Les nouvelles technologies au service d’une surveillance massive et automatisée

Présentés comme un défi sécuritaire majeur par le ministère de l’Intérieur, les Jeux olympiques de Paris 2024 présagent d’ores et déjà d’un événement qui se déroulera sous haute surveillance. Pour l’occasion, de nombreuses mesures ont été annoncées ou sont en passe de l’être, à grand renfort de nouvelles technologies.

Un siècle après les derniers Jeux olympiques d’été organisés en France, Paris sera de nouveau le théâtre de cet événement sportif majeur, du 26 juillet au 15 août prochain, avant de recevoir les Jeux paralympiques du 28 août au 8 septembre. En raison de multiples menaces, des dispositifs de sécurité exceptionnels voient progressivement le jour, posant parfois de sérieuses questions quant à de potentielles dérives liberticides. À commencer par des entraves à la liberté d’aller et venir dans l’espace public, avant même le début des épreuves.

« Après les guerres, c’est [pour les JO] qu’est dépensé le plus gros budget sécuritaire »

Matheus Viegas Ferrari, anthropologue

En effet, l’un des principaux enjeux sera la sécurisation de la cérémonie d’ouverture. Pour la première fois, celle-ci se déroulera en dehors d’un stade, des embarcations défileront sur 6 kilomètres le long de la Seine, en plein cœur de la ville. D’après les estimations, ce sont près de 600 000 personnes qui pourraient y assister. Lors d’une présentation face au Sénat le 30 novembre dernier, le préfet de police Laurent Nunez a donné quelques éléments, qui concernent cette cérémonie mais aussi l’accès aux différents sites olympiques. Il ne devrait ainsi pas être possible de circuler librement dans la capitale lors de la compétition, des dérogations étant prévues au cas par cas pour les riverains, spectateurs ou personnes accréditées, lesquels devront s’enregistrer en amont sur une plateforme numérique, afin d’obtenir un QR code à présenter lors des contrôles1. Interrogé quant à la question de la collecte des données personnelles, le préfet a indiqué qu’il « [échangerait] avec la CNIL sur tous ces sujets ».

Un recours toujours plus massif à la vidéosurveillance

Ces dernières années, divers projets sécuritaires et textes de loi sont venus renforcer une logique à l’œuvre depuis longtemps. En témoigne le centre de supervision urbain inauguré fin mai 2021 à Saint-Denis. Celui-ci, qui permettait la supervision de 93 caméras à son ouverture, devait selon les propos du maire « déménager à l’horizon 2024 », afin d’être « doté de 400 caméras pour les Jeux olympiques »2. Cette surveillance de masse, dont les effets sur la sécurité ne sont toujours pas avérés3, se révèle extrêmement coûteuse à la fois en matière de matériel – 50 millions d’euros ont été budgétés pour le déploiement de 900 caméras4 –, mais aussi de personnel requis pour analyser les images. Pour pallier cette problématique, le gouvernement a opté pour la légalisation récente, avec la loi du 19 mai dernier, de la vidéosurveillance algorithmique.

Cette dernière a pour mission le traitement en temps réel, par des algorithmes d’intelligence artificielle, des images fournies par les caméras afin de détecter automatiquement certains comportements jugés « suspects » et de prévenir les forces de l’ordre pour qu’elles interviennent le cas échéant. Pour Noémie Levain, juriste à la Quadrature du Net – association de défense des libertés dans l’environnement numérique –, « les algorithmes ne repèrent pas des comportements suspects, ils repèrent des comportements que l’on a définis comme suspects préalablement. Ce sont des outils pour contrôler et surveiller des attitudes déjà stigmatisées. On traduit ainsi des choix et des jugements politiques dans ces algorithmes. »

Des algorithmes également utilisés par la SNCF

Selon Katia Roux, chargée de plaidoyer au sein d’Amnesty International France, « une telle surveillance peut avoir un effet dissuasif sur l’exercice de ses droits, parce que l’on n’agit pas de la même manière quand on se sait ou que l’on se pense surveillé. Ça peut nous amener à réfléchir à deux fois avant de rejoindre un rassemblement ou de nous exprimer »5. La vidéosurveillance algorithmique pourrait ainsi être vue par le gouvernement comme un moyen de limiter les mouvements de contestation, la récente loi comportant également un article prévoyant de punir de 7 500 euros d’amende le fait de se maintenir sur l’aire de compétition d’une enceinte sportive, mode d’action plébiscité par certaines organisations activistes écologistes. Pour Noémie Levain, « ces outils sont toujours utilisés contre les mêmes personnes : les militants, les quartiers populaires, les étrangers ».

Au-delà des inquiétudes liées à la simple vidéosurveillance algorithmique, figure également celle du recours à la reconnaissance faciale, dont une récente enquête du média Disclose a montré que la police nationale pouvait l’activer dans un logiciel qu’elle utilise depuis 2015, en toute illégalité6. Si le gouvernement se défend d’utiliser les données biométriques, Noémie Levain n’est pas du même avis : « Le traitement de données biométriques sous-entend l’utilisation de données du corps pour individualiser et reconnaître, ce qui est exactement le but poursuivi par ces technologies. » Mais les forces de l’ordre ne sont pas les seuls acteurs à utiliser la vidéosurveillance algorithmique. En effet, comme l’a révélé un article de Mediapart7, la SNCF a également eu recours à plusieurs algorithmes pour analyser les images de ses plus de 60 000 caméras – 17 000 dans les gares et 45 000 dans les trains. Algorithmes qui sont capables de suivre en temps réel une personne sur l’ensemble du réseau selon différentes caractéristiques, vestimentaires ou basées sur la démarche.

Interrogée quant à l’utilisation de ces outils technologiques durant les JO, la SNCF s’est montrée évasive dans sa réponse : « Le déploiement de ces solutions sera décidé par le ministère de l’Intérieur, avec la CNIL [Commission nationale de l’informatique et des libertés] comme garante de la bonne application de la loi. Conformément à la réglementation, elles n’utiliseront aucun traitement biométrique et les techniques d’intelligence artificielle resteront une aide à la décision. »

Ces « lois créées pour protéger les Jeux » restent souvent « effectives »

Au-delà des simples Jeux olympiques, se pose enfin la question de la pérennité des différents dispositifs. En effet, il n’est pas rare que des mesures d’exception, initialement mises en œuvre pour des événements spécifiques, se retrouvent finalement inscrites dans le marbre de la loi. Au rang des précédents, on peut citer l’état d’urgence, dont les dispositifs, censément temporaires et exceptionnels, ont été intégrés dans le droit commun fin 2017. Dans l’histoire récente, « maintes et maintes fois, les lois créées pour protéger les Jeux sont restées effectives bien après leur fin », souligne l’universitaire Jules Boykoff8. À titre d’exemple, la reconnaissance faciale, autorisée en Russie pour la Coupe du monde de football 2018, a par la suite été utilisée pour identifier et arrêter des opposants au régime en place.

Les Jeux olympiques ont toujours été un événement frappé du sceau de la sécurité, ainsi qu’en atteste l’anthropologue Matheus Viegas Ferrari, qui rédige actuellement une thèse sur les JO de Paris : « Après les guerres, c’est là qu’est dépensé le plus gros budget sécuritaire. »9 L’édition 2024 risque de ne pas faire exception. Alors que des voix s’élèvent, notamment au sein du collectif Saccage 2024, pour déplorer une « militarisation de l’espace public », les députés Philippe Gosselin (LR) et Philippe Latombe (MoDem) ont rendu en avril dernier un rapport10 saluant la « multiplication capacitaire » offerte par la vidéosurveillance algorithmique et envisageant déjà sa « pérennisation dans le droit commun ». Sollicité pour répondre à nos questions relatives au déploiement de ces dispositifs, le comité d’organisation des JO 2024 n’a pas donné suite.

Jp Peyrache

Illustration : Régis Gonzalez (à l’aide de l’IA)

  1. « JO 2024 : restrictions de circulation, dérogations… Les contours du dispositif de sécurité », Le Parisien, 28 novembre 2023 ↩︎
  2. « Saint-Denis : le nouveau centre de vidéosurveillance constate jusqu’à 300 infractions par jour », Le Parisien, 22 mai 2021 ↩︎
  3. « Une étude commandée par les gendarmes montre la relative inefficacité de la vidéosurveillance », Le Monde, 22 décembre 2021 ↩︎
  4. « J-500 avant les JO 2024 : la mobilisation du ministère sera sans précédent », ministère de l’Intérieur, 13 mars 2023 ↩︎
  5. « Les JO 2024, médaille d’or de la surveillance de masse », Reporterre, 26 juillet 2023 ↩︎
  6. « La police nationale utilise illégalement un logiciel israélien de reconnaissance faciale », Disclose, 14 novembre 2023 ↩︎
  7. « En prévision des JO, la SNCF a testé plus d’une dizaine d’algorithmes de vidéosurveillance », Mediapart, 25 décembre 2023 ↩︎
  8. Auteur de Power Games: A Political History of the Olympics, Verso, 2016, non-traduit ↩︎
  9. Rapport d’information n° 1089 sur les enjeux de l’utilisation d’images de sécurité dans le domaine public dans une finalité de lutte contre l’insécurité ↩︎
Technologie sécuritaire : un « savoir-faire » français dans un marché en plein essor

Alors qu’ils ont longtemps volé en toute illégalité, les drones policiers sont de plus en plus fréquemment utilisés pour sécuriser les événements ayant lieu dans l’espace public. Un décret publié en avril dernier a permis la mise au point du cadre légal de leur utilisation. Ceux-ci seront donc sans nul doute au rendez-vous des JO de Paris, à des fins de surveillance ou de renseignement. Mais ces appareils volants sont également identifiés comme une « menace nouvelle » par le ministère de l’Intérieur. Afin de lutter contre celle-ci, un système baptisé Parade a été développé par un consortium mené par les entreprises hexagonales Thales et CS Group. Avec à la clef, un contrat de 350 millions d’euros qui court sur une durée de onze ans.

Par le biais de plusieurs appels à projets, les Jeux olympiques ont ainsi constitué un juteux marché pour de nombreuses sociétés, désireuses de mettre en avant le « savoir-faire » français en matière de sécurité. L’un d’entre eux vantait même une « opportunité de rayonnement international ». Ce marché en plein essor est à surveiller de près selon Noémie Levain : « Plein d’entreprises sont là, et font pression auprès de la CNIL pour renouveler les différentes autorisations. » Souriez, vous allez encore être filmés !