Henri-Pézerat a publié un rapport éloquent. On y apprend que les produits récemment stérilisés rejetaient de l’oxyde d’éthylène. Cette phase de désorption pouvait durer de plusieurs jours à plusieurs semaines avant d’atteindre un niveau suffisamment bas pour envoyer les colis aux clients, hôpitaux, cliniques ou pharmacies.
À Tetra Médical, aucune salle dédiée et ventilée n’existait, selon les témoignages des salariés. Ils indiquent que les produits désorbaient parfois dans les couloirs menant aux toilettes et à la machine à café. Le rapport évoque aussi la contamination relevée sur les blouses de certains agents et le déclenchement des détecteurs d’oxyde d’éthylène, sans que des modifications n’aient été apportées au processus de production. Sur le site de Saint-Cyr-en-Val, les choses n’étaient pas meilleures selon Olivier Gérier, ancien membre de l’équipe technique chargée (entre autres) de résoudre les pannes aux stérilisateurs. « Les installations étaient les mêmes qu’à Annonay. On avait un masque à cartouche pour ouvrir le stérilisateur, mais était-ce suffisant ? »