Les médias Bolloré permettent « la normalisation de la désinformation climatique »
La concentration des médias peut engendrer des dérives du traitement de l’information. Vincent Bolloré ne s’en prive pas en déclinant ses idées politiques d’extrême droite notamment dans CNews pour la télé, Le JDD pour la presse écrite et Europe 1 pour la radio. Des idées qui infusent au sein de la politique française et de l’opinion publique.
« Il faudra se demander si l’énergie mise à promouvoir les politiques inclusives dans l’organisation des pompiers n’a pas nui à la réponse au feu. […] Dans les collectivités de Californie, on a massivement banni les désherbants, trop sales. En expliquant que les méthodes alternatives suffiraient. Elles se révèlent insuffisantes, c’était prévisible, c’était annoncé. » Voici quelques extraits de « l’analyse » des incendies de Los Angeles par Emmanuelle Ducros, le 13 janvier matin, sur les ondes d’Europe 1 – antenne appartenant à Bolloré – dans sa rubrique « Voyage en absurdie ».
Défense des pesticides et dénonciation du « risque » des politiques inclusives, voici deux des thématiques préférées de la polémiste. « Emmanuelle Ducros reprend ici des thèses avancées par des médias d’extrême droite américains comme quoi les incendies dramatiques de Los Angeles ne sont pas dus au réchauffement climatique. Le changement de ligne a été très rapide sur Europe 1 et beaucoup écoutent sans savoir qu’il s’agit d’un média appartenant au groupe Bolloré », déplore Eva Morel, secrétaire générale de QuotaClimat, une ONG qui lutte contre la désinformation climatique et milite pour augmenter la place de l’écologie dans l’espace médiatique. Autant dire que sa mission est riche actuellement : « On note un essor de la désinformation climatique dans les médias. Notre rôle est de dénoncer ce système médiatique permissif. On essaie d’y remédier en interpellant publiquement ces médias, en compilant les données et en interpelant l’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique). Les citoyens peuvent saisir l’Arcom ou nous faire remonter une désinformation climatique et on saisira l’instance si cela le justifie. »
Le groupe Bolloré « stigmatise l’écologie politique avec un traitement entièrement négatif, dénigrant. » Cela n’est pas sans impact. Le rapport de l’organisation Parlons Climat publié en novembre 20241 est éloquent : alors que la part des personnes climato-sceptiques était contenue en France entre 18 et 22 % entre 2020 et 2022, ce chiffre a bondi à 35 % en 2023. Une défiance expliquée en partie par le traitement médiatique et une défiance vis-à-vis de l’écologie politique. « Les médias Bolloré ouvrent des fenêtres d’Overton et permettent la normalisation de certaines opinions sur de nombreux sujets concernant le climat, l’environnement, l’immigration et la sécurité. C’est très grave. »
Le concept de la fenêtre d’Overton est né dans les années 1990. Aussi appelé fenêtre de discours, il matérialise le périmètre de ce qui peut être considéré comme acceptable au sein d’une société, pour en faire évoluer les normes. À force de discours, un point de vue considéré comme inacceptable (à l’image du parallèle entre meurtre et IVG évoqué sur CNews) peut ainsi devenir progressivement radical puis acceptable, voire raisonnable ou populaire, avant de finalement s’intégrer dans la politique publique. En guise d’exemple récent, François Bayrou, à la tribune de l’Assemblée le 14 janvier, au cours de sa déclaration de politique générale, a repris les arguments de la FNSEA, le syndicat des plus gros exploitants agricoles, et de la Coordination rurale pour s’attaquer à l’Office français de la biodiversité (OFB) : « Quand les inspecteurs de la biodiversité viennent inspecter les fossés ou les points d’eau avec une arme à la ceinture, dans une ferme déjà mise à cran par la crise, c’est une humiliation, et c’est donc une faute. » La même semaine Laurent Wauquiez, chef de file des députés LR, a réclamé la suppression de cet établissement public dédié à la protection et à la restauration de la biodiversité.
« Un tournant est la crise agricole de l’année dernière, note Eva Morel. Un backlash (retour de bâton) s’est opéré avec une opposition frontale entre l’écologie et l’agriculture. L’Ademe (Agence de la transition écologique), l’OFB et l’agence Bio étaient les plus ciblés par la FNSEA et les médias Bolloré lors de cette période. Cela a engendré la normalisation d’un discours comprenant la défiance envers l’OFB notamment. » En réponse, QuotaClimat a créé l’Observatoire des médias sur l’écologie, en novembre 2024, afin de « prendre le pouls de la désinformation environnementale pour tenter d’y remédier. L’objectif est d’avoir de la donnée sur le traitement de l’information environnementale concernant l’audiovisuel et de l’élargir à la presse écrite. Mais aussi d’analyser comment on en parle : les raisons, conséquences et solutions. »
L’association a déjà noté un déclin du traitement du climat et de l’environnement. La part du temps d’antenne consacré aux enjeux environnementaux dans les programmes d’information des médias audiovisuels français est de 3,7 % sur l’année 2024, soit une baisse de 30 % par rapport à 2023. « Un des problèmes que nous avons identifiés est que les médias qui parlent le plus des solutions face au réchauffement climatique sont les médias d’extrême droite, et c’est pour les évoquer de manière négative. Il y a un effet de porosité entre les médias, le sujet circule. Puis les politiques s’en emparent en suivant ce que disent les médias. Et les citoyens sont branchés d’abord sur les discours politiques. »
Une proposition de loi, visant à garantir le droit d’accès du public aux informations relatives aux enjeux environnementaux et de durabilité, doit être discutée par l’Assemblée nationale dans les prochains mois. QuotaClimat a également lancé un manifeste européen demandant de renforcer « la collaboration internationale » ainsi que « le mandat des régulateurs européens et nationaux de l’audiovisuel et des ressources associées pour surveiller et réguler pleinement la désinformation climatique et le respect des libertés des médias ». Parce que là aussi, il y a le feu !
Clément Goutelle
Illustration : Vito
Paru dans La Brèche n° 11 (mars-mai 2025)
- « Climatosceptiques : enquête au plus près de ceux qui doutent », Parlons Climat, novembre 2024 ↩︎