Presse : l’intelligence artificielle joue les rédacteurs en chef

L’intelligence artificielle générative débarque dans la presse. L’Est républicain est en phase de test sur de la mise en forme de papiers de correspondants. Reworld Media, premier groupe de presse magazine français en nombre de titres détenus (Auto plus, Biba, Closer, Doctissimo, Le Chasseur français, Télé magazine, etc.) devrait la tester pour des photos d’illustration. Mais déjà, l’IA change l’approche du métier. Avec les analyses de données des lecteurs en ligne, la technologie donne le tempo de l’information dans de nombreux grands groupes de presse.

L’IA générative est capable de créer de nouveaux contenus texte, image, vidéo et musique. La presse ne veut pas manquer ce virage. Elle n’a d’ailleurs pas attendu l’éclosion de ChatGPT. En 2015 déjà, Le Monde a utilisé ce qu’on appelle un robot-journaliste qui a généré 36 000 articles pour couvrir les résultats des élections départementales. L’IA générative doit maintenant permettre d’aller beaucoup plus loin, comme l’explique Jean-Marie Charon, sociologue spécialisé dans les médias et l’information, ingénieur d’études au CNRS, chercheur associé au Centre d’étude des mouvements sociaux (de l’EHESS) : « Les groupes Tamedia en Suisse et Rossel en Belgique travaillent respectivement depuis un et deux ans sur un projet permettant de pallier les travaux des correspondants locaux de presse. Ces titres partent du constat que cette activité n’intéresse plus et a du mal à attirer… dans les conditions proposées. » D’autant plus que la question du statut est actuellement sensible avec le CNCLP (Collectif national des correspondants locaux de presse) qui souhaite améliorer leurs conditions d’exercice.

Cadences, intensité… « Avec le numérique, on est entré dans Les Temps modernes de la rédaction »

Jean-Marie Charon, sociologue spécialisé dans les médias et l’information

Plutôt que de plancher sur la reconnaissance et un paiement décent des correspondants, les titres de presse – en grande difficulté financière pour beaucoup – voient le salut en l’IA générative : « Tamedia et Rossel travaillent sur une IA qui fonctionnerait comme une pompe à informations afin de traiter les communiqués des institutions, collectivités et associations. L’IA traiterait de la donnée brute pour fournir de l’information de proximité. Le journaliste interviendrait seulement au moment de la relecture. »

À L’Est républicain un test a été lancé en novembre sur la relecture de papiers de correspondants. « L’arrivée de l’IA générative dans les rédactions est inévitable et notre objectif est de l’anticiper en testant les outils à disposition dans nos process de traitement de l’information », s’est justifié Christophe Mahieu, le patron du titre appartenant au groupe EBRA. ChatGPT est présenté comme un outil permettant la valorisation du travail du journaliste. Jean-Marie Charon n’est pas dupe : « Le discours, on le connaît bien. Quand ce ne sont plus les priorités de la direction, elle parle d’une technologie qui doit permettre de “se concentrer sur les tâches à valeur ajoutée”. » La réalité est surtout que « la presse régionale est à la peine et les titres ont tendance à diminuer leurs effectifs ».

L’Alliance de la presse d’information générale (qui réunit 300 titres de presse d’information politique et générale) planche sur le projet Spinoza, déployé avec Reporter sans frontières. L’objectif affiché est de « mettre l’IA au service d’une information fiable et d’un journalisme de confiance », à en croire RSF1. Le prototype, réalisé fin 2023, « traitera d’informations liées au changement climatique. Grâce à lui, les journalistes pourront puiser dans des bases de données composées de productions scientifiques, de textes de lois ainsi que d’articles de presse fournis par les journaux volontaires. » Christophe Deloire, secrétaire général de RSF, souhaite ainsi « aider au développement de la culture de l’IA et de la technologie dans la communauté journalistique et renforcer la souveraineté des médias sur leurs moyens de production. »

« Un travail haché et désorganisé pour alimenter le site »

En attendant, le journaliste local doit répondre à de plus en plus d’exigences, comme l’a noté Jean-Marie Charon dans son enquête réalisée entre 2021 et 20232 : « Ils peuvent de moins en moins gérer leur planning. Ils doivent travailler plus tôt pour alimenter le site Web, interrompre si besoin la rédaction d’un article… Les journalistes me parlent d’un travail haché et désorganisé, car ils doivent alimenter le site tout en préparant le journal papier. Et cela avec de la pression car les chiffres de diffusion de la presse quotidienne régionale (PQR) sont préoccupants avec des baisses de 7 à 10 % depuis plusieurs années. La PQR voit en l’IA une solution face à toutes ses difficultés. »

Depuis une dizaine d’années, The Guardian développe un modèle reposant sur une dichotomie entre les producteurs – journalistes sur le terrain qui vont chercher les infos – et les éditeurs qui doivent faire un triage. Le groupe belge avance dans une démarche similaire : « L’obsession de Rossel est de renforcer le rôle des éditeurs et d’abandonner celui du secrétaire de rédaction comme on le connaissait. »

« Les IA génératives vont accélérer le déluge »

La presse est en difficulté tout simplement parce que le lecteur se retrouve englouti sous une profusion d’informations. « L’abondance était une promesse de la société numérique et le fondement de son économie. Elle est aujourd’hui devenue un problème. […] Nous avons pris l’eau, et sommes menacés de submersion », évoque Bruno Patino, le président d’Arte, dans son essai Submersion3. Et l’IA ne va rien arranger : « Les IA génératives vont encore accélérer le déluge numérique. »4

La vidéo n’est pas en reste avec des essais sur Brut notamment. L’IA générative n’en est qu’à ses balbutiements. Mais le désenchantement a déjà commencé pour certains journalistes, comme l’a noté Jean-Marie Charon : « L’IA attire des jeunes qui ont une appétence pour le numérique, avec des compétences en data journalisme. Cela leur offre des évolutions rapides dans les rédactions. Pourtant, des personnes qui se disaient passionnées se lassent au bout de quelques années parce qu’elles ne sortent pas de leur rédaction. Elles sont privées de terrain et de l’analyse en profondeur des sujets. »

« On ne traite plus une information mais des moments »

Les données numériques impactent déjà les rédactions, notamment dans la presse quotidienne : « Le travail est influencé par ce qui existe sur les réseaux. On ne traite plus une information mais des moments. » La matinale, le gratuit de midi, celui de 19 heures… « Les journalistes évoquent des notions d’intensité, de cadences avec un nombre de papiers à rendre par jour, par heure… Avec le numérique, nous sommes entrés dans Les Temps modernes de la rédaction. »

Chaplin avait joué des dérives du monde industrialisé. Le numérique lui aurait certainement inspiré quelques scènes comiques. Ces dérives ne font pas rire les jeunes journalistes : « La différence entre l’image qu’ils ont du métier et la réalité est grande. Beaucoup sont cantonnés à des fonctions où ils sont assis devant un ordinateur et ne travaillent que sur du contenu rapporté par d’autres journalistes, des correspondants ou directement à partir des dépêches. Résultat, il y a un désenchantement. 40 % des journalistes ayant obtenu leur carte de presse en 2018 ont quitté la profession au bout de sept ans seulement, contre 28 % dix ans plus tôt, d’après une étude de l’Observatoire des métiers de l’audiovisuel et de la presse. »

Pourtant, l’IA « accompagne » déjà le travail des journalistes : « Les rédactions travaillent de plus en plus sous pression de l’analyse de la performance, soit le nombre de clics. En suivant les données des lectures sur le site, la rédaction va dire : “Il faut faire tels types de sujets, développer tels angles, telles longueurs, prendre tel ton…” L’impact de l’IA le plus fort, pour l’instant, se voit sur les outils qui viennent interférer dans les choix éditoriaux. On retrouve cela dans la presse quotidienne comme magazine. Tous cherchent à augmenter leur audience sur le numérique. » Un vœu pieux pour l’instant : « Mis à part le contre-modèle du Monde et du New York Times qui sont parvenus à une mutation des abonnements payants du papier au numérique, pour beaucoup les revenus du numérique sont encore extrêmement faibles. » Et si l’avenir était dans le papier et le journalisme lent ?

Clément Goutelle

Illustration : Olivier Paire

Paru dans La Brèche numéro 7 (février-avril 2024)

  1. « “Projet Spinoza” : RSF et l’Alliance de la presse d’information générale partenaires pour développer un outil d’intelligence artificielle pour les journalistes », rsf.fr, 14 novembre 2023 ↩︎
  2. Jean-Marie Charon, Jeunes journalistes. L’heure du doute, Éditions Entremises, 2023 ↩︎
  3. Bruno Patino, Submersion, Grasset, 2023 ↩︎
  4. « Les IA génératives vont encore accélérer le déluge numérique », L’Express, 4 octobre 2023 ↩︎
Bild licencie 200 personnes... Avant de s'allier avec ChatGPT

Le groupe de presse Axel Springer, qui édite le Bild, tabloïd le plus lu d’Allemagne (tiré à près de 1,7 million d’exemplaires par jour) connaît une petite révolution. Arguant que l’IA va rendre certains métiers obsolètes, l’entreprise a annoncé la suppression de 200 postes dans les domaines de la « rédaction, l’édition et la vente », dans un courriel envoyé aux salariés du groupe, le 19 juin 2023. Le message est abrupt : « Les changements structurels actuels entraînent des suppressions d’emplois. Nous nous séparons des produits, des projets et des façons de faire qui ne seront plus jamais rentables. »

Ce même groupe de presse a conclu mi-décembre un accord avec OpenAI. Le propriétaire de Bild et Politico livrera l’ensemble de ses données – articles payants compris – à ChatGPT. Cela va permettre au robot conversationnel de répondre en détail sur des faits d’actualité et surtout d’entraîner ses modèles d’IA générative. Le groupe Springer recevra en retour de ce partenariat inédit une rémunération qui s’élèverait à plusieurs dizaines de millions d’euros par an, d’après le Financial Times. CNN, le New York Times, Bloomberg, le Guardian, Le Figaro ont annoncé, eux, empêcher OpenAI d’aspirer leur contenu pour former le chatbot. À moins qu’un « partenariat » de quelques millions n’arrive à les convaincre.