Les réseaux sociaux ou la mécanique de « la manipulation de l’opinion »

David Chavalarias est mathématicien, directeur de recherche CNRS au Centre d’Analyse et de Mathématiques Sociales de l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales). Ses travaux portent notamment sur l’étude des dynamiques sociales et cognitives, étudiées à partir des données numériques en ligne à grande échelle. Dans son ouvrage Toxic Data, sous-titré « Comment les réseaux manipulent nos opinions », il revient sur l’influence grandissante des réseaux sociaux, X ‒ anciennement Twitter ‒ en tête, et leurs effets délétères sur le débat public, en s’appuyant sur les données d’un outil d’observation : le Politoscope. Rencontre.

Comment en êtes-vous venu à vous inquiéter de l’influence des réseaux sociaux sur l’opinion publique ?

« Je travaille depuis longtemps sur toutes les traces numériques qu’on laisse sur Internet, que ce soit sur les réseaux sociaux ou les moteurs de recherche. On sait aujourd’hui que l’on peut déduire de ces données des informations sensibles : les opinions politiques, les orientations sexuelles… J’ai donc souhaité montrer sur un cas concret comment ces traces numériques pouvaient être exploitées.

En parallèle, j’ai eu envie d’étudier les nouvelles possibilités de manipulation d’opinion à large échelle. Il y avait alors, autour de 2014 et 2015, de plus en plus de campagnes de manipulation en ligne, et j’avais le sentiment que cette problématique allait devenir un enjeu fort, notamment en période d’élections. Il me semblait donc important de construire un modèle numérique pour observer le militantisme politique et les opérations de déstabilisation permises par ces réseaux, ce qui a été fait avec la création d’un outil d’observation, le Politoscope. »

« Nous avons constaté que les techniques de manipulation étaient majoritairement utilisées par des comptes rattachés à l’extrême droite »

En étudiant de près le fonctionnement notamment de X, quelles formes de manipulation de l’opinion avez-vous pu observer sur les réseaux sociaux ?

« Il y a plusieurs manières d’influencer l’opinion publique en ligne. Parmi elles, “l’astroturfing” consiste à donner l’illusion qu’un grand nombre de personnes adhère à une idée, en utilisant des comptes factices pour relayer cette dernière. Cependant, nous avons montré que la désinformation reste en général dans la communauté
numérique dans laquelle elle a été produite. Un objectif consiste de fait à tromper les algorithmes de recommandation. Il s’agit de faire croire que votre contenu est “tendance” et donc intéressant pour le plus grand nombre, afin qu’il soit suggéré à d’autres utilisateurs auxquels vous n’êtes pas lié.

Nous avons ainsi détecté la mise en œuvre de ces deux techniques, par exemple lors des élections présidentielles françaises de 2017 et 2022. En 2017, des comptes liés à l’extrême droite américaine ont amplifié le phénomène des “Macron Leaks”, tandis que des équipes de Reconquête en 2022 ont essayé d’attirer l’attention des médias et du public sur des sujets qui les avantageaient. Nous avons également pu montrer que des pratiques d’astroturfing avaient plusieurs fois été utilisées par des mouvements climatosceptiques. »

Quels courants politiques profitent le plus de ces nouveaux outils de communication ?

« Ce que l’on observe de manière générale, c’est que les sensibilités politiques qui sont les moins présentes dans les médias traditionnels, souvent situées aux extrêmes, sont celles qui ont le plus investi les réseaux sociaux. Par ailleurs, nous avons constaté que les techniques de manipulation étaient majoritairement utilisées par des comptes rattachés à l’extrême droite. Reconquête a ainsi énormément utilisé ces réseaux sociaux pour faire passer ses messages.

Ces campagnes de désinformation sont aussi l’œuvre d’une tendance d’extrême droite que l’on pourrait qualifier de souverainiste, qui se regroupe d’un point de vue informationnel dans une sorte de grosse communauté autour d’un fort mouvement dit “anti-système”. Nous avons toutefois montré que, lors de la campagne présidentielle
française de 2017, c’était la communauté numérique de François Fillon qui avait le plus relayé de désinformation.
»

« Les réseaux sociaux sont à l’origine d’une polarisation des débats, avec une disparition des
positions nuancées. Ils favorisent la montée des fascismes et de l’État totalitaire
»

Vous dites craindre un « déchirement du tissu social », pourquoi ?

« Le constat est que les rapports sociaux en ligne sont différents de ceux hors ligne, notamment parce qu’ils sont modulés par des algorithmes. La manière dont ceux-ci sont conçus actuellement tend à promouvoir les contenus qui génèrent beaucoup d’interactions. On peut montrer que ce choix, qui est purement algorithmique (et le meilleur d’un point de vue économique pour les plateformes) va favoriser les sujets polémiques, négatifs. Les communautés aux extrémités du spectre politique, qui sont souvent les plus véhémentes, vont ainsi voir leurs contenus plus facilement mis en avant. Il y a une sorte de “prime au clash”.

Le résultat est la polarisation des débats, avec une atténuation des positions nuancées. Le point n’est pas de dire que tout le monde doit être d’accord. Selon moi, une société peut être considérée comme saine si on a une grande diversité de points de vue sur différents types de sujets. Le problème de ces réseaux sociaux est qu’ils vont avoir tendance à aligner les accords et les désaccords, aboutissant à une société en “deux morceaux”. On le voit notamment aux États-Unis, où la décohésion sociale est la plus avancée. On arrive à un point où les différentes composantes de la société estiment qu’elles ont tellement peu à faire ensemble qu’il vaut mieux qu’elles se séparent. »

Quelles sont les conséquences pour nos démocraties ?

« Le tissu social déchiré s’accompagne également d’une défiance envers les institutions et les médias. Cette crise de confiance générale ne peut que nuire au débat démocratique et à l’acceptation des mesures communes. À travers tous ces instruments se créent des désaccords profonds et de la décohésion. À partir du moment où vous perdez confiance dans vos institutions et dans l’idée même de la démocratie, vous favorisez la montée des fascismes et de l’État totalitaire.

Par ailleurs, depuis l’avènement du numérique se développent des formes de “guerre hybride” entre États. Certains d’entre eux, notoirement opposés aux démocraties, s’emparent ainsi de ces outils pour déstabiliser des régimes en place, notamment lors des périodes d’élections, et amplifier la décohésion au sein de la société. »

« De même que l’on a des routes publiques, ne faut-il pas réfléchir à des réseaux numériques publics ? »

Pourquoi les plateformes concernées ne s’emparent-elles pas de ces problématiques ?

« Le constat du livre est que les intérêts économiques de ces grandes plateformes sont complètement opposés aux intérêts des citoyens et à l’idée de bien public. On l’a vu avec Facebook qui a changé son algorithme de recommandation en 2018 en vue d’améliorer ses revenus. Les plateformes n’ont pas intérêt à ce qu’on leur pose des contraintes, mais c’est pourtant une des réponses possibles. Il faut non seulement réguler mais également réfléchir à ce que cela veut dire d’avoir des environnements numériques, où se forme une grande partie de l’opinion. De même que l’on a des routes publiques, ne faut-il pas réfléchir à des réseaux numériques qui seraient publics ?

Il faut également s’intéresser à l’existence même de ces grandes plateformes. À partir du moment où elles deviennent de fait une place de débat public, il faut réfléchir à des outils de régulation. »

Jp Peyrache

Illustration : Olivier Paire

Le Politoscope et les chambres d'écho

« Le Politoscope est un outil d’observation du réseau social Twitter ‒ rebaptisé X depuis ‒, assez central en matière de communication politique », explique David Chavalarias. Cet outil, développé par l’Institut des systèmes complexes de Paris, suit ainsi les interactions de plus de 3 000 comptes depuis août 2016, appartenant à des personnalités du monde des médias ou de la politique, ainsi que certains flux ciblés à partir de mots-clés. Plusieurs centaines de milliers de tweets politiques sont ainsi récoltés et analysés chaque jour.

Le Politoscope a notamment permis de mettre en évidence le phénomène de chambre d’écho,selon lequel « les personnes aux opinions similaires vont interagir de manière préférentielle les unes avec les autres et vont créer des communautés relativement homogènes dans leur orientation idéologique ». Les chambres d’écho ne sont pas spécifiques aux réseaux sociaux, mais ceux-ci les accentuent par leur structure même, via les algorithmes de recommandation notamment. Une des conséquences, selon le chercheur, est « un accès essentiellement à une information homogène, amplifiée et générée par le groupe auquel on appartient, et assez peu à une information venant de l’extérieur ».
18 pistes de « désintoxication » : « Seule la volonté politique manque à ce jour »

Dans son ouvrage, David Chavalarias propose 18 pistes d’action, à titre individuel ou collectif, pour « aider les démocraties à résister aux effets des nouveaux environnements informationnels ». Parmi elles, la vérification de la véracité de l’information avant de la partager, la désactivation des notifications, la création de plateformes numériques publiques ou encore l’éducation aux médias. Autant de pistes à explorer dont l’auteur, pour certaines d’entre elles, souligne que « seule la volonté politique manque à ce jour ».