Loin du « réarmement démographique », la disparition des petites maternités
L’hémorragie des fermetures de maternités est nationale. Leur nombre est passé de 742 en 2000 à 464 en 2022. Depuis plus de deux décennies, cette disparition lente se fait en faveur des maternités « mieux équipées », de niveau 2 ou 3, au détriment des plus petits services de niveau 1, souvent situés en milieu rural. Alors que le président a appelé de ses vœux un « réarmement démographique » du pays, des territoires entiers se retrouvent dans des déserts périnataux et des femmes accouchent au bord de la route.
Dans les rues de Ganges, petite ville de 4 000 habitants située au nord-est du département de l’Hérault, le soleil tombe et les terrasses commencent à se remplir. Le local associatif « De l’autre côté », accueille ce soir de février une réunion d’information organisée par les membres du collectif pour le maintien de la maternité de la commune. Dans ce bourg, entouré de garrigues et de paysages cévenols, à environ une heure de Montpellier, la maternité de la clinique Saint-Louis détenue par Cap santé1 est fermée depuis décembre 2022.
En attendant la construction d’une nouvelle clinique en 20252, la situation est intenable pour les futurs parents du territoire. Josépha, habitante de Montdardier, village du Gard, à une trentaine de kilomètres de Ganges, avait choisi Millau (à 1 h 15 de chez elle) pour accoucher de son deuxième enfant, faute de pouvoir accoucher à domicile comme elle le souhaitait3. « Avec Pierrick, mon compagnon, nous avions le choix entre quatre établissements : Montpellier, Nîmes, Saint-Affrique et Millau, tous à la même distance. » Ce 23 novembre 2023, le couple part pour la maternité aveyronnaise à 18 heures. À 18 h 37, la petite Mahaut naît à l’arrière de la voiture, sur un parking de Sauclières, village de l’Aveyron, alors qu’il fait un degré dehors.
Comme Josépha, de nombreuses femmes vivent leur fin de grossesse la peur au ventre de devoir accoucher dans leur voiture. En deux décennies, la fermeture des maternités s’est accélérée, elles ne sont plus que 464 en 2022 contre 506 en 2015 et 742 en 2000. Et ces chiffres pourraient encore baisser : « La mise en œuvre d’une politique adaptée en matière de périnatalité devrait s’appuyer sur une réduction accrue du nombre de maternités », peut-on lire dans un rapport de l’Académie de médecine publié en mars 20234. Évoquant la sécurité des patientes et les conditions de travail du personnel, le rapport préconise de fermer 111 maternités de niveau 1, réalisant moins de 1 000 accouchements par an et de diriger les patientes vers des établissements de niveau 2 ou 3, qui disposent de plus de moyens et de plateaux techniques spécifiques pour les grossesses à risque.
Au moins 50 femmes habitant à plus de 30 minutes d’une maternité ont accouché dans leur voiture depuis 2016
« Les maternités qui ferment sont souvent dans des territoires isolés », analyse Michèle Leflon, présidente de la Coordination nationale des comités locaux de défense des hôpitaux et des maternités, créée il y a 20 ans. L’association regroupe 80 comités locaux dans toute la France et relaie les luttes contre ces fermetures.
Accoucher au bord de la route, plus qu’un fait divers « insolite »
Manque de personnel, coûts trop importants, baisse de natalité, les raisons évoquées pour fermer une maternité sont nombreuses. Mais le manque d’anticipation transforme certains territoires en déserts périnataux. À Saint-Claude, dans le Haut-Jura, la maternité a fermé en 2018. Depuis, les femmes de ce territoire rural et montagneux d’environ 60 000 habitants ont plusieurs choix pour accoucher : à une heure de route, à Lons-le-Saunier, qui a d’ailleurs ouvert une chambre spéciale « séjour long » pour les femmes qui viennent de loin, ou à 40 minutes de route, à Oyonnax. Cette dernière est souvent le choix des habitantes du Haut-Jura, même si la ville ne se trouve pas dans la même région : « Entre 150 et 200 patientes originaires du Jura viennent désormais accoucher chaque année au Centre hospitalier du Haut-Bugey », détaille Aurélien Chabert, directeur de l’établissement. « Cela représente 25 % de l’activité de la maternité d’Oyonnax. »
André Jannet, président du collectif de défense de l’hôpital de Saint-Claude, rappelle que 13 femmes vivant dans le territoire ont accouché au bord de la route depuis la fermeture de la maternité. Souvent, ces accouchements dans des voitures ou à l’arrière des camions de pompiers sont classés dans les rubriques « faits divers » ou « insolite » des journaux locaux. D’après les données que La Brèche a récupérées et analysées, en France, au moins 50 femmes habitant à plus de 30 minutes d’une maternité ont accouché dans leur voiture depuis 2016.
Des enjeux forts pour la santé des femmes
Pour Gwen Le Coursonnais, sage-femme hospitalière à Landerneau, petite ville bretonne de 15 700 habitants, l’argument de l’insécurité dans les maternités de niveau 1 ne tient pas : « J’ai toujours travaillé dans des maternités de niveau 1. Si je sentais une insécurité, je n’y travaillerais pas. » Deux fois dans sa carrière, son lieu de travail a été menacé de fermeture. D’abord à Carhaix où la maternité a failli fermer en 2008, puis plus récemment à Landerneau. « Le problème vient aussi du travail de sape des professionnels. On nous dit que nous faisons moins d’accouchements, donc nous ne saurions plus faire notre travail », déplore-t-elle. Dans certains départements comme le Lot, même les pompiers sont formés aux accouchements. « Les femmes n’ont peut-être pas envie d’être accouchées par de jeunes pompiers volontaires qui n’y connaissent rien, c’est quand même intime », souligne André Jannet. Pas le choix quand il ne reste plus qu’une maternité pour tout le territoire.
« Accoucher dans ma voiture, une énième violence faite à mon corps de femme »
Josépha, habitante de Montdardier
À Ganges, le 8 mars aura été l’occasion de manifester devant la clinique. Mais aussi de rétablir le dialogue avec l’ARS (Agence régionale de santé) qui avait convié autour de la table les élus, le collectif de défense de la maternité, le président de Cap santé et une membre de l’observatoire des violences faites aux femmes. Plus d’un an après la fermeture de la maternité, un maillage territorial semble enfin se dessiner : « Le Centre périnatal de proximité mis en place à la suite de la fermeture de la maternité est bien provisoire », résume Bruno Canard, président du collectif de défense. « Il assurera le suivi local des femmes enceintes pour permettre une connaissance des différents lieux de prise en charge, le suivi gynécologique des femmes et la réalisation des IVG. »5
Parfois, comme à Pithiviers, dans le Loiret, le maillage territorial peine à se faire, faute de moyens. Ambre Acoulon, la seule sage-femme libérale du territoire, va fermer son cabinet. Huit ans après la fermeture de la maternité de la commune, la charge de travail est devenue trop grande : « Je n’ai pas de relais et je suis plus que limite sur le suivi des grossesses. » Elle constate que la fermeture d’une maternité engendre forcément le départ d’autres soignants. Ces « créations » de déserts médicaux ont des conséquences sur la santé des femmes en général, pré et post-accouchement, pour le suivi gynécologique, mais aussi pour les IVG ou la prévention de certaines maladies…
Plus le choix
Dans ses vœux présidentiels, Emmanuel Macron souhaitait un réarmement démographique de la France (on comptait 678 000 naissances en France en 2023, soit 6,6 % de moins qu’en 2022). Mais la disparition des maternités ne va-t-elle pas à l’encontre de cet enjeu ? Et l’exode urbain, largement documenté par les médias après la crise sanitaire, ne nécessite-t-il pas de repenser les services publics ruraux ?
En s’installant en milieu rural, Josépha et Pierrick trouvaient ce petit bout de territoire cévenol parfait. D’autant qu’ils souhaitaient des enfants et que la maternité de Ganges était dotée d’une salle de naissance « nature », en adéquation avec leurs valeurs : un accouchement physiologique, accompagné, plus humain. « Dans les plus grandes maternités, les patientes manquent parfois de soutien », observe la sage-femme Gwen Le Coursonnais. Et si le couple gardois s’était préparé à la possibilité d’un accouchement dans la voiture, la jeune femme accuse tout de même le coup : « Oui, la finalité était positive, mais c’était aussi violent d’accoucher dans ma voiture. C’est une énième violence faite à mon corps de femme. La fermeture de la maternité de Ganges a eu pour conséquence de m’enlever le choix de mon accouchement. »
Elodie Potente
Illustration : JC Menu
Paru dans La Brèche n° 8 (mai-juillet 2024)
- Contacté, Lamine Gharbi, président de Cap santé, n’a pas souhaité répondre à nos questions ↩︎
- L’ARS Occitanie a réaffirmé que la clinique serait reconstruite avec une maternité ↩︎
- Pour l’accouchement à domicile à plus de 30 minutes d’une maternité, les sages-femmes libérales doivent prendre une assurance avoisinant les 20 000 euros par an ↩︎
- « Planification d’une politique en matière de périnatalité en France : organiser la continuité des soins est une nécessité et une urgence », Académie nationale de médecine, 2023 ↩︎
- Il permettra aussi aux femmes d’avoir recours aux IVG, qui ne sont plus pratiquées dans le territoire depuis décembre 2022 ↩︎
- « Temps d’accès aux maternités bourguignonnes et indicateurs de santé périnatale », Evelyne Combier et al., Journal de gestion et d’économie médicales, 2014 ↩︎
Plus de distance et d'accouchements « sans accompagnement »
En 2021, la Drees (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques) indiquait dans un rapport que la part des femmes en âge de procréer résidant à plus de 30 minutes d’une maternité a augmenté d’un tiers environ entre 2000 et 2017 et se situe autour des 7 %. « La part des femmes résidant à plus de 45 minutes d’une maternité augmente également (+40 % environ) et s’établit entre 1 % et 2 %. » Si ces chiffres sont corrélés avec la fermeture des services, il n’existe qu’une seule étude publiée en 20146 sur les risques réels d’accoucher à plus de 45 minutes d’une maternité. Elle a été coordonnée par Évelyne Combier sur la région bourguignonne et indique que « pour des temps supérieurs à 45 minutes, les taux bruts de mortinatalité passent de 0,46 % à 0,86 % et ceux de la mortalité périnatale de 0,64 % à 1,07 % ». Depuis, aucune autre étude d’ampleur n’a été réalisée pour identifier les conséquences de ces fermetures. Pourtant, elles peuvent être graves : lors de cette enquête, plusieurs témoins ont évoqué les accouchements de femmes à leur domicile, seules, sans l’accompagnement d’une sage-femme.
Le rapport de l’Académie de médecine, qui souhaite fermer des maternités de proximité, rappelle en même temps les taux d’éloignements des femmes qui augmentent et identifie avec des chiffres de la Drees « 14 départements dont certaines communes sont situées à plus de 45 minutes d’une maternité » : par exemple la Drôme (28,3 %), la Haute-Marne (41,5 %) et la Haute-Corse (51,7 %).